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HISTORIOGRAPHIE, ETYMOLOGIE, BIBLIOGRAPHIE

1. LE CHOMAGE MODERNE : LENTE NAISSANCE D'UN CONCEPT

1.2 De L' ‘INVENTION’ DU TRAVAIL à l' ‘INVENTION’ DE L'ÉTAT SOCIAL

1.2.1. C Libéralisme économique et tentatives d'assistance étatique

Historiquement sont donc allés de pair la prise de conscience d'une vulnérabilité de masse et de la valeur du travail en tant que producteur de la richesse sociale. L'ampleur de la population précarisée salariée tenait à la grande défaillance de l'organisation du travail. Dès lors, le libre accès au travail, au-delà du fait qu'il est censé permettre à l'indigent de vivre de son travail, constitue bien un “objectif de politique générale qui doit entraîner une réforme structurale de la société112. L'impact de la nouvelle construction sociale qu'est le travail devenu ‘concept

104 Hugo De Groot, dit Grotius (1583-1645). Juriste et diplomate hollandais. Il est surtout connu pour son De jure belli ac pacis, code du droit international public qui lui valut d'être appelé ‘Père du droit des gens’.

105 Baron Samuel von Pufendorf (1632-1694). Historien, juriste et philosophe allemand. Son traité du Droit de la nature et des gens (1672) fait du contrat social la base rationnelle de l'État.

106 Emmanuel Kant (1724-1804). Philosophe allemand.

107 Johann Gottlieb Fichte (1762-1814). Philosophe allemand. A partir des Principes de la théorie de la science (1794) il développe une doctrine de l'homme concret, de sa liberté comme pouvoir effectif de transformer le monde, dans les Fondements du droit naturel (1796), la Doctrine des mœurs (union des consciences dans le perfectionnement moral, 1798) et l'État commercial fermé (1800) où, critiquant les conséquences du libéralisme et du mercantilisme, il préconise une forme de socialisme d'État.

108 Dockès et Rosier (1988:156).

109 Dockès et Rosier (1988:159).

110 David Hume, (1711-1776), philosophe anglais. “Dès 1752, David Hume vante le libre-échange, il s'oppose à la thésaurisation stérile de la monnaie et prône la division internationale du travail”, Odile Castel, Histoire des faits économiques – Les trois âges de l'économie mondiale, Paris:Dalloz (1997:41). Il oriente, à la suite de Locke au siècle précédent, les esprits vers la promotion de l'individu et l'idée que le bien-être social dépend des seuls calculs d'intérêts privés.

111 David Ricardo (1772-1823), financier et économiste britannique. Théoricien du capitalisme libéral. Partisan du libéralisme économique. Son importance fut importante tant sur les théoriciens du néo-libéralisme que sur ceux du socialisme scientifique (Principes d'économie politique, 1817).

112 Castel (1995:181).

central113’, s'inscrit dans le contexte de la pensée des Lumières pour qui “la société cesse d'être référée à un ordre transcendant, elle trouve en elle-même le principe de son organisation. Or le marché et le contrat sont les opérateurs de ce passage d'un fondement transcendant à l'immanence de la société à elle-même114.

L'association entre ‘contrat de travail et libre accès au marché115’ permet d'opérer un affranchissement par rapport au système de contraintes bâti sur la dépendance des sujets par rapport à Dieu, au Roi et à la hiérarchie d'ordres, d'états, de statuts. La société s'émancipe du schéma de la ‘subordination116’. Ainsi la nouvelle organisation du travail a-t-elle eu un impact révolutionnaire parce qu'elle se fait dans le mouvement de la transformation essentielle qui bouleverse, au XVIIIe siècle, la conception du fondement même de l'ordre social. On peut rapprocher ces changements de ceux intervenus à la fin du XIXe siècle, lorsque les nouvelles formes de production nécessitent une nouvelle organisation du travail, dans un contexte où les mesures adoptées vis-à-vis des pauvres et des chômeurs ne sont plus adaptées. Dans le cadre de la nouvelle organisation du travail qui interviendra, via la naissance des lois sociales, interviendra la genèse du chômage moderne.

Lorsque l'Ancien Régime bascule, le passage à la modernité libérale a un prix que ne soupçonnaient pas les réformateurs du XVIIIe siècle qui fondent le libéralisme et sont portés par un bel optimisme ; ces derniers auraient :

“extrapolé, poussé à la limite, les caractéristiques les plus dynamiques du développement économique et social qu'ils observaient à la fin du XVIIIe siècle. Ils auraient projeté son accomplissement complet sans voir, c'est-à-dire sans pouvoir anticiper parallèlement les contreparties sociales de cette réalisation, qui n'étaient pas encore pleinement lisibles à partir de la situation du XVIIIe siècle”, (Castel, 1995).

C'est l'hypothèse que formule Castel pour atténuer la traditionnelle vision selon laquelle la situation sociale de la classe ouvrière est issue d'une stratégie de la bourgeoisie montante dictée par ses seuls intérêts. Il s'agit encore du libéralisme “utopique, conquérant, iconoclaste et proprement révolutionnaire dans sa conception de la société : il fallait détruire les obstacles à l'avènement de la liberté, sans nécessairement changer de valeurs117. Il ne s'agirait donc pas encore du libéralisme du XIXe siècle, ce :

“long martyrologe de la classe ouvrière, l'horrible ‘laissez faire118, laissez passer’, la possibilité pour un patronat avide de profit d'exploiter hommes, femmes et enfants, sans limites… Une page de l'histoire que nous aurions heureusement tournée – ou presque – grâce aux luttes héroïques de la classe ouvrière, à la République, à l'avènement d'un gouvernement démocratique et à l'adoption de lois sociales. Tout cela est certainement vrai. On notera toutefois que ce type de discours traite plus de l'exploitation et de la misère ouvrières que de ce que le libéralisme a pu être, en quelque sorte, positivement…”, (Ewald, 1986:15-16).

113 Dockès et Rosier (1988:158).

114 Castel (1995:181).

115 Remplaçant l’association entre ‘tutelles corporatistes et monopoles commerciaux’.

116 Gauchet, “De l'avènement de l'individu à la découverte de la société”, in Annales ESC, (5-6.1979:463), cité par Castel (1995:183).

117 Castel (1995:244).

118 “La maxime laissez-nous faire est traditionnellement attribuée au marchand Legendre s'adressant ainsi à Colbert, vers la fin du XVIIe siècle. Mais il ne fait aucun doute que le premier écrivain à utiliser la formule et à l'utiliser en parfaite relation avec la doctrine, fut le marquis d'Argenson vers 1751. Le marquis fut le premier à souligner avec passion les avantages économiques qu'il y aurait à ce que les gouvernements ne se mêlent pas du commerce. Pour gouverner mieux, disait-il, il faut gouverner moins. La vraie cause du déclin de nos manufactures, déclarait-il, c'est la protection que nous leur avons accordée”, in “La fin du laissez-faire”, Keynes, préface de Fitoussi et Leijonhufvud (2000:65 et notes 2 ; 3-66 et notes 1 et 2).

Dockès et Rosier proposent une version moins … positive, se référant au libéralisme anglais : pour eux, qui établissement une généalogie du libéralisme remontant à William Petty119, si l'objectif principal de ce dernier était le développement de la production, des échanges et du profit, sa réalisation se fait bien au détriment des classes populaires :

“La liberté politique et la tolérance devenant à cet égard moins une fin qu'un moyen. Le travail devient le concept central : la chasse aux oisifs de toute nature, la mise au travail des pauvres, la division du travail, sa concentration deviennent les moyens de développer le potentiel productif de la nation. Les ouvrages120 de Petty fondent L'Arithmétique politique, discipline caractéristique de l'accent mis sur l'observation rigoureuse des faits, la nécessité d'une approche scientifique de la réalité, le refus du discours scolastique par le courant de pensée 'moderniste', qui est mise au service du productivisme”, (Dockès et Rosier, 1988:158).

Ainsi, cette pensée alliée au système parlementaire anglais permettent de :

“bien mettre en lumière l'ambivalence de la mutation culturelle au sein des classes dominantes anglaises en ces années 1650-1700. Elle montre en effet sa double face selon qu'il s'agit des rapports avec les travailleurs ou des rapports internes aux classes dominantes. Tandis qu'en ce qui concerne les rapports au sein de ces dernières triomphe le libéralisme religieux, politique et économique, les classes populaires sont exclues du libéralisme, vis-à-vis d'elles se renforcent les idées autoritaires et interventionnistes”, (Dockès et Rosier, 1988:158).

Alors que Meda fait remonter ‘l'invention du travail’ tel que nous le connaissons aujourd'hui au XVIIIe siècle avec Smith, on le voit, Dockès et Rosier lui trouvent un précurseur qui, c'est vrai, n'a pas eu la même postérité pour bénéficier de cette paternité.

Lorsque la page de l'Ancien Régime est en train de se tourner, laissant la place aux Temps modernes, le constat est fait en France de l'impuissance du mouvement répressif contre les pauvres. “Ce que l'ancien système de gouvernement n'a pas compris, c'est que l'indigence posait fondamentalement un problème de droit121”. La Révolution française avait pourtant marqué un tournant dans cette réflexion et la nation avait déclaré avoir une “dette inviolable et sacrée122” envers le citoyen dans le besoin. Sur la base du principe selon lequel “tout homme a droit à sa subsistance”, les révolutionnaires avaient tenté trois solutions qu'ils n'ont pas pu mener jusqu'au bout :

Le droit aux secours pour ceux qui ne peuvent travailler, et le libre accès au travail123pour ceux qui le peuvent124 sont affirmés, ce qui est rendu possible par la levée des régulations traditionnelles. Il s'agissait d'assurer une sécurité minimale aux ‘classes non propriétaires’.

Si la Déclaration des droits de l'Homme de 1789 "proclama seulement la liberté et l'égalité des citoyens, la Constitution de 1791 envisagea (…) la possibilité de fournir du travail aux pauvres valides, qui n'auraient pu s'en procurer. Une proposition d'une grande hardiesse fut, il est vrai, présentée par Robespierre, le 24 avril 1793 :

119 Sir William Petty (1623-1687). Médecin et économiste anglais en Irlande puis conseiller de Cromwell et de Charles II. Il défendit la liberté commerciale et fut un des premiers à reconnaître que les prix des marchandises sont déterminés par le travail nécessaire à leur production.

120 Essais d'arithmétique économique, 1680 et Anatomie politique, 1691.

121 Castel (1995:184).

122 Procès verbaux et rapports du Comité pour l'extinction de la mendicité de l'Assemblée constituante, in Castel (1995:184,234).

123 La courte expérience des Ateliers de charité pendant la Révolution (reprenant le règlement établit par Turgot : Instruction pour l'établissement et la régie des ateliers de charité dans les campagnes, du 2 mai 1775), voulait procurer aux pauvres valides une aide par le travail en instituant un droit à un travail. Cette expérience se révèle être un échec ; Un droit au travail avait bien été défini au début de la Révolution. Cependant, moins que son principe, ce sont les conditions de son application qui posent problème en raison de ses fondements juridiques et économiques. En effet, juridiquement, l'obligation d'accepter un travail soulève la question de la liberté et de l'autonomie de l'individu et donc des droits individuels. Économiquement, la rémunération, inférieure aux salaires usuels, soulève la question de la prise en charge par la collectivité et donc des droits sociaux. Le flou autour de ces questions débouche sur des confusions.

124 Le libre accès au travail implique la non contrainte répressive.

"La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous les membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler. Les secours nécessaires à l'indigence sont une dette du riche envers le pauvre ; il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée125".

Les grands principes de justice décrétés dans la Déclaration des droits de l'Homme de 1789 et dans la Constitution de 1793 ne seront cependant pas suivis du déploiement de droits sociaux, démontrant que l'égalité de droit n'implique pas l'égalité de fait. Le droit au travail et le droit au secours se révèlent donc incompatibles avec les principes de la gouvernabilité libérale, et coûteux financièrement parlant :

° Le droit aux secours n'a pas survécu à Thermidor126. Ne permettant pas l'égalité dans l'échange, le rapport entre bienfaiteur et indigent ne peut relever du domaine du droit127. Dès lors, l'État est tout au plus présent au travers des hôpitaux et hospices (mais concerne essentiellement les indigents invalides). Cette vacance de l'État laisse la place libre aux anciennes structures de l'assistance confessionnelle qui se sont reconstituées. L'Etat n'applique donc pas de politique sociale à proprement parler puisqu'il s'agit, dans l'esprit du libéralisme, de limiter l'interventionnisme.

° Le laissez faire économique peut se déployer en tenant la puissance publique en dehors de ses enjeux : initiative individuelle et liberté des échanges. Dès lors, l'intervention minimale de l'État se concentre, d'une part, sur l'élimination des entraves au marché et, d'autre part, la garantie du droit de propriété aux sujets : il s'agit de garantir à ceux qui s'adonnent librement à leur industrie qu'ils ne soient pas spoliés de leurs bénéfices.

° Le libre accès au travail, dans la pratique, est sanctionné par le contrat de louage de service qui deviendra plus tard le contrat de travail ; il n'implique nullement un droit au travail puisque l'effort de trouver du travail doit être fourni. Et c'est là que le bât blesse puisque la possibilité d'un déséquilibre entre l'offre et la demande de travail n'a pas été envisagée par les premiers libéraux. Dès lors, ceux qui ne trouvent pas de travail, devenus mendiants ou vagabonds, sont sanctionnables juridiquement.

La généralisation de l'accès à la propriété est un idéal extrêmement porteur qui perdure jusqu'à la IIIe République mais également durant l'entre-deux-guerres sous forme de retour à la terre.

L'idée est déjà présente dans les travaux du Comité de mendicité, qui se déclarait convaincu que

“la pauvreté s'éteint par la propriété et se soulage par le travail” et voulait proposer à l'Assemblée “de saisir la circonstance actuelle pour augmenter le nombre des propriétaires en ordonnant que la partie des biens domaniaux et ecclésiastiques dont la nation projette l'aliénation soit vendue en très petits lots, suffisants cependant pour faire vivre une famille et mis ainsi à la portée du plus grand nombre d'acquéreurs128”. Cette redistribution directe de la propriété ne pouvait pas se réaliser ; elle supposait un rétrécissement du salariat, alors que la société industrielle et l'urbanisation vont le développer et l'installer.

Si la Constitution a inscrit le droit de propriété parmi les Droits de l'homme, les biens des ennemis de la Révolution sont pourtant séquestrés pour indemniser les citoyens démunis129. Cette mesure, qui peut paraître contradictoire, ne l'est pas si on considère que la propriété ne se résume pas à sa valeur économique mais qu'elle “fonde l'existence sociale parce qu'elle encastre et territorialise130”. De même, l'alimentation du trésor public par la confiscation des

125 Propositions destinée à intéresser les masses populaires à la défense de la République contenues dans les articles 11 et 12 d'une nouvelle Déclaration des droits.

126 Thermidor an II (journée du 9). Journée révolutionnaire (27 juillet 1794), qui eut pour conséquence la chute de Robespierre et de ses alliés, la fin de la Convention montagnarde et le développement de la réaction thermidorienne dirigée contre les forces révolutionnaires.

127 Alors qu'en Angleterre la ‘charité légale’ ne pose pas de problème.

128 Procès-verbaux et Rapports du Comité, “Plan de travail”, cité par Castel (1995:302).

129 Décret du 8 ventôse an II.

130 Castel (1995:305).

biens ecclésiastiques et des fondations charitables au service des pauvres est justifiée par une meilleure organisation de ce service social.

A la fin du XVIIIe siècle, les contrats se substituent donc aux tutelles et la liberté d'entreprendre aux contraintes de l'organisation traditionnelle des métiers. Mais si le salariat s'épanouit sous le régime du contrat, la condition ouvrière, elle, “se fragilise en même temps qu'elle se libère”,

(Geremek, 1991:31).

A ce stade, se clôt un cycle historique que Piuz retrace dans un saisissant raccourci en évoquant les étapes par lesquelles passe le ‘pauvre’ au long d'environ mille ans : statut peu enviable s'il en est :

“Rien de tout à fait tranché dans les opinions à l'égard des pauvres. Entre le Moyen âge et la fin du XVIIIe siècle, toutes les attitudes coexistent. Mais la tendance majeure est bien l'évolution des comportements qui vont du pauvre de Jésus-Christ, au pauvre danger social et enfin au pauvre victime des injustices sociales”, (Piuz, 1992:216).