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2.2 Deuxième chapitre : L’immixtion de la famille dans la pratique professionnelle au quotidien . 100

2.2.2 Entre rôle professionnel et rôle familial

Les interférences de la vie familiale sur la vie professionnelle sont observables au niveau du service des urgences. Les discordances entre les obligations familiales et professionnelles produisent des impacts négatifs sur la santé mentale et physique. Par conséquent, elles génèrent des problèmes professionnels tels que l’absentéisme, une baisse des performances, des retards au travail et une diminution de la concentration.

Le témoignage qui suit fait état des répercussions et des préoccupations privées sur la pratique soignante quotidienne :

« Ma mère est très malade et elle ne peut pas bouger. Je n’ai pas de père et pas de frère. Je m’occupe seule de la maison. Je travaille, car sans cela, on n’a que la pension de ma mère et elle ne nous suffit pas pour vivre. Comme je le disais, ma mère ne peut pas bouger. Je lui prépare tout avant devenir ici : de la nourriture, de l’eau, des lingettes et un seau au cas où… Quand, je suis ici, j’ai hâte de rentrer à la maison parce que je ne suis jamais tranquille. Je n’arrête pas de penser à elle. D’ailleurs, même à la maison, je ne pense qu’à elle. Si je devais la perdre, je me retrouverais toute seule (pleurs). Quand, je suis ici, je ne suis pas vraiment ici, mon esprit est ailleurs. Parfois, je n’arrive pas à me concentrer et par la suite, il m’arrive de culpabiliser. J’ai aussi des responsabilités envers les patients. Parfois, je me demande si j’ai changé l’intraveineuse ou la poche d’urine. Je vérifie et j’oublie encore. Avant de dormir, je me pose également mille et une questions : est-ce que j’ai respecté la dose de médicaments ? Est-ce que j’ai soigné tel patient ? (Silence.) Je ne suis jamais au même endroit à l’instant présent. Je suis toujours ici et ailleurs. Quand, je suis à la maison, je pense aux urgences. Quand, je suis aux urgences, je pense à ma mère. » ( Houria, 28 ans, 6 ans EP).

Plusieurs éléments permettent de comprendre les effets de la vie privée sur l’exercice professionnel. Les exigences et les responsabilités familiales rendent difficile l'exercice des responsabilités professionnelles. Les individus concernés par de lourdes responsabilités familiales présentent un taux élevé de problèmes professionnels. Ainsi, les infirmières font part de leur épuisement, de leur fatigue et du stress induit par la gestion des deux rôles. Elles soulignent le poids que représente la prise en charge d’un proche en difficulté. « L’objectif est avant tout de tenir sur tous les fronts : familial, personnel et professionnel. Si conséquences, il y a, il faut donc les apprécier autrement, à l’une de cette pression, de cette fatigue que l’on accumule pour faire le meilleur compromis possible, pour ne renoncer ni à son activité professionnelle, ni à son rôle d’aidant. » (Le Bihan-Youinou B. & Martin C. 2006, p 85)

On observe donc un déversement indirect entre les rôles. En effet à première vue, le rôle familial n’influence pas le rôle professionnel d’une manière manifeste. C’est au niveau de la réalisation des tâches professionnelles que se produisent les effets négatifs. Ces dernières engendrent une baisse de la concentration. Il en résulte une diminution de l’efficacité et une perte de réactivité. La qualité du travail décline graduellement pour laisser place à une diminution de la satisfaction au travail renforçant le burn out et la souffrance au travail déjà présents. Un sentiment global d’appréhension et de culpabilité s’installe. « Cette variable peut se mesurer en considérant la difficulté de concentration, par un ralentissement dans l’accomplissement des tâches, par la fatigue éprouvée ou tout simplement par le fait de ne pas avoir réalisé son travail quotidien. La mésestime de soi et le repli sur soi pèsent négativement sur l’emploi ». (N. Wielhorski ,2014, p 144).

Le tiraillement entre les deux rôles est également en rapport avec l’implication des parents envers les enfants. Dans ce cas, on constate que les mères semblent plus enclines à souffrir des effets de leurs responsabilités

parentales comparées aux hommes. Les infirmières mères s’accordent sur l’incommodité de concilier rôle maternel et rôle professionnel. Selon de nombreuses études (Behson, 2002;Grzywacz & Marks, 2000), la difficulté de concilier les deux sphères est plus fréquente chez les salariés-parents que chez les salariés sans enfants. (Guerin et al, 2000, cité par Caroline CLOSON, 2007 ), soutiennent l’idée selon laquelle l’âge des enfants est un facteur prédominant dans le conflit famille- travail. Quand l’enfant est encore en bas âge, il requiert plus d’attention, d’organisation et donc plus de travail. Ceci est accentué par le manque de soutien familial et extérieur à la famille.

Aussi, il nous semble important d’illustrer cette difficulté par les propos suivants :

« Je pense qu’avoir un foyer et un travail en même temps est dur pour toutes les mères, mais avoir un foyer et travailler aux urgences, c’est encore plus difficile. Combiner les deux est presque impossible. Je dois tout organiser : m’occuper de la maison, des enfants, du mari et venir ici pour m’occuper des malades. Je suis constamment entre les deux. Parfois, je me demande si j’ai bien préparé mes enfants. Quand l’un d’eux tombe malade, je culpabilise ; je me dis : c’est moi qui les ai contaminés avec les microbes des urgences. J’arrive souvent en retard ici à cause de mes enfants. Je dois attendre qu’ils rentrent à l’école ou à la crèche. Je ne parle pas des moments où mes enfants sont malades. Quand, ils tombent malades, là, c’est la grande catastrophe. Je ne peux pas travailler si je dois penser à eux. Je demande souvent à un des collègues de m’aider, car je dois appeler ma mère pour avoir de leur nouvelle. A l’E.H.U, 34ils ont une garderie à l’intérieur de l’hôpital. Les membres du personnel emmènent leurs enfants avec eux au travail. Ici, on n’a rien. Comment veux-tu aider et soigner les malades si tes propres

enfants ont besoin de toi ? C’est cela être mère et infirmière ici. »(Souad, 46 ans, 23 ans).

Les femmes salariées assumeraient plus de responsabilités que les hommes. Elles assurent le travail ménager et l’éducation des enfants. En conséquence, elles ont une « double tâche » (Hochschild, 1989). Les femmes mariées et actives sont les principales responsables de la gestion de la vie domestique; la question de la réussite professionnelle est secondaire. La double tâche implique du temps. Les infirmières réservent plus de temps que les infirmiers aux services non rémunérés. En comparant, le temps destiné au travail rémunéré et celui aux soins non rémunéré, on observe un déséquilibre chez les deux sexes. Les femmes ont généralement des journées de travail plus longues en comparaison aux hommes. Il en résulte moins de temps à vouer à d’autres domaines (formation, syndicat, loisirs ou même à leur propre santé...etc.). Les infirmières du service des urgences ne font pas exception. Le temps social est morcelé entre la prise en charge des autres, les besoins personnels et l’activité professionnelle.

Par ailleurs, le rôle maternel accapare les infirmières rendant l’exercice soignant au second plan. Ainsi, les infirmières opèrent une hiérarchisation des préoccupations. Elles se focalisent sur la vie familiale au détriment de la vie professionnelle. De plus, il subsiste une inégalité concernant la division sexuelle du travail parmi les couples. Dans le conflit des rôles, le rôle parental prime sur le rôle professionnel. La présence d’enfants est un facteur important dans le déséquilibre vie professionnelle et vie familiale. Par ailleurs, la division du travail de soins est, elle aussi, soumise au paramètre du genre. Une forte différenciation, entre infirmiers et infirmières, est également observable dans l’organisation du travail infirmier.