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2.2 Deuxième chapitre : L’immixtion de la famille dans la pratique professionnelle au quotidien . 100

2.2.3 Une division du travail sexuée

S’interroger sur le métier d’infirmière, c’est prendre en considération l’organisation du travail infirmier. Dans son ouvrage intitulé, La trame de la négociation, Anselm STRAUSS(1992) montre comment l’hôpital s’organise selon un ordre social négocié. Ce dernier est à la fois temporaire et local. Cette organisation est structurée par les différentes logiques d’actions entre les différents acteurs au sein de l’hôpital. Elle met, donc en scène, les infirmières mais aussi des médecins, des aides-soignants et éventuellement les patients. L’organisation du travail en milieu hospitalier a fait l’objet de nombreuses études ; une des études pionnières est celle d’E. Hughes. en 1951. Le sociologue analyse le travail infirmier en posant la question suivante : « Pourquoi telle tâche est accomplie par l’infirmière plutôt que par quelqu’un d’autre, ou par quelqu’un d’autre plutôt que par l’infirmière ? »(E. Hughes, 1996, p112).

L’influence de la vie privée sur la vie professionnelle est également palpable dans l’exécution des tâches et la division de ces dernières. La valeur familiale, dans une société traditionnelle, s’invite dans la pratique professionnelle quotidienne. Dans le cas de la pratique soignante, la gestion des deux logiques est parfois difficile à concilier. Elle est également une source de tension et de stress qui amplifie le burn-out déjà présent.

Le discours de certaines infirmières met en exergue la manière dont celles-ci se conforment aux valeurs sociales.

« Parfois, on se répartit les tâches selon si le patient est un homme ou une femme. Certaines préfèrent soigner des femmes, et les infirmiers préfèrent soigner des patients. El hechma35, tu comprends ? On est plus à l’aise et les malades aussi. Bon, ce

n’est pas toujours le cas. On est majoritairement des filles, ici, mais quand il y a un infirmier, il s’occupe des patients hommes. Les patients sont beaucoup plus à l’aise et ils sont plus coopératifs. Certains sont gênés si c’est une fille qui les touche d’autres s’enfichent. A mon avis, ce n’est pas cela être infirmière. Notre métier nous dit de prendre en charge tout le monde. Je sais que notre religion nous enseigne la pudeur et notre société est très stricte. Imagine, si je parle de cela à mon fiancé, je lui dis que je touche des hommes, que je vois des hommes nus toute la journée (rires). Il ne comprendrait pas. Il me dira de changer de métier ou il me demandera de rester à la maison ». (Dounia, 35 ans, 12 ans EP).

L’organisation du travail est repensée continuellement. Elle n’est pas statique mais réajustée en fonction des différentes situations (Strauss A, 1992). La division des tâches est établie d’un commun accord entre les deux sexes. Elle est légitimée par des impératifs religieux et les valeurs sociales. On constate de l’insatisfaction au travail en rapport avec ces valeurs. L’idéal professionnel est difficilement atteint, quand il est question de concessions. On note également la part non divulguée de la pratique soignante. Les infirmières ne mettent pas en avant les soins corporels apportés aux patients. Cette partie du métier semble moins dévoilée aux proches car elle n’est pas conforme aux valeurs de la pudeur, puisqu’il s’agit des infirmières célibataires et des infirmières mariées. (Guerid D., 1995) parle du « Premier commandement : Tu te conduiras honorablement. ». Ainsi, les infirmières sont tenues de respecter un code de « conduite doublement contraignant parce qu'il est à la fois strict et imprécis ce qui laisse à la famille seule le monopole de l’interprétation légitime. Ce code est, en fait, une série d'interdits qu'exprime bien la formule à double sens de "ne pas dévier du bon chemin". (Guerid D., 1995,p 38).

L’infirmière (Noria, 29 ans, 8 ans EP) parle de cette partie non divulguée à son entourage et elle expose sa peur d’être révélée à son mari.

« Je travaille en réanimation, cela veut dire faire la toilette à des hommes dans un état comateux. Je dois prendre en charge des hommes dénudés. Quand, j’ai rencontré mon mari, il m’a mise en garde qu’il ne voulait pas d’une femme qui travaille avec des hommes. Je lui ai dit que je travaille avec des malades femmes. Tu penses qu’un homme voudrait que sa femme travaille comme cela ? S’il l’apprenait, je suis foutue. C’est comme le trahir. Je ne lui dis pas ce que je fais ici. Il croit que je suis toujours dans un service d’hospitalisations. Comme on fait un roulement, je travaille en réanimation. Ces jours-là, j’ai toujours une petite crainte. J’ai peur de rencontrer un membre de sa famille et qu’il me dénoncerait sans le faire exprès auprès de mon mari ou même de ma belle-mère. »

Dans le cas de la pratique soignante au service des urgences d’Oran, il existe une dichotomie entre les normes sociales et les normes professionnelles. Ce décalage crée un stress et une tension chronique chez certaines d’entre elles. Il représente le dilemme de se conformer à une logique au détriment d’une autre. Dans certains cas, les normes professionnelles se redéfinissent et s’appliquent sur le terrain pour se conformer aux normes familiales. Dans d’autres cas, des stratégies sont mises en place pour concilier les deux : la pratique soignante est cachée. Aussi, il ne semble pas exagéré d’affirmer que le manque de satisfaction dans la sphère professionnelle est en lien avec la soumission aux normes et aux valeurs familiales. Le déversement d’une sphère dans une autre n’est pas seulement d’ordre pratique (emploi du temps, retards répétés, congé de maladie…etc.), il devient plus conceptuel créant une remise en question de la manière d’exercer le soin et de l’organiser. Par ailleurs, les infirmières font face aux possibles sanctions fixées par la famille et l’Institution. Le risque de rupture du lien conjugal plane sur certaines infirmières mariées. La sanction institutionnelle est également mise

en avant, elle prend forme dans des réprimandes et une mise au point verbale ou en des sanctions financières. Autrement dit, il s’agit, dans les représentations des infirmières, d’une hiérarchisation des sanctions professionnelles et familiales. Les sanctions familiales ont plus de poids. Elles entraîneraient une remise en question du statut d’épouse. Dans une société traditionnelle où le divorce est mal perçu, le maintien de la condition maritale est primordial.

Ainsi, les infirmières consacrent de l’énergie à ajuster leur exercice professionnel en fonction des normes familiales. Le stress professionnel, à l’origine de la fatigue professionnelle, prend place dans les pressions exercées par la famille dans le domaine professionnel. Cette interférence et cette influence contribuent à la modification des pratiques soignantes créant un stress chronique chez les infirmières. La famille ne représente plus un frein au burn out comme le propose (Laurie Kerouac, 2012), mais un élément stimulateur et amplificateur du burn out. D’ailleurs, l’importance de la sphère privée est palpable quotidiennement au service des urgences. Elle témoigne de l’engagement de l’infirmière envers sa famille et donc de la hiérarchisation de ses priorités.