• Aucun résultat trouvé

HISTORIOGRAPHIE, ETYMOLOGIE, BIBLIOGRAPHIE

B.1 Les élites et le social, sans intervention de l'État

1.2.3. A Elargissement de l'assistance ou imposition de l'obligation d'assurance ?

Au tournant du XIXe et du XXe siècle, le cœur du débat réside dans la question de savoir s'il faut élargir l'assistance, ou imposer l'obligation d'assurance à laquelle l'ouvrier accède par la cotisation, permettant “la reconnaissance du droit sanctionnée par un sacrifice égal173”. Parmi les opposants à l'assurance obligatoire, on trouve autant certains républicains que des socialistes dits ‘indépendants’. Selon les pays, y sont hostiles, une fraction plus ou moins importante du mouvement ouvrier (France, États-Unis, Grande-Bretagne), du patronat (surtout les petits entrepreneurs), mais également les classes rurales, les classes moyennes et le corps médical.

Parmi les explications à cette réticence, Castel avance qu'avec l'assistance ‘on sait à quoi s'en tenir’, alors que l'assurance :

“mobilise une tout autre technologie d'intervention, susceptible d'applications nouvelles et quasi infinies, (…) qu'elle touche d'autres populations que celle des assistés traditionnels. L'enjeu n'est rien de moins que l'émergence d'une nouvelle fonction de l'État, d'une nouvelle forme de droit et d'une nouvelle conception de la propriété”, (Castel 1995:290).

Entre assistance et prévoyance volontaire, l'obligation d'assurance représente un ‘changement de paradigme’ pour Castel, un ‘changement de référentiel’ pour Gauchet174 ; c'est une position solidariste175 qui ‘appartient à un autre registre de pensée’ que la pensée libérale dominante :

“Elle consiste à mobiliser le droit pour une certaine redistribution des biens sociaux et une certaine réduction des inégalités. Elle impose la notion d'ayant droit au sens fort du mot”,

(Castel, 1995:295-296).

N'oublions pas que cette présentation des faits ne fait pas l'unanimité. Reprenons l'exemple de l'économiste Marques pour qui, du point de vue de sa discipline “dans la lignée de Kenneth Arrow, les théoriciens du bien-être présentent la mise en œuvre des programmes publics de Sécurité sociale comme le moyen de pallier les défaillances du marché. Or, cette approche n'est

171 Castel (1995:268).

172 Castel (1995:269).

173 Jaurès, défendant la retraite des mineurs en 1895, in Castel (1995:289).

174 Gauchet, La Révolution des droits de l'Homme, Paris:Gallimard, 1989.

175 Les sociétés de secours, les mutuelles, favorisées les ont précédées. Mais elles sont trop liées au patronat et finissent par ne concerner que les 'bons ouvriers'.

pas confortée par une analyse du développement des premières protections sociales176” qui ont été empêchées par des interventions publiques dont les succès et les potentialités ont été stoppés par les interventions étatiques.

1.2.3.B L'assurance obligatoire : propriété sociale dans une société salariale

La conception solidaire de la société, vue comme l'interdépendance entre ses parties, est donc actualisée par l'assurance ; l'État, au nom de l'intérêt commun, couvre certains risques ; cette démarche induit une mutation de l'ordre juridique. Une autre mutation relevée par Castel est celle de la propriété elle-même, “la fondation d'un type de propriété sociale qui n'a pas de précédents historiques, bien qu'elle ait une genèse historique”,(Castel, 1995:298).

A ses débuts, les bénéficiaires de l'assurance obligatoire n'ont que le travail pour survivre ; n'ayant aucun bien, ils sont vulnérables et le risque couvert (accident du travail, maladie, vieillesse) est celui de basculer dans la misère et de dépendre de l'assistance : “tout se passe ainsi, dans un premier temps, comme si l'assurance avait joué comme un analogon de l'assistance177”. En revanche, au-dessus d'un plafond de revenus, l'assurance reste facultative. Il y a donc une ligne de démarcation dans la structure sociale entre les catégories inférieures et supérieures, dépendant, pour leur propre sécurité, de leurs propriétés privées. Le fait d'assurer les non-propriétaires change tant la relation du travail et de la sécurité que celle de la propriété et du travail : “on voudrait montrer que ce passage marque la première étape d'un basculement qui va mener à la ‘société salariale’ moderne : une société dans laquelle l'identité sociale se fonde sur le travail salarié plutôt que sur la propriété”, (Castel, 1995:300).

Pour Ewald, analysant ce passage, “le vieil État de droit a cédé la place à une société que l'on dira, faute de mieux, assurantielle”.

Comment s'effectue ce basculement? Les travailleurs, vulnérables et menacés de tomber dans la misère sont privés des protections accordées par la propriété qui procure la sécurité et donne l'autonomie: “Là réside le nœud de la question sociale178” pour Castel. Ce n'est toutefois pas en se figeant sur l'opposition travail-propriété ou propriétaire-non propriétaire, que la solution peut être trouvée; elle nécessite un changement de registre permettant de redéfinir la question sociale, en juxtaposant à la propriété privée un autre type de propriété, la propriété sociale;

cela permet de garder la sécurité en laissant à l'extérieur la propriété privée.

La technologie assurantielle permet ainsi une mutation de la propriété en promouvant une

‘propriété de transfert179’. Si les cotisations payées sont obligatoires, elles débouchent sur un droit inaliénable. Il s'agit d'une 'propriété tutélaire, une propriété pour la sécurité, garantie par l'État : “On a là le point de départ de ce que la théorie de la régulation énoncera sous la forme de la socialisation des revenus, et qui va constituer une part de plus en plus importante des revenus socialement disponibles180”.

La société se réorganise autour du salariat ; dès lors, les protections que seule la propriété pouvait garantir traditionnellement le sont grâce au statut donné au travail. Il y a donc une

176 Marques (2000:28).

177 Castel (1995:299).

178 Castel (1995:300).

179 Castel (1995:314).

180 Le salaire n'est plus seulement la rétribution du travail calculée au plus juste pour assurer la reproduction du travailleur et de sa famille. Il comporte une part – le 'salaire indirect' – qui constitue une rente du travail pour des situations hors travail. Ces situations sont d'abord définies négativement : la maladie, l'accident, la vieillesse improductive. Mais elles pourraient être et seront aussi définies positivement comme la possibilité de consommer, de s'instruire, de prendre des loisirs”, Castel (1995:315)

sorte de transfert de propriété opéré par le travail, sous la responsabilité de l'État et qui produit la sécurité sociale.

Dans cette première phase, l'assurance obligatoire gère donc les antagonismes sociaux. “Ainsi l'assurance a-t-elle pu être, à la fin du XIXe siècle, à la fois la forme, l'instrument et l'enjeu des luttes politiques et sociales. Elle était à la fois portée par les luttes et cet imaginaire à partir duquel on pouvait penser y mettre un terme181”. Pourquoi l'assurance ne prend-elle en charge à ses débuts que ces populations précarisées? Comment comprendre l'évolution qui a suivi en prenant en compte la définition de l'assurance de Ewald pour qui elle est une technologie universaliste182 qui ouvre la voie à une ‘société assurantielle’, permettant potentiellement de couvrir l'ensemble des risques sociaux ? Castel rajoute que l'assurance est également une technologie ‘démocratique’ en ce sens que tous les assurés occupent une position homologue et interchangeable dans un collectif.

Ces questions nécessitent de considérer les nouveaux liens entre travail, salariat, sécurité et propriété qui se nouent au début du XXe siècle. En dépassant la conception purement libérale de la propriété et en considérant son utilité collective, on peut prendre en compte les usages de la propriété privée et non seulement son mode d'appropriation ; d'autant que le travail étant source de la richesse, sa coupure d'avec la propriété ne semble pas judicieuse. D'où la possibilité de considérer une propriété sociale étant au service de l'intérêt général et échappant à l'arbitraire des usages privés.

Le thème de la propriété sociale fait débat dès les années 1880. Cette propriété sociale s'incarne dans les services publics qui représentent des biens collectifs. Il s'agit pour les

‘républicains de progrès’ de trouver une position médiane entre individualisme et socialisme, la propriété collective étant à ne pas confondre avec le collectivisme. Mais cette propriété collective est impersonnelle et donc non appropriable par un individu; la conséquence est qu'elle ne suffit plus en cas de maladie par exemple, s'il n'a pas de patrimoine privé. Dès lors

“Peut-il exister un patrimoine personnellement attribuable qui ne soit pas privé – donc qui soit social -, mais susceptible d'une jouissance privée ? Cette véritable pierre philosophale (…) a été trouvée. Ce sont les prestations de l'assurance obligatoire : un patrimoine dont l'origine et les règles de fonctionnement sont sociales, mais qui fait fonction de patrimoine privé183”.

L'industrialisation de la société induit une stratification sociale dont le fondement est la division du travail et entraîne une stabilisation du salariat ; ce dernier ne s'autorise plus vraiment à rêver de propriété, puisqu'on :

“comprend que le retour à la propriété ne peut pas constituer une solution. A la différence de la Révolution de 1789, où l'idéal des sans-culottes, par exemple, était celui du partage de la propriété et d'une garantie accordée à chacun de disposer d'une petite propriété, celle de 1848 contribue à faire passer l'idée que les revenus s'acquièrent désormais par le travail”, (Meda, 1995:119).

Si le salariat accepte sans autre l'assurance, ce n'est pas le cas, en France surtout,

“de toute la France propriétaire ou aspirant à l'être (…) il faudra attendre qu'elle soit vaincue, ou du moins affaiblie, pour que s'impose la nouvelle conception de la sécurité, sociale. Il faudra attendre que lentement, timidement, trois pas en avant et deux pas en arrière, la société française se recentre autour du salariat”, (Castel, 1995:314).

181 Ewald (1986:294).

182 C'est-à-dire qu'elle permet l'affiliation à un ordre juridique; alors que pour Meda (1995:183), “la protection sociale n'est toujours pas universalisée, c'est-à-dire détachée de l'acte de travail”.

183 Castel (1995:310) reprend l'expression de R. de Coppans qu'il citait en parlant de la libéralisation du travail au XVIIIe siècle.

La France n'est donc pas pionnière en la matière. En 1910, les Allemands disposent depuis un quart de siècle d'un système d'assurances qui couvre la majorité des travailleurs contre ses risques de la maladie, de l'accident et de la vieillesse. La Grande-Bretagne se dote d'une assurance chômage dès 1911 qui devra attendre … 1958 pour s'imposer en France.