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3.1.1 Pourquoi mesurer des contraintes pendant le s´echage ?

La figure 3.1 pr´esente diff´erents r´eseaux de fractures. Ces r´eseaux sont observables `a des ´echelles macroscopiques (colonnes de basalte, terre s´ech´ee) et microscopiques (films collo¨ıdaux ou polym`eres). Ils sont parfois al´eatoires, parfois ordonn´es et sont observ´es dans des contextes vari´es : des œuvres picturales [127, 128], de la terre s`eche [129–132], divers revˆetements [102, 133, 134] ou encore des gouttes de sang [135, 136] pour citer quelques exemples. Dans les exemples de la figure 3.1, la formation de ces r´eseaux de fractures a une histoire commune : l’´evaporation du solvant d’un fluide complexe. Ces fractures correspondent en effet `a des relaxations de contraintes m´ecaniques qui se sont accumu-l´ees lors de l’´evaporation de solvant d’une phase initialement liquide. La relaxation de ces contraintes m´ecaniques peut se manifester sous la forme de fractures comme indiqu´e plus haut mais aussi sous la forme de d´eformations, d’instabilit´es [108, 114, 115, 137, 138], de d´elamination [134, 139, 140] ou encore de bandes de cisaillement [141, 142].

L’´etude des contraintes m´ecaniques induites pendant le s´echage est importante pour de nombreux domaines :

— Les industriels de l’impression et du revˆetement sont les premiers concern´es par les probl´ematiques de s´echage. En effet, les contraintes accumul´ees lors du s´echage doivent ˆetre comprises pour ´elaborer la formulation d’encres ou de peintures qui ne d´eformeront pas leur substrat, qui ne s’en d´ecolleront pas et qui ne craqueront

pas pendant l’´evaporation du solvant [102].

— Les fractures sont aussi un probl`eme rencontr´e pour la fabrication de cristaux col-lo¨ıdaux ou de mat´eriaux photoniques. Ces probl`emes limitent notamment la taille des dispositifs qu’il est possible d’´elaborer [143–145].

— L’´etude du s´echage et des fractures trouve aussi une application dans le domaine de la g´eologie [129, 131]. Par exemple, les recherches dans ce domaine permettent de comprendre la formation des r´eseaux observ´es sur la terre s´ech´ee (figure 3.1 (f)) ou encore les r´eseaux g´eom´etriques form´es par les colonnes de basalte en Irlande du Nord (figure 3.1 (d)) [130, 132]. Plus r´ecemment, ces ´etudes ont permis de sugg´erer l’existence d’une ancienne activit´e volcanique sur Mars [146].

— Dans le domaine de la m´edecine ou de la biologie, l’´etude des motifs form´es par une goutte de sang s´ech´e (figure 3.1 (e)) permettrait de diagnostiquer des mala-dies [135,136] ou de d´eterminer les conditions de s´echage pour r´epondre aux besoins d’une enquˆete polici`ere [147]. Pour aller encore plus loin, l’´etude de la formation de r´eseaux de fractures pourrait expliquer les motifs observ´es sur la tˆete des crocodiles du Nil ou la peau de melons [148, 149].

— ´Etudier les fractures dans les œuvres d’art (figure 3.1 (a)) permet de v´erifier l’au-thenticit´e ou l’ˆage de la peinture [127]. Ce cas est un peu particulier. En effet, les craquelures peuvent provenir du s´echage de la peinture mais aussi d’autres ph´ eno-m`enes comme le vieillissement, l’environnement ou les contraintes appliqu´ees sur la toile au cours des ann´ees [128].

On peut aussi citer des exemples plus cibl´es li´es aux exp´eriences de pervaporation microfluidique men´ees au laboratoire (voir figure 3.2). Pour rappel, la pervaporation mi-crofluidique permet de concentrer continˆument des m´elanges dans des canaux en ´ eva-porant le solvant (voir chapitre 1) jusqu’`a la formation d’un ´etat dense [3]. Cet outil microfluidique est exploit´e afin de d´ecrire de fa¸con qualitative et quantitative le proc´ed´e de concentration de solutions ou de dispersions collo¨ıdales [3, 28–31]. La pervaporation microfluidique permet aussi de fabriquer des micro-mat´eriaux [32], d’explorer des dia-grammes de phase [3, 29, 35] ou encore de mesurer des coefficients de diffusion [1, 112]. L’observation de d´eformations importantes, de d´elamination et de fractures au cours des exp´eriences de pervaporation microfluidique sont souvent rapport´ees [32, 33, 35, 89]. Ces observations ont aussi ´et´e ´evoqu´ees dans le chapitre 1 avec l’utilisation de dispersions de Ludox (voir figure 1.29, page 43). Ces d´eformations limitent malheureusement les ´etudes quantitatives ou la fabrication de micro-mat´eriaux. Par exemple, dans les travaux de N. Ziane et al. [35], la d´eformation des canaux limite la caract´erisation de diagrammes de phase aux basses concentrations. Dans le chapitre 1, page 45, la d´eformation des canaux ne permet pas d’assurer l’exactitude des mesures de champs de concentration ou de profil de vitesse. Dans les travaux de C. Laval et al. [33], la d´eformation des canaux empˆeche la fabrication de micromat´eriaux aux dimensions contrˆol´ees (voir figure 3.2 (c)).

L’ensemble de ces exemples illustre la diversit´e des domaines touch´es par les contraintes induites par le s´echage de fluides complexes. La compr´ehension de ces ph´enom`enes est es-sentielle pour limiter les d´eformations ou les fractures. Il faut alors comprendre l’origine des contraintes accumul´ees pendant le s´echage. Pour cela, il est essentiel de les quantifier.

(a) (b)

(d)

(e)

(c)

(f)

(g)

Figure 3.1 – R´eseaux de fractures qui apparaissent `a la suite de l’´evaporation d’un solvant. (a) Exemple de fractures sur une œuvre d’art. (b) Fractures dans un film collo¨ıdal [134]. (c) Fractures observ´ees sur des gouttes de dispersions de Ludox s´ech´ees sur une lame de verre. (d) Colonnes hexagonales observ´ees en Irlande du Nord form´ees suite `a une coul´ee de lave basaltique. (e) Craquelures sur une goutte de sang s´ech´e [135]. (f) Motifs observ´es sur de la terre s`eche. (g) Fractures obtenues apr`es s´echage d’une solution de polym`ere [133].

(a) (b)

(c)

Figure 3.2 – Images MEB de mat´eriaux fabriqu´es par micropervaporation. (a) Micromat´eriaux de nanoparticules d’or et de silice [32]. (b) Micromat´eriaux `a base de nanoparticules de silice [89]. (c) Vue en coupe de micromat´eriaux PVA/nanotubes de carbone toujours incrust´es dans la matrice PDMS [33]. Pour (a) et (b), la largeur des mat´eriaux est de l’ordre de 100 µm. Pour (c), les largeurs sont 45, 90 et 150 µm.

Dans la suite de ce chapitre, nous proposons un inventaire de techniques d´evelopp´ees, `a notre connaissance, pour mesurer des contraintes pendant le s´echage. Nous pr´esentons ensuite une nouvelle technique de mesure originale afin de mesurer in situ les contraintes tout au long de l’´evaporation d’une goutte confin´ee.

3.1.2 Techniques de mesure existantes

Pour quantifier des contraintes m´ecaniques lors du s´echage, peu de techniques exp´ eri-mentales sont rapport´ees dans la litt´erature.

Les m´ethodes qui mesurent les contraintes pendant le s´echage de films minces sont les plus mentionn´ees. La figure 3.3 (a) pr´esente le principe de ces techniques. Il repose sur la d´etermination de la courbure du substrat sur lequel le film liquide est initialement d´epos´e. La figure 3.3 (b) pr´esente la m´ethode classique utilis´ee pour mesurer des rayons de courbure pendant le s´echage de films minces. Le film liquide est d´epos´e sur un substrat flexible. Un laser permet de d´etecter la position du substrat. Lorsque le solvant s’´evapore, les contraintes g´en´er´ees d´eforment le substrat. La d´eviation du laser permet d’estimer le rayon de courbure du substrat.

En 1909, G. Stoney propose un mod`ele permettant de calculer les contraintes r´ esi-duelles apr`es le s´echage d’un film m´etallique, `a partir du rayon de courbure du substrat. Ce mod`ele a ´et´e repris dans de nombreux travaux pour calculer des contraintes r´ esi-duelles [150–154]. Le mod`ele suppose que l’´epaisseur du substrat, l’´epaisseur du film, le

substrat flexible attache film laser détecteur miroir (a) (b) substrat flexible attache film ݎ

Figure 3.3 – (a) Principe de mesure de contraintes induites par le s´echage de films minces par d´etermination du rayon de courbure du substrat. Les d´eformations induites permettent de quantifier la contrainte moyenne `a partir de l’´equation de G. Stoney [163]. (b)  Cantilever beam deflection method : lorsqu’un film mince s`eche sur un substrat flexible, un laser permet de d´etecter la position du substrat. La d´eviation du laser induite par la d´eformation du substrat pendant le s´echage renseigne sur les contraintes g´en´er´ees. Figure adapt´ee de la revue de L. Francis et al. [164].

module ´elastique et le coefficient de Poisson du substrat sont connus. La m´ethode et le mod`ele ont par la suite ´et´e d´evelopp´es pour calculer des contraintes tout au long du s´ e-chage de films polym`eres [155, 156] ou de films collo¨ıdaux [157–162]. L’utilisation de cette m´ethode reste cependant complexe et impr´ecise. Pour utiliser les mod`eles, des hypoth`eses sur la d´eformation du film et du substrat, les propri´et´es m´ecaniques du film et du sub-strat, l’homog´en´eit´e du s´echage et de la contrainte ou encore l’´epaisseur du film doivent ˆ

etre consid´er´ees.

Dans cette continuit´e, des m´ethodes optiques sont d´evelopp´ees pour imager la distri-bution des contraintes dans l’ensemble du film pendant son s´echage. Ces m´ethodes sont bas´ees sur la mesure de la d´eformation du substrat par des techniques bas´ees sur l’´etude de franges d’interf´erence [165, 166] ou de rayons bir´efringents [167, 168].

La spectroscopie infrarouge a aussi ´et´e utilis´ee pour mesurer des contraintes dans des films polym`eres. En effet, les forces appliqu´ees ont une influence sur la position, l’intensit´e ou la forme des bandes d’absorption infrarouges [169]. Ces mˆemes effets ont ´et´e rappor-t´es en spectroscopie Raman [170]. Ces m´ethodes spectroscopiques ont pour avantage de s’affranchir de la connaissance des propri´et´es m´ecaniques du film et du substrat et offrent la promesse d’une bonne r´esolution spatiale [164]. Ces m´ethodes pr´esentent cependant l’inconv´enient de sonder les d´eformations de mat´eriaux qui d´eforment les vibrations mo-l´eculaires. Elles sont donc limit´ees `a certains mat´eriaux.

Depuis quelques ann´ees, l’utilisation de la microscopie `a traction de force s’impose aussi comme une m´ethode de mesure de contraintes pendant le s´echage de films [171–175]. La figure 3.4 r´esume le principe de cette m´ethode. Le film liquide s`eche sur un substrat ´

elastique. Des traceurs fluorescents int´egr´es dans le substrat permettent de suivre sa d´ efor-mation pendant le s´echage du film. De la mˆeme mani`ere que pr´ec´edemment, cette m´ethode est une mesure indirecte des contraintes induites par le s´echage de films et n´ecessite la connaissance des propri´et´es m´ecaniques du substrat.

échantillon

forces

substrat flexible

substrat rigide traceurs fluorescents

Figure 3.4 – Principe de la microscopie `a traction de forces. Un substrat mou est fix´e sur une base rigide. Des particules fluorescentes sont int´egr´ees `a la base du substrat et au niveau de la surface. La mesure du d´eplacement des traceurs fluorescents `a la surface par rapport `a ceux immobiles `a la base permet d’estimer les forces appliqu´ees par l’´echantillon sur le substrat. Figure adapt´ee de R. Style et al. [174].

[176]. Des gouttes de dispersions collo¨ıdales sont d´epos´ees sur de films fins d’´elastom`eres eux-mˆemes d´epos´es sur un liquide. Le s´echage des gouttes va provoquer le recroqueville-ment du film de PDMS. L’´etude des plis form´es permet de remonter aux contraintes induites lors du s´echage des gouttes. Cette m´ethode n´ecessite cependant des conditions sp´ecifiques sur les films ´elastom`eres et des conditions d’adh´esion du film sur le substrat.

Nous verrons plus tard (voir page 115) que la th´eorie de la poro´elasticit´e est lar-gement utilis´ee afin de pr´edire les contraintes g´en´er´ees par le s´echage de fluides com-plexes [105,177–180]. La r´esolution des mod`eles ´etablis n´ecessite cependant la connaissance des ´equations constitutives des mat´eriaux. En particulier, la micro-indentation permet de mesurer leurs propri´et´es m´ecaniques afin de pr´edire les contraintes induites lors de l’´ eva-poration [181] grˆace `a la th´eorie de la poro´elasticit´e. Ces mesures sont invasives mais permettent de calculer les contraintes r´esiduelles dans les mat´eriaux pour pr´evoir l’appa-rition ou mˆeme la largeur des fractures.