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Michael Grimm, Flore Gubert, Ousman Koriko, Jann Lay et Christophe Jalil Nordman

2.4.1. Cadre théorique

Dans ce qui suit, nous nous concentrons sur les effets d’incitation négative potentiels des liens familiaux et de parenté, en mettant de côté leurs éventuels effets positifs. Nous sup- posons que les ménages urbains peuvent exercer plusieurs activités, parmi lesquelles une activité indépendante de production et de vente de biens ou services et un travail salarié dépendant au sein de l’entreprise d'une tierce personne (par exemple en étant salarié). En outre, nous supposons que la valeur ajou-

tée générée par les activités productives pro- pres est soumise à une « taxe de solidarité » imposée par la famille et la parentèle. Le non- paiement de cette taxe est supposé entraîner des sanctions sociales prohibitives, comme par exemple l'impossibilité pour le contreve- nant d’être enterré dans son village d'origine. La part de la valeur ajoutée redistribuée à la famille dépend des normes égalitaires préva- lant au sein de la parentèle de l’entrepreneur, de la taille même de la parentèle et par des coûts que doit supporter la famille pour connaître avec précision le niveau d'activité et de valeur ajoutée de l'entreprise. Les revenus salariaux ne sont en revanche pas soumis à ce type de taxe (ou beaucoup moins). L'idée ici est qu'il est plus facile pour la parentèle d'évaluer la valeur ajoutée d'une entreprise que les reve- nus salariaux provenant d’un emploi sur le mar- ché du travail. Ceci a d'autant plus de chances d'être vrai que l'entreprise en question a atteint une certaine taille, opère dans un lieu fixe, dis- pose d'un certain niveau de capital physique et emploie des travailleurs en dehors du cercle familial.

Nous supposons que les entreprises infor- melles ont une technologie de production néoclassique avec des revenus d’échelle con- stants et des rendements du capital et du travail décroissants. Dans cette perspective, la « taxe de solidarité » réduit le rendement des facteurs et les entrepreneurs allouent moins de capital et de travail à leur activité de pro- duction au profit d'autres activités. Le pro- gramme de maximisation de l'entrepreneur en présence d'une « taxe de solidarité » sur la va- leur ajoutée conduit en effet à des quantités utilisées de facteurs de production moindres qu'en l'absence de taxe. Concernant le fac- teur travail, par exemple, plus la taxe est élevée, moins le nombre d'heures de travail effectuées

par des employés non familiaux dans l'en- treprise est important et plus les membres actifs de la famille offrent leur travail en dehors de l'entreprise familiale. Cette hypo- thèse est testée dans la partie empirique de cette étude, c'est-à-dire que nous examinons le lien entre l’intensité des liens familiaux et de parenté et la quantité de capital et de travail utilisée dans l'entreprise informelle. Néanmoins, comme nous l’avons mentionné dans notre introduction, les liens familiaux et de parenté peuvent aussi avoir un impact posi- tif sur l'activité des entreprises, notamment lorsque les marchés du capital et du travail sont imparfaits. Ces imperfections de marché sont présentes dès lors que l’accès au capital est limité, que certaines compétences font défaut sur le marché du travail ou que des problèmes d'aléa moral émergent en raison de coûts de supervision élevés. Dans ce con- texte, l'effet positif des liens familiaux et de parenté sur le capital et la main-d’œuvre peut passer par trois canaux différents :(i) ils peu- vent avoir une fonction assurantielle en cas de chocs susceptibles de réduire le stock de capital physique et la main-d’œuvre ; (ii) ils peuvent contribuer à aider les entrepreneurs à obtenir des renseignements sur les oppor- tunités d'investissement et les lieux où recru- ter de la main-d'œuvre digne de confiance ; et (iii)à l'intérieur de la parentèle, les facteurs de production peuvent circuler en fonction des besoins individuels. Si ces effets se pro- duisent, ils peuvent en partie, voire entière- ment, compenser les effets indésirables asso- ciés à la « taxe de solidarité ». Notre stratégie empirique et les données dont nous disposons

ne nous permettront pas de séparer les effets positifs des effets négatifs, mais nous identi- fierons différents types de liens que nous inter- préterons comme étant associés à différents canaux, positifs et/ou négatifs.

2.4.2. Données

Nous mobilisons les données issues des enquêtes 1-2-3 réalisées dans sept capitales économiques de l’UEMOA au début des années 2000[ 51.]Il s'agit d'enquêtes à large

spectre organisées en trois phases spécifique- ment conçues pour étudier le secteur infor- mel (Brilleau et al.,2005). La phase 1 est une enquête emploi représentative, qui rassemble des informations détaillées sur les emplois et les caractéristiques sociodémographiques des individus. La phase 2 est une enquête qui recueille des informations sur un sous-échan- t i l l o n d ' u n i té s d e p ro d u c t i o n i nfo r m e l l e s identifiées en phase 1. Cette phase se concen- tre sur les caractéristiques des entrepreneurs et de leurs unités de production, ainsi que celles de leurs employés. Les entreprises sont considérées comme informelles si (i)elles ne disposent pas de comptabilité formelle écrite et/ou (ii)elles ne sont pas enregistrées auprès d’une administration fiscale. La phase 3 est une enquête sur la consommation conduite auprès d'un sous-échantillon de ménages inter- rogés en phase 1 (parmi lesquels figurent cer- tains ménages également enquêtés en phase 2). Au total, nous disposons d'informations issues des phases 1 et 2 pour un sous-échantillon (re- présentatif) d’entrepreneurs informels (n=6 580) et d'informations issues des trois phases pour un autre sous-échantillon (n=1 511). La phase 3 n'a pas été réalisée à Abidjan.

[ 51 ] Ces centres urbains sont Abidjan, Bamako, Cotonou, Dakar, Niamey, Lomé et Ouagadougou. Ces enquêtes ont été menées par AFRISTAT et les INS, avec le soutien du DIAL dans le cadre du programme régional de soutien statistique pour le suivi multilatéral (PARSTAT) entre 2001 et 2003. Une description plus précise des données se trouve dans Brilleau et al., (2005).

Notre analyse empirique se concentre sur les migrants internes, c'est-à-dire sur les entre- preneurs qui ont migré de zones rurales ou de villes secondaires vers la capitale économique où ils ont monté leur entreprise informelle et ont été enquêtés. Ce choix de restreindre l'échantillon aux seuls entrepreneurs migrants permet de considérer deux types de réseaux familiaux : les réseaux familiaux et de paren- té dans la région de départ et ceux sur le lieu d'arrivée. Notre hypothèse est que les pre- miers sont bien davantage gouvernés par des normes traditionnelles que les seconds. Des enseignements intéressants devraient donc pouvoir être tirés de la comparaison du rôle joué par les uns et les autres.

Conformément à notre modèle théorique, nous considérons le ménage comme notre unité d'analyse. Nous agrégeons donc toutes les entreprises d’un ménage donné en une seule entreprise. Cette agrégation se fait de la façon suivante : nous définissons l’entreprise principale du ménage comme l’entreprise qui génère la plus forte valeur ajoutée. Ensuite, nous calculons pour chaque ménage le total du nombre d'heures travaillées, du capital physique et de la valeur ajoutée. Pour les autres caractéristiques, comme le secteur d’activité de l’entreprise et les caractéristiques relatives à l'entrepreneur, nous utilisons celles liées à l'entreprise principale. Différentes raisons peu- vent expliquer pourquoi un même ménage dispose de plusieurs entreprises. Diversifier son portefeuille d’activités peut d'abord être un choix optimal si les activités en question présentent des risques et des rendements attendus très variés. Les entreprises peuvent également être dirigées par différents mem- bres d'un même ménage qui ne partagent pas nécessairement leurs ressources. En outre,

avoir plusieurs entreprises peut être une stra- tégie de réduction de la « taxe de solidarité » car il est sans doute plus facile de dissimuler l'activité de petites entreprises que celle d’une seule grande entreprise. D’ailleurs, Camilleri (1996) fournit quelques éléments empiriques allant dans ce sens puisqu'il montre que les entrepreneurs prospères emploient souvent des membres de leurs familles dans des entre- prises secondaires afin de les écarter de la prin- cipale activité productive.

Le tableau H1 (en annexe) présente quelques statistiques descriptives sur les entrepreneurs migrants, leurs entreprises et les ménages dont ils sont issus. On y voit qu’environ la moitié des entrepreneurs de l'échantillon sont des hommes, qu'ils ont en moyenne 38 ans, qu'à peu près 43 % d'entre eux parlent fran- çais et que 72 % n’ont pas de diplôme. Nous avons en outre créé une variable d’ethnicité qui prend la valeur « 1 » lorsque l'entrepreneur appartient au principal groupe ethnique du pays dans lequel il a été enquêté, la valeur « 2 » lorsqu'il appartient au deuxième groupe ethnique le plus important, etc. Environ 80 % des entrepreneurs de l'échantillon appartien- nent à l'un des trois principaux groupes ethni- ques de leur pays de résidence.

La deuxième partie du tableau H1 décrit les activités de l'ensemble du ménage dont est issu l’entrepreneur. Sont inclues les activités primaires et secondaires de tous les membres du ménage. Environ 79,5 % des entrepreneurs de l'échantillon vivent dans des ménages qui gèrent une ou plusieurs entreprises informelles. Dans certains de ces ménages, un ou plusieurs membres du ménage sont également em- ployés dans le secteur informel. Seuls 19,8 % des entrepreneurs vivent dans des foyers où, en dehors de leur entreprise, au moins un des

membres est salarié du secteur public (9,7 %) ou du secteur privé formel (10 %). La diversité d'activités au sein du ménage est un détermi- nant potentiellement important de la perfor- mance de l'entreprise, car elle peut influencer la capacité de l'entrepreneur à épargner, à obtenir un prêt ou à investir. Elle peut aussi agir sur la taille du réseau de l’entrepreneur, influencer ses relations avec le secteur public et, partant, influencer son accès aux services publics et son exposition à la corruption. L’âge moyen des micro-entreprises est d’en- viron 8,6 ans. Concernant leur distribution par secteur et pays, le tableau H1 montre que le secteur concentrant le plus grand nombre d'entreprises est celui du « petit commerce », tandis que les secteurs les moins représentés sont le « transport » et les « services de répa- ration », qui nécessitent tous deux d'impor- tants capitaux. L'échantillon est réparti assez uniformément entre les pays puisque les en- quêtes portent sur des échantillons de tailles similaires, sauf pour le Niger où l’échantillon est un peu plus petit. La valeur ajoutée an- nuelle moyenne par entreprise est d’environ 5 600 dollars[ 52 ]. Les entrepreneurs travaillent

en moyenne 225 heures par mois dans leur entreprise. Au total, ils comptent environ 381 heures de travail par mois. Le nombre d'em- ployés moyen est d’environ 1,9 (y compris le propriétaire) et, en moyenne, seule une entre- prise sur quatre emploie un salarié. Au total, 12,6 % de toutes les entreprises ne mention- nent aucun investissement en capital phy- sique. Il n’est donc pas surprenant de voir que le stock moyen de capital pour le tiers des entreprises situées en bas de la distribution (sur la base de leur stock de capital disponible)

n’est que de 10 dollars environ. Enfin, en moy- enne, les ménages de l’échantillon ont 1,3 entreprise.

2.4.3. Mesure de l’intensité

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