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Emmanuelle Lavallée et François Roubaud

l'économie dans les pays où travailler dans le secteur informel est la règle, plutôt que l'ex- ception. En d’autres termes, la manière dont les entreprises informelles utilisent les biens et les services publics et ce qu’elles payent pour y avoir accès sont des thèmes très peu étudiés, tout comme l'intensité de la corruption et ses conséquences pour l'économie informelle. La présente étude cherche à pallier ce man- que, à l’aide d’un ensemble de données uni- que, nommé « enquête 1-2-3 », collecté dans sept capitales de pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) au début des années 2000. L'enquête 1-2-3 combine une enquête sur la main-d’œuvre (phase 1), une enquête détaillée sur les activités d’entrepreneurs informels (i.e.non immatri- culés ; phase 2) et une enquête sur les dépen- ses (phase 3). Plus précisément, nous utilisons la phase 2, au cours de laquelle les chefs d'Un- ités de production informelle (UPI) sont inter- rogés afin d’essayer d’évaluer leurs principales caractéristiques économiques et productives (production, valeur ajoutée, investissements, financements), leurs difficultés (notamment la corruption) et leurs demandes en termes d’aide publique. Les données de la phase 2 ne couvrant que les entreprises informelles, nous n’évaluons pas ici le rôle joué par les contraintes institutionnelles dans la décision des entrepreneurs de travailler dans le secteur informel.

La première section analyse les interactions entre les entreprises informelles et l’État. Dans cette optique, nous examinons la façon dont les entreprises informelles utilisent (déjà) les services publics, et les dépenses qu'elles y consacrent (eau, énergie, électricité, télé- communications, taxes). Puisque l'utilisation de ces services augmentant l'« exposition »

aux bureaucrates, nous analysons ensuite les causes et les conséquences de la corruption dans le secteur informel, ce pour diverses raisons. Il semble tout d’abord très intéressant d'en analyser les différences par rapport au secteur formel. Plus encore, la richesse de nos données permet de dépasser les diffi- cultés rencontrées dans la littérature existante. La plupart des travaux empiriques réalisés sur la corruption utilisent soit des données macroéconomiques, laissant ainsi de côté l’hétérogénéité de comportement et l’expo- sition des entreprises au sein des pays, soit des données microéconomiques sur un seul pays, ce qui ne permet pas de prendre en compte les différences culturelles relatives aux normes et valeurs liées à la corruption. Les enquêtes 1-2 - 3 p e r m ette nt d e p re n d re e n co m pte l’hétérogénéité au sein d’un pays et entre les pays d’Afrique subsaharienne. De plus, en phase 2, les questions sur la corruption évo- quent l’expérience de la corruption, plutôt que sa perception. Nos données permettent d’éviter le biais inhérent à de nombreuses études de perception largement utilisées dans la littérature (Razafindrakoto et Roubaud, 2010).

La première section de cette étude présente rapidement la littérature traitant des causes et des conséquences de la corruption au niveau des entreprises. La deuxième décrit nos don- nées, et la troisième fournit des statistiques descriptives sur la portée et les caractéristi- ques du secteur informel dans les capitales de l’UEMOA, et ses relations avec les agences d’État. La quatrième section analyse les déter- minants des paiements informels dans le secteur informel ; la cinquième étudie les effets de la corruption sur les performances des UPI. Enfin, la dernière section conclut.

2.3.1. Bref rappel de la littérature

existante sur les entreprises

et la corruption

Si la corruption est aujourd’hui largement considérée comme une menace pour le déve- loppement économique, les mécanismes de son origine n’ont pas encore été bien identifiés. La littérature théorique permet de compren- dre les situations particulières de corruption (appels d’offres publics, etc.), mais la littéra- ture empirique, quant à elle, reste incomplète. En effet, à quelques exceptions près, les recher- ches sur les causes de la corruption se con- centrent principalement sur les déterminants nationaux à l’aide de bases de données trans- frontalières. Selon les recherches existantes, des caractéristiques associées à un plus faible niveau de corruption sont : (i) les systèmes juridiques basés sur la common law, les tradi- tions protestantes et la domination coloniale britannique (Treisman, 2000), (ii)la décentra- lisation fiscale (Fisman et Gatti, 2002), (iii)les (relativement) bons salaires des fonctionnaires (Rijckeghem et Weder, 1997 et (iv) l’absence de politique industrielle (Ades et Di Tella, 1999). Toutefois, la plupart de ces études présentent des problèmes de méthodologie, et ne four- nissent aucun cadre précis pour l’élaboration de politiques. D’autres recherches explorent les déterminants de la corruption au niveau individuel. En effet, la disponibilité croissante de micro-données sur la corruption permet de comprendre les caractéristiques indivi- duelles (ou fermes) associées à la probabilité d’être victime de corruption ou à la tendance à tolérer la corruption (Swamy et al., 2001 ; Hunt, 2006 et 2004 ; Lavallée, 2007 ; Lavallée

et al., 2010 ; Svensson, 2003).

Toutefois, les études de niveau microécono- mique traitant des déterminants du paiement de pots-de-vin dans les entreprises restent

rares, surtout en Afrique, et ce bien que la corruption y soit généralisée. D’après nos recherches, la seule exception est l’étude de Svensson (ibid.), qui analyse l’incidence et la magnitude des pots-de-vin dans deux cent cinquante entreprises ougandaises formelles. En ce qui concerne l’incidence de la corruption, l’auteur montre qu’il est plus probable que les entreprises utilisant des services publics, les entreprises impliquées dans le commerce inter- national et celles payant un nombre de taxes plus élevé devront payer des pots-de-vin. Toutefois la rentabilité et la taille de l’entreprise n’ont pas d’impact significatif sur la probabi- lité de payer des pots-de-vin. Quant au mon- tant des pots-de-vin payés, les résultats sont les suivants : plus une entreprise peut payer, c'est-à-dire plus ses bénéfices actuels et atten- dus sont élevés, plus elle doit payer ; vice versa : plus le coût d’opportunité de la corruption est faible, moins une entreprise paiera de pots-de-vin.

La corruption est généralement considérée comme néfaste pour les performances éco- nomiques des pays (Mauro, 1995 ; Méon et Sekkat, 2005). Or, la corruption a longtemps été présentée comme un élément permet- tant de compenser le fonctionnement défi- cient des institutions publiques (Leff, 1964 ; Huntington, 1968). Ainsi, la corruption serait un moyen de « huiler les rouages » de la vie économique dans les pays caractérisés par une bureaucratie lente et tatillonne. L’hypothèse de base de la théorie d’« huile de rouage », selon laquelle la corruption peut accélérer une bureaucratie trop pesante, peut être démon- tée. Par exemple, Myrdal (1968) estime que les fonctionnaires corrompus peuvent entraî- ner des retards qui n’auraient autrement pas lieu, uniquement pour se donner l’opportunité d’extorquer des pots-de-vin. Ainsi, au lieu d’améliorer l’efficacité, la corruption peut

ajouter des distorsions et élever le coût total. Si cette question reste très débattue dans la littérature macroéconomique (Méon et Weill, 2010), à notre connaissance, seules quelques études analysent l’impact de la corruption au niveau des entreprises.

Plus récemment, Fisman et Svensson (2007) ont examiné la relation entre le paiement de pots-de-vin et la croissance des entreprises à l’aide des données utilisées par Svensson (2003) sur les entreprises ougandaises formel- les, principalement[ 45 ]. Ils découvrent que le

paiement de pots-de-vin a des conséquences négatives sur la croissance des entreprises plus néfaste que l'impôt. Pour un point de pour- centage d’augmentation du taux de corrup- tion, la réduction de la croissance de l’entre- prise est de trois points de pourcentage, un effet environ trois fois plus grand que l’impôt. Vial et Hanoteau (2010) utilisent des données d’un panel unique sur les entreprises manu- facturières indonésiennes pendant le règne de Suharto, et découvrent une relation po- sitive entre la corruption et les revenus des entreprises, ainsi que la productivité de la main-d’œuvre. À l’aide d’estimations de don- nées de panel au niveau des entreprises et d’un contrôle de l’endogénéité potentielle des paiements de pots-de-vin, à travers leur moyenne par région et industrie et des mesu- res de la qualité des infrastructures, les auteurs constatent que les entreprises présentant un taux plus élevé de pots-de-vin (par rapport à la valeur ajoutée) affichent de meilleurs résul- tats et une croissance de la productivité plus élevée. Leurs résultats vont dans le sens de

l’hypothèse d’« huile dans les rouages », du point de vue des usines individuelles : les en- treprises indonésiennes qui payent des pots- de-vin sont plus à même de surmonter la bureaucratie et les obstacles à leur activité.

2.3.2. Description des données

Enquêtes 1-2-3

Nos données sont tirées d’une série origina- le d’enquêtes 1-2-3 sur les ménages urbains d ’Afrique de l’Ouest, menées dans sept gran- des villes de l’UEMOA (Abidjan, Bamako, Cotonou, Dakar, Lomé, Niamey et Ouagadou- gou) de 2001 à 2002[ 46 ]par les INS des pays,

AFRISTAT et DIAL dans le cadre du projet PARSTAT[ 47 ].

Comme leur nom l’indique, les enquêtes 1-2-3 sont constituées de trois phases, avec pour principe de base les éléments suivants :

•la première phase est une enquête auprès de la main-d’œuvre (EMO) portant sur l’em- ploi, le chômage et les conditions de travail des ménages et des individus. Elle permet de documenter le fonctionnement du marché du travail et de l'analyser. On l'utilise comme fil- tre pour la deuxième phase, où l’on enquête sur un échantillon représentatif des UPI ;

•en deuxième phase, il s’agit d’interroger un échantillon des dirigeants d’UPI identifiés en première phase, pour chercher à mesurer les principales caractéristiques économiques et productives des unités de production (pro- duction, valeur ajoutée, investissements, finan- cements), les grandes difficultés rencontrées lors du développement de l’activité commer-

[ 45 ] Les données de Fisman et Svensson provenant d’une enquête industrielle, ces entreprises sont probablement imma- triculées auprès du fisc.

[ 46 ] Les enquêtes ont été menées en 2001 à Cotonou, Ouagadougou, Bamako et Lomé et en 2002 à Abidjan, Dakar et Niamey. [ 47 ] Programme régional d’assistance statistique pour le suivi multilatéral, financé par la Commission UEMOA.

ciale, et les demandes d’assistance publique effectuées par les entrepreneurs informels ;

•en troisième phase, un sous-ensemble de ménages (sélectionnés à partir de la phase 1) est utilisé pour une enquête spécifique sur les revenus et les dépenses, afin d'estimer les poids des secteurs formel et informel en ma- tière de consommation pour les ménages, par produits et types de ménages. La phase 3 permet également d’évaluer le niveau de vie des ménages, ainsi que la pauvreté monétaire, en fonction des revenus ou des dépenses. La méthodologie d'échantillonnage et le con- tenu des questionnaires utilisés sont expliqués ci-après. Pour l’EMO (phase 1), la méthode d'échantillonnage choisie était la technique classique d'échantillonnage géographique à deux étapes. Une stratification primaire et/ou secondaire est effectuée, dans la mesure du possible. Les unités primaires d’échantillon- nages sont des zones géographiques res- treintes : zones de dénombrement, districts de recensement, segments, voire sections d’énu- mération, en fonction du pays. Chaque zone géographique contient en moyenne deux cents ménages. En général, la liste complète de ces unités figurait au dernier recensement de la population. Suite à une stratification des unités primaires en fonction de critères socio-économiques, cent vingt-cinq unités primaires ont été échantillonnées, avec des probabilités proportionnelles à leur taille. On effectue ensuite une énumération exhaustive des ménages de l’unité primaire sélectionnée. Après une stratification des unités secon- daires, le cas échéant, un échantillonnage aléa- toire systématique est appliqué pour échantil-

lonner environ vingt ménages avec des pro- babilités égales dans chaque unité primaire (Brilleau et al., 2005).

En phase 2, une stratification des UPI est mise en œuvre, à l'aide de la richesse d’informa- tions obtenues en phase 1. Vingt strates sont définies par secteur industriel (dix industries), ainsi que le statut du dirigeant de l’UPI (em- ployeur et/ou travailleur unique). Les proba- bilités inégales de chaque strate sont détermi- nées selon le nombre d’UPI dans les enquêtes EMO et le potentiel économique en termes de politiques de développement de chaque UPI.

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