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Les acteurs et leur patrimoine

A.2.

Ce qui pose problème est le terme en lui-même qui ne fait pas consensus pour le groupe étudié, et non l’existence du lien entre la démarche historique et patrimoniale. En outre,

« remettre en évidence, à côté de celle des acteurs institutionnels, l'action des populations dans la définition du patrimoine, voici désormais un objectif de recherche dont la fécondité paraît sûre »301. La question des personnes en lien avec le patrimoine, en dehors des institutions, est à poser. Les associations forment, à cet égard, des acteurs essentiels : elles constituent une part importante des structures regroupant les pratiquants mais, de plus, elles sont visibles d'un point de vue social et politique. Bien que, comme il a été souligné précédemment, le terme de patrimoine n'apparaisse pas toujours en tant que tel dans les discours, les rapports entre celui-ci et l’histoire vivante sont étroits et peuvent être pris en compte dans l'approche associative. Dans leur étude Le Patrimoine saisi par les

associations302, Hervé Glevarec et Guy Saez présentent, d'un point de vue sociologique, les caractéristiques propres du « petit patrimoine », pris en compte par les « amateurs » qui décident de s'investir dans la vie associative. Laurent Sébastien Fournier rappelle que ce qui importe n'est pas « la valeur marchande mais la valeur affective, subjective,

symbolique. Ce "petit patrimoine", composé de jouets, outils, ustensiles […], etc., mobilise

301Ibid., p. 183.

302Hervé Glevarec et Guy Saez (2002), Le Patrimoine saisi par les associations, Paris, La Documentation

les groupes dans lesquels il circule : famille, cercles d'amis, corps de métier, associations culturelles, clubs sportifs, groupements politiques. Non institutionnalisé, il constitue cependant une source de documentation originale par son pouvoir d'évocation et par ce qu'il dit de l'identité intime de celles et ceux qui le manipulent »303. Plus précisément, ce patrimoine peut être défini selon plusieurs ancrages : « [Il] viserait l'ensemble des éléments

de la culture matérielle populaire, mis en scène dans les écomusées, les musées, d’ethnographie et les musées de société [...]. Parallèlement […] une nouvelle acception du "petit patrimoine" va voir le jour à partir des années 1980. Il s’agit alors de prendre en compte le "petit patrimoine monumental" en référence aux définitions architecturales classiques du patrimoine […]. Enfin, d'autres définitions plus extensives désignent sous le terme de "petit patrimoine" l'ensemble des petits objets de l'environnement matériel qui font sens pour leurs détenteurs. »304 Ce type de patrimoine met en lumière l'importance des acteurs et de leurs actions quant aux objets, ou à certains types de bâtiments, dans une optique de patrimonialisation.

De nombreux traits (et objectifs) caractérisant les associations engagées dans la protection du « petit patrimoine » se retrouvent dans celles prenant pour objet l'histoire vivante. « On

a vu apparaître des actions associatives proliférantes en faveur d'objets ni inscrits ni classés que l'on a baptisés rapidement "nouveaux patrimoines" ou "petit patrimoine". Il s'agit d'un ensemble disparate d'objets, traces ou vestiges touchant des domaines "négligés par les services, patrimoine industriel, rural, maritime, ferroviaire, etc." La liste peut s'allonger presque à l'infini puisqu'elle ne dépend pas des catégories administratives et scientifiques légitimes, mais de l'agrégation d'individus qui s'y attachent et qui érigent ces nouveaux objets patrimoniaux en foyer de leur sociabilité. Ils se donnent alors pour mission de les connaître, de les sauvegarder, de les valoriser, en bref d'en faire le centre d'une action collective plus ou moins en marge des procédures institutionnelles en vigueur. »305 L'histoire vivante, en tant que mélange d'activités touchant aussi bien aux arts martiaux, aux savoir-faire techniques qu'aux connaissances historiques, semble pouvoir faire partie de ce cadre d'analyse. La volonté des adhérents d'associations qui mettent en avant cette démarche est de montrer les compétences qu'ils ont pu acquérir en lien avec leur interrogation sur l'histoire médiévale. Mettre en valeur des gestes, par exemple, peut

303Laurent Sébastien Fournier (2010), « Le "Petit patrimoine" des Européens : morphologie,

caractéristiques, significations sociales et symboliques », in Gilles Ferréol (sous la dir. de), Tourisme et patrimoine, Bruxelles, Intercommunications, p. 29.

304Ibid., pp. 31-32.

exposer un patrimoine oublié, laissé de côté. C'est ainsi que les reconstitutions de métiers (forgeron, etc.) présentent de nouveaux objets patrimoniaux à sauvegarder. D'ailleurs,

« aborder le patrimoine à partir d'associations qui rassemblent des amateurs, c'est supposer qu'il ne se réduit pas à l'offre patrimoniale organisée par les pouvoirs publics, mais qu'il existe aussi à travers une demande sociale. Ce choix contraste avec le grand nombre de travaux sociologiques qui s'intéressent plutôt à la structuration de l’offre culturelle "par le haut". Il est vrai que la logique de l'offre, encore largement dominante dans les politiques culturelles, conduit à désigner ainsi les objets et les terrains de la sociologie, laissant à l'ethnologie le terrain de la "demande" et de la "production" culturelle locale »306. L’existence même d'une pratique d'histoire vivante permet de supposer qu'une demande existe, qui n'est pas satisfaite par les politiques publiques. Là encore, la méconnaissance des associations de reconstitution ou d'AMHE conduit à négliger l'aspect patrimonial des activités mises en place ; l'approche ethnologique semble ainsi convenir d’autant plus à cet objet. De surcroît, « le rôle de l’association dans

l'apparition du patrimoine est manifeste »307 : c'est parce que les associations d'histoire vivante existent que les actions qui en découlent peuvent être apparentées au patrimoine. Si l'on prend l'exemple des AMHE, le fait de rechercher un geste martial, historique, permet de s'interroger sur l'inscription au sein du patrimoine de cette manière d'aborder une donnée historique. Les AMHE se sont principalement développés en France par le biais des associations ; ainsi, si l'étude et la reconstitution de techniques de duel médiéval sont de plus en plus reconnues, c'est bien grâce à l'action associative. « La dimension de

"découverte" est […] essentielle. »308 Cette citation, qui s’applique aux associations « patrimoniales », peut parfaitement correspondre à l'histoire vivante, puisque les recherches forment une façon particulière de « découvrir » le passé, à travers les vêtements, les divers artisanats, etc.

Par ailleurs, la question des adhérents est à soulever. « On n'entre pas dans une association

comme on va au spectacle ou au musée […]. L'activité associative des membres n'est pas sans lien avec des pratiques culturelles tournées en partie vers les visites de musées et de monuments […]. »309 Cette assertion fait sens pour les adhérents interrogés. Leur entrée dans une association fait suite à un intérêt particulier : principalement pour l'histoire, mais

306Ibid., p. 195. 307Ibid., p. 160. 308Ibid., p. 152. 309Ibid., p. 30.

pas uniquement. Le patrimoine entre aussi en ligne de compte : le lien entre reconstitution et patrimoine n'est « pas encore assez fort à mon goût, mais de plus en plus demandé par

les uns et les autres. Le patrimoine est mis en valeur par les pratiquants de l'histoire vivante ». Dès lors, la connexion est réalisée entre la prise en compte d'un patrimoine

« national » et « institué » à travers les musées et monuments, et un patrimoine « nouveau », constitué par les activités d'histoire vivante. Ce dernier est véhiculé avec une fonction de « production de sens, qui renseigne à la fois sur les formes de sociabilités et

leur rapport à des formes institutionnelles, politiques et économiques »310. C'est bien parce que d'un point de vue historique, les visites de bâtiments ne suffisent plus aux pratiquants, que ceux-ci décident d'entrer dans une association d'histoire vivante. Le rapport au patrimoine se déplace : des institutions, il passe à une appropriation personnelle. Un exemple peut être donné pour appuyer cette analyse. C'est le cas des noms des associations : beaucoup d'entre elles choisissent une appellation en lien avec leur époque de reconstitution, mais aussi avec le territoire sur lequel elles évoluent et que, souvent, elles reconstituent : Historia Aquitanorum ; Lorregne 1214-1299 ; AMHE du Maine ; etc.

« Le patrimoine sert à construire le lien au territoire, voire contribue à définir ou redéfinir l'espace territorial […]. La première manifestation d'une territorialisation se trouve dans le nom que les associations se choisissent. »311 Ainsi, attribuer un nom à son association, dépend fortement du lieu historique reconstitué, mais rattache tout autant la pratique au patrimoine.

Enfin, plusieurs typologies d'associations peuvent être reliées au patrimoine312 : « La

différenciation par fonctions permet d’établir une typologie des associations selon quatre pôles d'activité : l'étude, la défense, la restauration et l'animation. On trouve en premier lieu des associations orientée vers l'étude et la recherche. Leurs membres fréquentent les Archives, produisent des articles. » Nombreuses sont les associations d'histoire vivante qui

entrent dans ce cadre : la fréquentation des archives ou musées n'est plus à démontrer et la production d'articles se réalise par le biais des sites internet ou parfois par la publication d'ouvrages spécialisés. « Un deuxième pôle rassemble les associations tournées vers la

défense d'un patrimoine […]. Elles peuvent entrer dans des processus de judiciarisation ».

Il est plus rare de trouver ce type d'associations pour notre sujet d'étude, mais comme il a été précisé, des discussions sur ces protections sont souvent présentes dans les discours.

310Ibid., p. 31. 311Ibid., pp. 290-302. 312Ibid., p. 142.

« Le troisième pôle est celui de la restauration [...]. L’association restaure matériellement un patrimoine en y engageant physiquement ses membres […]. » Souvent, il ne s'agit pas

de restauration à proprement parler, mais davantage de constructions et d'entretien. C'est par exemple le cas pour les reconstitutions de bâtiments, fermes ou maisons médiévales. À Marle, l'archéosite est devenu un équipement culturel à part entière, et les maisons mérovingiennes forment un patrimoine à entretenir. « Le quatrième pôle, celui de

l'animation, a deux dimensions distinctes : le musée ou l'exposition et animation urbaine. »

Les enquêtés déclarent, pour beaucoup, faire des animations, que ce soit dans des musées ou dans d'autres lieux (parfois fêtes médiévales, événements d'histoire vivante, etc.). Ce dernier pôle englobe certainement la majorité des associations, mais aucun n'est exclusif et, dans la plupart des cas, ils se recoupent.

Les différentes associations d'histoire vivante prennent en considération des enjeux patrimoniaux par le biais de leurs caractéristiques propres. La notion n'en reste pas moins polysémique, mais il est possible d'émettre l'hypothèse que les savoirs développés sont liés au patrimoine. Ceci se comprend d’autant plus que les connaissances ont vocation à être conservées et concernent des savoir-faire. « Les éléments d'une période identifiée comme

passée, ce sont les métiers artisanaux et ouvriers, ruraux davantage qu’urbains. Les associations perçoivent l'idée d'une créativité associée à ces métiers dont la perte est considérée comme un amoindrissement ; elles veulent la retrouver, la mettre en scène. Il ne s'agit pas de rejouer le dimanche après-midi à des métiers disparus, mais d'en garder la trace et de manifester une dette à l'égard des anciens. »313 Cette citation ne saurait mieux s'appliquer qu'au domaine étudié. La volonté de retrouver puis de conserver un métier, qui passe dans le vocabulaire de la reconstitution par le terme d'artisanat, est un point essentiel de la pratique. En réponse à la question portant sur les motivations, nombreuses sont les témoignages faisant état de cette attente : « Découverte de nouveaux artisanats » ;

« Retrouver la technique, le geste de nos prédécesseurs » ; etc. Ceci se comprend d'autant

plus lorsque l'on prend en compte les artisans professionnels, qui choisissent de se consacrer à des techniques passées. Certaines de leurs pièces servant à remplir les vitrines de musées, le lien entre les objets re-créés de cette manière et le patrimoine prend tout son sens.

313Ibid., pp. 32-33.

B. Présentation de savoirs oubliés : des enjeux patrimoniaux ?