• Aucun résultat trouvé

médiévales et modernes dans une vallée du Pays d’Auge

II- 1.1.a : Une fenêtre d’étude ouverte sur un espace et un objet dans le

1) Huit communes du Pays d’Auge

Le Pays d’Auge n’a jamais formé une entité administrative, son appellation et sa délimitation ont été fixées tardivement, par le décret du 23 Février 1942 (Jeanjean 1957). Sa situation administrative actuelle, écartelée entre deux régions, la Haute et Basse Normandie, et entre trois départements l’Eure, le Calvados et l’Orne, est un héritage des institutions de l’Ancien Régime. Avant le découpage en départements en 1789, le Pays d’Auge (en tant qu’entité géographique) était enclavé dans trois généralités : celle de Caen, de Rouen et d’Alençon. Pourtant, géographiquement on peut parler d’une entité à part entière.

Une entité historique plus qu’incertaine

L’origine du Pays d’Auge reste obscure. Aujourd’hui, les chercheurs semblent s’accorder pour dire que le toponyme « Auge » (dont la première mention remonterait au IXe siècle : le Saltus Algiae1) ne s’applique pas à une vaste forêt primitive qui se serait étendue de Trun (Orne)

jusqu’à la mer, comme il avait été avancé. Une seconde hypothèse sur sa signification circule autour d’une possible racine préceltique qui évoquerait l’eau courante (Maneuvrier 2000 : 97). Des chartes du XIe siècle font par ailleurs mention de lieux « en Auge » ou « d’Auge » pour désigner des zones très diverses, mais jamais un territoire entier. Ces mentions recouvrent bien cependant la même entité territoriale, puisqu’elles concernent surtout une série de lieux aux confins du Pays d’Auge actuel (Davy 1998). Sous l’Ancien Régime, une circonscription administrative porte le nom d’Auge, il s’agit de la « Vicomté d’Auge » qui ne couvre que le quart nord-ouest du Pays d’Auge, et sur laquelle se superpose une circonscription religieuse, légèrement plus étendue, l’ « Archidiaconé d’Auge ».

Traditionnellement, on admet que les limites du Pays d’Auge correspondent à celle du diocèse de Lisieux (Fig. II-2). On y trouve représentée les anciens pagi gaulois, avant la

1 Mention extraite de la Vie de Sainte Opportune par Adelhelm, évêque de Sées, souvent citée dans l’historiographie locale (Reinhard 1923).

constitution de la Civitas Lexoviorum (la cité des Lexovii, peuple mentionné par César dans la Guerre des Gaules), devenue évêché à la chute de l’Empire Romain. C’est l’hypothèse traditionnelle (et débattue) de la pérennité entre pagi, civitas et évêchés (Chouquer 2008). A ce jour, il n’est pas établi que le Pays d’Auge ait eu une réalité historique, ni que le peuple des Lexovii ait fondé son identité sur le territoire qu’il occupait. Quoiqu’il en soit, son hypothétique unité politique n’aurait guère perduré au-delà de l’Antiquité, car le Moyen Age le morcelle en divers comtés et vicomtés.

Un « pays », une entité géographique

Défini d’abord par ses paysages, ses bassins hydrographiques et ses productions agricoles, le Pays d’Auge est perçu depuis le XIXe siècle comme une unité régionale « naturelle », dotée d’une identité culturelle et patrimoniale, bien distincte des autres sous-ensembles normands. Ouvert sur la Manche et l’estuaire de la Seine, le Pays d’Auge couvre le bassin hydrographique de deux fleuves côtiers : la Dives et la Touques. Il est délimité à l’ouest et au sud par les plaines de Caen et d’Argentan qui contrastent soudainement avec le relief vallonné aux pentes vives du Pays d’Auge. A l’est, c’est l’hydrographie qui a présidé au tracé de sa « frontière » avec le Lieuvin et le Pays d’Ouche : la ligne de partage des eaux entre les bassins de la Touques et de la Risle marque sa limite orientale (Fig. II-3).

Le relief du Pays d’Auge détermine une partie de son originalité par rapport aux autres « pays » normands. Situé à l’extrémité occidentale du Bassin Parisien, le Pays d’Auge s’étend sur un vaste plateau crayeux au paysage bocager occupé par des ruisseaux, des bois, des vergers et des prairies. Les vallées principales – celle de la Dives et de la Touques – sont alimentées par une multitude de petits vallons à écoulements temporaires qui contribuent au morcellement du plateau. L’érosion des rivières a d’ailleurs été telle, que le plateau originel ne subsiste plus qu’à l’état de lambeaux (Duval 1952). A l’ouest, le rebord de ce plateau est constitué par une grande cuesta orientée nord-sud, dominant la vallée de la Dives de 130 à 150 m. Les différents « plateaux » qui constituent le Pays d’Auge sont vallonnés à leur surface par de nombreux petits ruisseaux, et très fortement dentelés sur leur pourtour par des vallées plus profondes. Sur ces plateaux, l’altitude peut dépasser 200 m, mais décroît au fur et à mesure que l’on avance vers le nord. Les altitudes du nord au sud sont, certes, modestes (le point le plus haut culmine à 232 m à Familly, près d’Orbec), l’impression générale est cependant toute autre, en raison de l’important dénivelé entre les fonds de vallée et les collines environnantes.

Le paysage est modelé par les vallées de la Touques, de l’Orbiquet, de la Vie et de la Dives (dite la « vallée d’Auge ») qui s’avancent très profondément dans les plateaux, d’où l’existence de

zones marécageuses plus ou moins vastes dans les basses vallées de la Dives et de la Touques. Ces deux vallées ont, par ailleurs, été largement utilisées comme des axes de communication entre le littoral et les terres. La Touques et la Dives sont des fleuves modestes, mais ils ont longtemps été navigables, puis délaissés progressivement2. La Touques prend sa source dans la

partie ornaise du Pays d’Auge, à Mesnil-Froger au sud de Gacé. Elle coule du sud au nord sur 108 km, pour finalement se jeter dans la Manche entre Deauville et Trouville. La vallée de la Touques est morphologiquement très marquée, le plateau domine constamment le fleuve de 80 à 90 m, et les flancs de vallée présentent couramment des pentes de 10 à 15% (Ménillet et alii 1999 : 71). Son tracé à méandres est alimenté par de nombreux affluents – les deux plus conséquents étant l’Orbiquet qu’elle reçoit à Lisieux, et la Calonne à Pont-l’Evêque. C’est justement à partir de Pont- l’Evêque que la Touques subit l’influence des marées et que son cours s’élargit. Vers les mois d’avril et de décembre, des inondations au nord de Lisieux sont fréquentes (Duval 1953). L’abondance des pluies en saison froide (entre décembre et avril) augmente le débit de la Touques qui peut alors atteindre 100 m3 alors qu’en période ordinaire, il avoisine les 5,350 m3.

Par ailleurs, le dénivelé de son cours est important : il passe de 106 m à proximité de sa source, à 6 m à l’approche de la mer, ce qui a permis tout au long du Moyen Age l’implantation de nombreux moulins (Maneuvrier 2000 ; Lecharbonnier 2001).

Autre caractéristique physique déterminante : une certaine uniformité géologique caractérise l’espace augeron. Le Pays d’Auge est en effet constitué par des terrains d’origine sédimentaire du Tertiaire : le sous-sol se compose d’un soubassement d’argiles imperméables (glauconie de base), surmonté d’une couche de craie (craie glauconieuse du Cénomanien) qui se décompose à la surface en argile à silex (formation résiduelle à silex). Cette argile à silex est elle- même recouverte par endroits – et plus particulièrement sur les « plateaux » – par des placages de limons. L’abondance de sources et de petits ruisseaux de courte extension est une caractéristique du réseau hydrographique du Pays d’Auge : les sources naissent à la base du Cénomanien, à la faveur de ruptures de pentes des flancs des vallées. Les mares sont également un élément déterminant du paysage augeron. Leur abondance s’explique notamment par la présence d’argiles d’altération du Cénomanien dans le bassin de la Touques et par des formations argilo-marneuses de l’Oxfordien et du Callovien pour celui de la Dives (Ménillet et alii 1999 : 72).

Le climat interagit également sur la formation des milieux et des paysages. Avec une pluviométrie actuelle de 800 à 850 mm de pluie à l’année, le climat augeron est marqué par

2 Au XVIIIe siècle, on utilisait des gabares sur la Touques pour remonter des marchandises jusqu’à Lisieux (Carpentier 2002).

l’Atlantique et la Manche proche. Ce climat océanique est de ce fait tempéré et humide et peut s’avérer très changeant d’une année et d’un endroit à l’autre. Notre zone d’étude (sud de Lisieux) est, elle, connue pour ses brouillards plus longs à se dissiper qu’ailleurs (Chastel de la Howarderie 1994). Les fortes pluies du printemps et de l’hiver associées au ruissellement entraînent d’importants phénomènes d’érosion et de colluvionnement des vallées3. Afin de

limiter ces problèmes d’érosion, des systèmes de drainage et de barrières végétales (haies sur talus) ont été mis en place par les sociétés anciennes, afin d’empêcher les formations superficielles de descendre dans les fonds de vallée. Il est difficile d’évaluer précisément les fluctuations régionales du climat au cours des siècles. Pourtant, C. Maneuvrier observe une augmentation du volume des précipitations annuelles à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle. En effet, de nombreux documents écrits témoignent de remises aux normes de pêcheries et de moulins, de surélévations de ponts, de destructions de clôtures, mais aussi de fossés à curer et de passages d’eau à élargir. Dès le XVe siècle, les vallées de la Touques et de la Dives sont signalées comme ayant tendance à s’envaser (Maneuvrier 2000 : 40-42 ; Carpentier 2002 ; Carpentier 2003 ; Carpentier et alii 2007).

D’un point de vue pédologique, les sols présentent une très forte prédominance argileuse, notamment sur les versants des vallées, où ils sont souvent hydromorphes, lourds et difficiles à travailler (Duval 1953 : 29-30) . Leur exploitation nécessite donc des travaux de drainage considérables. Il n’est pas étonnant que la « mise en herbe » du Pays d’Auge et sa spécialisation dans l’élevage bovin (l’embouche) aient débuté dès la fin du XVIesiècle (Moriceau 2005). D’ailleurs, l’abondance des eaux et un sous-sol à tendance argileuse et marneuse sont largement propices aux vergers et à la pousse de l’herbe. Le juriste et historien humaniste de la fin du XVIe siècle, Etienne Pasquier, écrivait d’ailleurs à ce propos dans ses Recherches de la France (dans les années 1560) : « L’herbe de certains prés croît à vue d’œil du jour au lendemain, tellement que, si le soir, l’herbe se trouve broutée et que vous y couchiez un bâton, le matin, il se trouvera demi-couvert d’herbe, et spécialement au printemps ». Les ressources du sous-sol augeron ne se limitent pourtant pas à ses qualités herbagères. Si la pierre de construction est rare en Pays d’Auge – à l’exception du littoral qui possède quelques gisements de travertin – les sols du reste du territoire fournissent des ressources largement exploitées au cours de l’Histoire : le silex (de qualité médiocre, tout de même utilisé dans la construction médiévale), le sable (les carrières de Glos près de Lisieux), l’argile (tuileries, poteries et céramiques du Pré d’Auge), la marne (présente partout et utilisée pour amender les sols) et le minerai de fer (concentré surtout dans le sud du Pays d’Auge et exploité depuis l’Antiquité) (San Juan &

3 C. Maneuvrier rapporte qu’à Castillon-en-Auge, lors de travaux de terrassements, des niveaux archéologiques ont été observés en situation de bas de pente à près de 2,40 m sous le sol actuel. Un niveau d’occupation du XIIIe siècle a lui été repéré à 1,20 m (Maneuvrier 2000 : 38).

Maneuvrier 1999). L’utilisation de l’espace et la mise en valeur du territoire par l’homme en Pays d’Auge sont évidemment liées à ces dispositions physiques mais c’est l’Histoire qui a fait de cette région un pays de bocage, dont la mise en place s’est achevée au milieu du XVIIIe siècle pour se cristalliser au XIXe siècle. C’est d’ailleurs cet état hérité relativement récent qui sert de référence aujourd’hui, pour l’actuel et le passé (Lavigne 2003 ; Watteaux 2005). Ainsi, le « modèle » veut que les haies plantées4 préviennent des glissements du sol argileux sur les

pentes, mais servent également d’ombrage et d’enclos pour les animaux, de réserve cynégétique, mais aussi de réserves de bois. Ces haies sont systématiquement orientées selon deux directions : parallèlement et perpendiculairement aux pentes. Le tracé des chemins respecte ce maillage, sauf dans les endroits de forte pente où le relief impose des tracés sinueux. Une certaine spécialisation a été opérée par les sociétés dans l’utilisation de l’espace et on observe de nos jours que les pentes trop fortes (les « picanes ») sont souvent laissées en friche, les pommeraies alternent dans les vallons avec des prairies permettant l’élevage de bovins et de chevaux de sang, alors que le fond inondé des vallées est quant lui exclusivement consacré aux pâturages, tandis que les plateaux sont réservés aux cultures céréalières (Billy 1983 : 17 ; Brunet & Maneuvrier 2006).

C’est dans cet espace de forte interaction entre les sociétés et leur milieu qu’une zone d’étude a été circonscrite, dans la vallée de la Touques, au sud de Lisieux. Elle s’étend sur 76 km², avec environ 13 km d’extension du nord au sud et 10 km d’est en ouest. Situées à plus d’une lieue de la ville épiscopale (environ 4,4 km), les communes sélectionnées dans un premier temps ont été St-Martin-de-la-Lieue (840 ha), St-Jean-de-Livet (347 ha), St-Germain-de-Livet (1 641 ha), Prêtreville (1 123 ha), Auquainville (956 ha), Fervaques (1 067 ha) et Cheffreville- Tonnencourt (772 ha). Leur point commun est une relation étroite avec la rivière, qui les traverse ou les borde. A cette liste, a été ajoutée la commune du Mesnil-Eudes (842 ha) afin d’équilibrer la frange occidentale par rapport au coté est, et de disposer de part et d’autre de la Touques de surfaces à peu près égales, malgré les formes très irrégulières de ces communes

(Fig. II-4). La fenêtre ouverte comprend finalement huit communes, dont cinq appartiennent au

canton de Lisieux (St-Martin-de-la-Lieue, St-Jean-de-Livet, St-Germain-de-Livet, Prêtreville et le Mesnil-Eudes) et les trois dernières au canton de Livarot (Auquainville, Fervaques, et Cheffreville-Tonnencourt). Sous l’Ancien Régime, il s’agissait en revanche de onze paroisses distinctes : St-Hippolyte-du-Bout-des-Prés a été rattachée à St-Martin-de-la-Lieue, St- Aubin d’Auquainville à Auquainville et Cheffreville et Tonnencourt ont fusionné – toutes au cours du XIXe siècle.

2) Les « manoirs » de la fin du Moyen Age et l’Époque moderne : du symbole

Outline

Documents relatifs