• Aucun résultat trouvé

Des estimateurs archéologiques de niveau social à expérimenter : les pratiques sociales de distinction

et modernes : transferts et interdisciplinarité

2) Des estimateurs archéologiques de niveau social à expérimenter : les pratiques sociales de distinction

Notre objet d’étude circonscrit, il nous faut présenter l’angle d’attaque. La distinction s’impose de fait, par la définition même des élites – ce groupe social hétérogène qui cherche par différentes pratiques à se différencier. Là, encore les sciences sociales permettent d’étayer notre axe de recherche.

Les élites : distinction et distanciation

En considérant que la spatialisation peut refléter la stratification sociale, il faut s’interroger sur les notions de « classes » et les critères de « classification » des sociétés. A partir de sa théorie de la pratique et de sa « critique sociale du jugement » exposées dans La distinction, P. Bourdieu propose de créer des « classes théoriques » – épurées de leur sens marxiste, car selon lui « nier l’existence des classes, […] c’est en dernière analyse nier l’existence de différences, et de principes de différenciation » (Bourdieu 1994 : 27). Il pose ainsi le principe selon lequel « le principe de classification ainsi mis en œuvre est véritablement explicatif : il ne se contente pas de décrire l’ensemble des réalités classées mais, comme les bonnes taxinomies des sciences naturelles, il s’attache à des propriétés déterminantes qui, par opposition aux différences apparentes des mauvaises classifications, permettent de prédire les autres propriétés et qui distinguent et rassemblent des agents aussi semblables que possible entre eux et aussi différents que possible des membres des autres classes, voisines ou éloignées » (Bourdieu 1994 : 25). En insistant sur les structures inégalitaires de l’espace social, P. Bourdieu caractérise la classe comme l’ensemble des agents occupant la même position dans cet espace. Les agents sont distribués dans l’espace social en fonction de ce qui est le plus facteur de différentiation dans les sociétés occidentales actuelles : le capital économique et le capital culturel. L’entreprise de caractérisation de l’espace social repose sur l’analyse du rapport entre les positions sociales (définies selon les deux dimensions), les habitus (soit l’ensemble des habitudes et des dispositions, propres à une culture ou à un milieu social, inculqué à l’individu au cours de sa socialisation ; style de vie) et les prises de position (c’est-à-dire les choix dans les domaines les plus différents de la pratique : en cuisine, en sport, en musique, en politique, etc.) (Bourdieu 1994 : 19). La démarche de P. Bourdieu est, en d’autres termes, fondée sur le principe d’un système relationnel d’écarts différentiels selon des positions sociales, des habitus et des prises de position ; système qui définit l’espace social. L’espace social est donc regardé selon les pratiques culturelles, qui sont elles-mêmes les conséquences de la hiérarchisation de la société.

Du point de vue des sciences sociales de l’actuel, une élite est définie comme « l’ensemble des personnes considérées comme les meilleures dans une pratique sociale particulière et dotées notamment de pouvoir et d’influence politique » (Akoun & Ansart 2000 : 178). Or la notion de « meilleur » n’est pas opératoire pour les périodes anciennes – ou du moins difficilement appréciable par les sciences du passé – c’est pourquoi depuis la diffusion en France des travaux de N. Elias (La société de cour, 1985), on considère que les élites des périodes historiques s’affirment comme telles par des signes extérieurs qui traduisent leur fonctions (pouvoir politique, foncier) et leur place dans la société et qui s’inscrivent dans des pratiques sociales. Le concept élite introduit naturellement celui de distinction sociale, qui exprime non seulement un état de différence mais aussi de supériorité par rapport aux « autres ». P. Bourdieu rappelle que « ce qu’on appelle communément distinction, c’est-à-dire une certaine qualité, le plus souvent considérée comme innée (on parle de « distinction naturelle »), du maintien et des manières, n’est en fait que différence, écart, trait distinctif, bref, propriété relationnelle qui n’existe que dans et par la relation avec d’autres propriétés. Cette idée de différence, d’écart, est au fondement de la notion même d’espace, ensemble de positions distinctes et coexistantes, extérieures les unes aux autres, définies les unes par rapport aux autres, par leur extériorité mutuelle et par des relations de proximité, de voisinage ou d’éloignement et aussi par des relations d’ordre, comme au-dessus, au-dessous et entre » (Bourdieu 1994 : 20). La distinction est donc affaire d’espacement, de mise à distance – définition qui fait référence au concept de distanciation énoncé plus tôt par N. Elias (Elias 1993), et présentée comme la capacité d’un individu à contrôler ses émotions et ses sentiments par rapport aux événements qui l’entourent. On parle désormais de distanciation sociale, en sociologie, lorsqu’un acteur déploie des pratiques de distinction afin de se distinguer socialement, de façon claire, d’individus appartenant à des groupes sociaux différents (Levy & Lussault 2003 : 270-271).

Il existe par ailleurs un pendant géographique à ce concept, preuve d’une relation étroite entre distinction et distance, la distanciation spatiale qui est la possibilité pour un individu d’éloigner de lui, que cela soit topographiquement ou topologiquement, matériellement ou par le jeu des représentations, des objets de société et parmi eux les autres individus (Levy & Lussault 2003 : 270-271). Distinction et distanciation sont donc des notions qui renvoient toutes les deux à une pratique volontaire de mise à l’écart par rapport à l’ « autre », individu ou groupe social. Concept qui n’est pas sans rapport avec celui développé par E. Hall, la distance critique8 (Hall

1971).

Caractériser, hiérarchiser les élites : critères archéologiques de distinction et pratiques sociales de l’espace

Historiens, sociologues, ethnologues et anthropologues se rejoignent pour utiliser trois grandes catégories de pratiques relatives à l’affirmation et à la distinction sociale. Pour les sociétés rurales médiévales et modernes, Ph. Jarnoux a synthétisé ces pratiques en distinguant la possession d’objets mobiliers (objets de toutes sortes, vêtements, outils, etc.) et immobiliers (terre, résidence) qui se démarquent de l’ordinaire par la quantité, la différenciation, la spécialisation, la qualité et la décoration qui leurs sont attribuées ; les comportements (traitements de faveur, carrière, culture de l’écrit, éducation, etc.) ; et enfin les formes de relations sociales spécifiques (formes d’adresses verbales, parrainage, parenté, etc.) – qui peuvent « se traduire autant pas des marques matérielles que par des réalités symboliques » (Jarnoux 2007 : 133).

La question de la distinction sociale est également au cœur du renouvellement actuel des problématiques en archéologie médiévale et moderne. L’objectif est d’identifier des « critères matériaux et spatiaux qui permettent, une fois les sites mis en série, de proposer des interprétations sociales des traces matérielles » (Burnouf 2009 : 290). Cette grille d’analyse est en cours de construction, grâce au changement de perspectives provoqué par l’augmentation des fouilles archéologiques préventives sur de grandes surfaces, et aux travaux de recherche engagés sur les la question de la caractérisation et la hiérarchisation archéologique des élites. Travaux motivés, pour la plupart, par le basculement épistémologique et méthodologique proposé par quelques archéologues médiévistes, hors des sentiers battus par la castellologie, ouverts aux autres sciences sociales et aux problématiques soulevées par les spécialistes des sociétés plus anciennes, sans écriture (Nissen-Jaubert 2003 ; Burnouf 2007). A l’aune de trente ans de découvertes et d’impasses épistémologiques, J. Burnouf propose notamment de réexaminer la question du pouvoir et des lieux de pouvoir, en partant des spécificités de la source archéologique, et non plus en tentant de répondre aux interrogations soulevées par les textes. La problématique est alors reformulée d’un point de vue strictement archéologique : il s’agit de travailler sur les traces matérielles, concrètes et spatialisées du pouvoir, dans l’objectif d’étudier les « lieux centraux »9, en réseaux dans l’espace et le temps. C’est au niveau de

l’interprétation, après traitement des données archéologiques, que le dialogue interdisciplinaire autour de la question du pouvoir est envisageable par confrontation des résultats, sans confusion des sources et dans leurs limites informatives (Burnouf 2007). Avant d’y parvenir, la question des estimateurs archéologiques de niveau social doit être réglée pour caractériser et

9 Notion développée entre autres par P. Brun, J.-P Demoule et P. Pion pour restituer et comprendre l’organisation des territoires des sociétés de l’Age du Fer, autour de la question du centres et de la périphérie (Brun & Chaume 1997 ; Brun 2006 ; Demoule 1997 ; Pion 1990).

hiérarchiser les habitats d’élites, afin d’identifier par la suite les lieux centraux en utilisant les outils et méthodes de l’analyse spatiale (Fig. I-1).

Actuellement, l’interprétation sociale d’une structure fouillée pour les périodes médiévale et moderne est en grande partie fondée sur la présence et/ou la combinaison de différents indicateurs tels que le mobilier (répertoire plus ou moins varié des formes céramiques ; présence de monnaies, d’accessoires vestimentaires , d’objets liés aux loisirs, d’importation, de confort, etc.), l’architecture (surface, fondations en pierre, verre à vitre, qualité des matériaux, recherche esthétique, éléments bâtis de prestige à portée symbolique, etc.), le régime alimentaire (consommation plus riche et plus variée) ou encore l’association à d’autres structures ou ensembles (cultuel, funéraire, artisanal, agricole, etc.) (Burnouf 2008 ; Gentili & Valais 2007 ; Hautefeuille 2007 ; Nissen-Jaubert 2003 ; Signes du pouvoir… 2007 ; Archaeomedes 1998). Depuis la multiplication des fouilles sur de grandes emprises à partir des années 1980- 1990, le critère spatial est bien évidemment sollicité pour discuter du niveau social des habitats d’élites, notamment en termes de surfaces et de distribution spatiale des bâtiments. Dans cette optique, J. Burnouf pour qui « l’espace, voilà le luxe et l’expression du pouvoir ! » propose, à coté de certains critères comme l’appropriation du sacré (cultuel et funéraire), le rapport au fait urbain et à l’environnement (aux hydrosystèmes et milieux humides notamment, parallèlement à la production / consommation d’ecofacts), de considérer l’espace occupé par élites à l’échelle du site. Parallèlement à la présence de vastes zones de stockage et d’artisanat, c’est le rapport entre l’ « espace réservé », à l’écart, investi par les élites sous la forme de bâtiments, se distinguant par le nombre, la surface et la qualité de construction, et l’espace total du site qui est utilisé pour hiérarchiser les sites contemporains fouillés sur de grandes emprises, en trois catégories (Fig. I-2).

Ces estimateurs archéologiques de distinction, en cours de réexamen, sont déduits de la connaissance acquise sur la culture matérielle des sociétés médiévales et modernes, à l’échelle du site. La question posée ici est de savoir si d’autres critères, tout aussi concrets, mais à des échelles plus petites, peuvent êtres associés à cette grille de lecture. Nous proposons dans ce travail de recherche de tester la position dans l’espace – traditionnellement enjeu de pouvoir et de prestige dans toutes les sociétés hiérarchisées. Le cheminement épistémologique et interdisciplinaire a montré combien espace et identité sociale se répondent, et combien « l’organisation spatiale [n’est] pas seulement le reflet de l’organisation sociale, mais le miroir

même10 » (Paul-Levi & Segaud, 1983 : 29). Le rapport qu’elles entretiennent, mais aussi la

production et la consommation de l’espace par les élites sont donc théoriquement accessibles par l’analyse de leur répartition géographique. C’est pourquoi le croisement de ces deux paradigmes, l’interaction élites/espace, permet d’envisager les pratiques sociales de l’espace comme participant de la distinction sociale. C’est du moins la problématique centrale de cette recherche qui s’interroge sur la validité et l’opérabilité de certains critères spatiaux (autre que ceux utilisés à l’échelle du site, comme la surface) en tant qu’estimateurs archéologiques de niveau social. Le terme « pratiques sociales de l’espace » est un terme sociologique récemment capté par les sciences du passé, qui permet de parler de tous les actes spatialisés d’un individu ou d’un groupe social, toutes les différentes formes d’utilisation de l’espace liées à un mode de vie et résultant de choix plus ou moins conscients, sociologiquement déterminés et déterminants (Di Méo & Buléon 2005 : 40 ; Bourin & Zadora-Rio 2007 : 39). Objet d’études depuis les années 2000, en histoire médiévale et modernes notamment, leur rôle potentiel dans la détermination sociale n’est pas réellement interrogé11 – vraisemblablement parce que la matérialité de ces

actes spatialisés ne constituent pas le point de départ des recherches menées à partir des textes, qui s’appuient avant toute chose sur la transcription de représentations, d’expériences spatiales vécues et perçues qui ne parlent pas directement de distinction sociale12.

L’archéologie se présente donc comme la porte d’entrée privilégiée pour tenter de répondre à la question suivante : les pratiques sociales de l’espace – tout particulièrement celle qui consiste à choisir un lieu pour son habitat (un acte concret qui laisse une empreinte matérielle : la position topographique d’un site) – peuvent-elles être utilisées comme des estimateurs de détermination mais aussi de hiérarchisation sociale, au même titre que les artefacts et ecofacts ? Par extension, peut-on parler de géofacts13 ? Désigné comme postulat de

départ pour expérimenter les pratiques sociales de l’espace comme estimateurs archéologiques, le principe anthropologique de l’emplacement de l’habitat ne livre cependant pas directement sa signification sociologique. La réponse ne peut être que méthodologique et réside avant tout dans la sélection de critères, variables et modalités d’analyse pertinents pour décomposer, tester et

10 Du point de vue des sciences du passé, et notamment de l’analyse spatiale en archéologie, un filtre s’impose naturellement en venant brouiller le miroir : celui de la transmission de l’information qui oblige à prendre en considération la question de l’exhaustivité des sites.

11 Pour preuve, les actes du colloque de la SHMESP intitulé la Construction de l’espace au Moyen Age : pratiques et

représentations (2007) ne contient aucune contribution touchant à la problématique de la distinction, caractérisation

ou hiérarchisation sociales.

12 Un contre-exemple très instructif sur les pratiques sociales de l’espace, matérialisées par des actes transmis par l’écrit : les études menées sur le monnayage des places occupées à l’église, de son vivant ou après sa mort, à l’Époque moderne, marqueur de distinction et de supériorité sociale (Crocq 2010 ; Viret 2010).

13 Le terme « geofact » est un néologisme anglophone, déjà utilisé en archéologie, pour les périodes préhistoriques notamment, pour désigner des éléments géologiques ressemblant à des objets façonnés par l’homme, et dont il est difficile de faire la différence. Ici, il faut l’entendre comme un fait spatial, comme un synonyme de pratique sociale de l’espace, qui pourrait faire le pendant aux artefacts et ecofacts.

interpréter les paramètres de ce choix. La construction des axes de recherche et des hypothèses repose ainsi sur une prise de distance volontaire par rapport aux modèles historiographiques traditionnels, afin d’expérimenter une grille d’analyse – une combinaison de critères centrés sur la question des pratiques sociales de l’espace – sur deux fenêtres d’étude, aux échelles spatiales et temporelles différentes.

Outline

Documents relatifs