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Dynamiques hégémoniques, divisions internes et violence latérale

Chapitre 4 : Des relations porteuses de guérison

4.6 Conclusion : comparaisons entre HOSW, l’ONU et la FADG

4.6.1 Dynamiques hégémoniques, divisions internes et violence latérale

Tel que je le mentionne dans le premier chapitre et dans la section précédente, Niezen aborde dans ses travaux le rôle d’acteurs non autochtones (gouvernements des États nations, ONG, opinion public) dans le façonnement des discours sur l’autochtonéité. Il affirme que les utilisations stratégiques de ceux-ci par les leaders autochtones, ainsi que l’émergence d’élites qui découle de l’investissement des Autochtones dans les espaces onusiens, font naître des formes d’hégémonie discursive, ce qui influence aussi les formes que prennent les discours.

À la lumière des descriptions fournies par Niezen, et de la littérature abordée dans le premier chapitre, il m’apparaît intéressant de tracer une comparaison entre les discours sur l’autochtonéité émergeant de l’ONU et celui émergeant d’HOSW. Plus particulièrement, je me questionne sur les dynamiques décrites par Niezen dans ses travaux : sont-elles à l’œuvre au sein d’HOSW, et si oui, quelles sont leurs conséquences ?

D’abord, bien que je me sois concentrée sur les éléments communs des discours donnés lors du rassemblement de 2010, ceux-ci ne sont pas entièrement homogènes. Une variété d’idées et d’opinions est exprimée et il ne semble pas exister d’effort explicite d’arriver à un consensus. Ensuite, lors des rassemblements, les différentes délégations ont la possibilité d’intégrer leurs protocoles, chants, danses

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et cérémonies dans la programmation du rassemblement, soit lors des plénières ou de différentes activités (festival culturel, cérémonies d’ouvertures, etc.). Toutes les présentations ont lieu en anglais, mais plusieurs conférenciers s’adressent d’abord à leur auditoire dans leur langue vernaculaire, parfois pendant plusieurs minutes. Bien que les 4 journées de conférences (du 6 au 9 septembre) sont décrites informellement (cela n’est pas indiqué dans le programme) comme dédiées aux quatre pays fournissant la majorité des participants, le Canada, Aotearoa/Nouvelle-Zélande, les États-Unis et l’Australie, des personnes issues d’autres pays sont également intégrées dans les plénières de ces journées. Par ailleurs, les personnes non autochtones peuvent participer à un rassemblement, comme je l’ai fait en 2010.

La volonté d’inclusion des Autochtones de différentes régions du monde est claire, à mon avis, au sein d’HOSW. Elle correspond à l’un des mandats de l’IIC et différentes initiatives ont été mises en avant afin de faciliter la participation d’Autochtones de l’Amérique latine ou de l’Europe, d’où proviennent pour l’instant peu de participants. Des efforts sont mis en œuvre afin d’impliquer dans HOSW des personnes ne participant pas aux rassemblements. Le 6 août 2006, pendant le rassemblement HOSW d’Edmonton, NNAPF organise l’événement Heartbeats of the Nation. Cette journée est dédiée au tambour, décrit comme le battement de cœur des peuples autochtones, ce qui nourrit (sustain) leur esprit (spirit) depuis des temps immémoriaux. L’objectif de l’activité est de faire entendre, du lever au coucher du soleil, les battements de tambour à travers le Canada. L’IIC endosse et appuie officiellement la vision portée par l’activité. Selon Giselle Robelin, qui travaille alors pour NNAPF, l’événement suscite la participation de plus de 5000 personnes (Robelin 2014). À la fin du rassemblement de 2010, Dre Maggie Hodgson, membre de l’IIC, transmet son rôle de gardienne de la vision d’HOSW (vision keeper) à tous les participants et les encourage à transmettre eux aussi l’esprit du mouvement à leur famille et leur communauté.

Selon Rod Jeffries, les rassemblements sont d’abord et avant tout façonnés comme des lieux de guérison et de bien-être : ils doivent ainsi être des espaces sécuritaires au sein desquels les personnes peuvent s’exprimer sans avoir peur d’être jugées. En effet, les personnes qui participent au sein d’HOSW souhaitent se guérir elles-mêmes et/ou guérir leur communauté (Rod Jeffries, entrevue réalisée le 23 juillet 2013). Les rassemblements, tel que j’ai tenté de l’illustrer grâce à l’exemple du rassemblement de 2010, sont des espaces créés par et pour les Autochtones, des lieux de célébration et de partage qui font vivre aux participants des expériences contribuant à leur propre processus de guérison tout en leur faisant vivre un sentiment de communauté et de solidarité avec des Autochtones de différentes régions du monde. Une attitude de respect mutuel et de promotion des différences est donc essentielle lors de

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ces événements, selon Rod Jeffries : « To have somebody stand up and say : « this why we do it and your way is no good, and your way doesn't work » is not healthy » (entrevue réalisée le 23 juillet 2013).

L’influence d’acteurs non autochtones (opinion publique, gouvernements des États-nations, instances internationales, etc.) sur HOSW semble limitée. Le rassemblement de 2010, du moins, apparaît comme un espace par et pour les Autochtones au sein duquel les participants se présentent les uns et les autres et non à un public non autochtone. Bien qu’une part du financement obtenu par le comité local et l’IIC proviennent de gouvernements, dont le gouvernement canadien et celui des États-Unis, Rod Jeffries affirme que les gouvernements ne contrôlent rien quant au déroulement de l’événement : ils imposent surtout des limites quant aux dépenses permises avec les fonds obtenus et exigent la production de rapports suite au rassemblement (entrevue réalisée le 23 juillet 2013). L’attention des non-Autochtones par rapport à l’événement, du moins en matière d’attention médiatique, est somme toute minime d’après mes recherches. Néanmoins, le mouvement peut à l’occasion être jugé par l’opinion publique (scrutinized). Quelques jours avant le début du rassemblement de 2010, la participation des commissaires de la CVR à cet événement est soulignée dans des journaux d’Ottawa et de Toronto. Les journalistes présentent la participation des commissaires comme un non-sens, puisque l’événement se déroule dans une destination vacances idyllique et qu’un party tailgate68 aura lieu le 2 septembre dans

le cadre des activités précédant le rassemblement. Le journaliste Bill Curry écrit, dans son article paru dans le Globe and Mail le 1er septembre : « Commissioners Wilton Littlechild and Marie Wilson are among

several Canadians scheduled to be in Honolulu for a week starting Thursday to address the Healing Our Spirit Worldwide conference. Billed as an international forum on indigenous healing and substance abuse, the conference kicks off with a football game and tailgate party at Aloha Stadium and features a two-day hula workshop. » (Curry 2010). Alors qu’un tailgate party est généralement un événement où des fans de football consomment de l’alcool, celui organisé par Papa Ola Lokahi est, comme toutes les activités qui se déroulent lors de rassemblements HOSW, entièrement sans drogues et alcool, tel que cela est précisé dans le programme. Le journaliste néglige d’apporter cette précision dans son article, et fournit peu d’informations sur le mouvement HOSW. Il insiste plutôt sur le coût de la participation des commissaires au rassemblement, le budget de plus de 60 millions de dollars dont dispose la CVR pour son mandat de 6 ans et les nombreuses activités récréatives offertes aux participants du rassemblement à Honolulu.

68 Ce type de célébration, qui précède un match de football américain, implique habituellement la consommation

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Comme je l’ai précisé précédemment, la plupart des médias qui partagent des informations au sujet du rassemblement de 2010 sont des médias autochtones et cet événement fait surtout l’objet d’attention médiatique à Hawai’i. À ma connaissance, ces quelques articles parus à Toronto sont les seules expressions de scandale vis-à-vis du rassemblement, bien qu’il serait essentiel d’effectuer des revues de presse plus exhaustives et ce dans différents pays pour explorer cette question davantage. Néanmoins, l’exemple que je présente ici me permet d’aborder la question de la violence latérale et des divisions internes qui est abordée par les conférenciers. Selon Gregory Phillips :

There's still a lot of shame and ager and we take it out on each other still. [There is] still a lot of lateral violence. In the community, there's a lot of community politics. We fight in war and kill each other over who's gonna take the keys to the car home, you know, or the community organization. Or who's got more travel allowance than the next, for the conference. And all these ridiculous silly little things that we use as excuses to tear each other down. It's getting a lot better, I have to say, but these are the things that we think are the powerless trying to gain power through any means necessary. It's one of the things [with an] oppressed group behavior is that we try to gain power by forcing power over others. The powerless are trying to have power over others because we have been disempowered (Gregory Phillips, Honolulu, le 7 septembre 2010).

Shawn Atleo aborde lui aussi la question des divisions internes :

I would always be reminded at home, « Shawn, make sure that you not only face up to and address the colonization we've faced so far, but be aware, have your eyes up if you will, to be careful about new waves of oppression and colonization that might wash not only from the outside but even from within and amongst ourselves. Those attempts to disconnect, divide and to foster greater conflict. The on and off reserve, the Indian Act and status and non-status, those who grew up with their teachings, those who didn't, those who spoke their language, those who didn't, those who are residential school survivors, those who aren't. [There is so much] potential for division. The North and the South, the urban and the rural. We sometimes can get caught up in mainstream divisions that will impact our issues like health and identity and our relationships amongst one another (Shawn Atleo, Honolulu, le 7 septembre 2010).

La présence de telles divisions et de violence latérale a été notée dans différents travaux sur les impacts de la colonisation et la guérison en milieu autochtone. Sarah Clément, dans son mémoire de maîtrise sur le cercle de guérison communautaire Mikisiw à Manawan, une communauté Atikamekw (Canada), aborde par exemple les oppositions à ce projet et les rumeurs qui circulent dans la communauté au sujet de ses organisateurs. Elle mentionne notamment les oppositions entre de fervents catholiques et des traditionnalistes et l’obstacle que celles-ci ont constitué pour le projet. Elle cite à ce sujet Naomi Adelson

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qui souligne dans ses travaux l’existence de dynamiques de pouvoir faisant en sorte que certaines voix soient rendues silencieuses et que certaines pratiques et cérémonies soient décrites comme appropriées alors que d’autres ne le sont pas dans la communauté de Whapmagootsui (Québec) (2005 : 124 cité dans Clément 2007 : 148). Guyon note, au sujet de la FADG, que si la fondation présente dans sa revue Le Premier Pas que le partage et l’entraide grâce au développement de réseaux et de partenariat sont des éléments essentiels du mouvement de guérison, son expérience de recherche à Uashat mak Mani- Utenam la mène à affirmer que « dans les faits, le partage n’arrive pas toujours à transcender les luttes de pouvoir entre les personnes. Cela est particulièrement vrai à l’intérieur d’une même communauté. » (Guyon 2005 : 80).

Selon Bill Curry :

A spokesman for former students [of residential schools] said the trip came to light only after an organizer of residential-school events invited commissioners for a meeting in Northern Ontario and the invitation was declined because of a conflict with the Honolulu trip. « It's on the backs of survivors », Michael Cachagee fumed. The executive director of the National Residential Schools Survivors Society noted that his organization has largely been silenced after Ottawa cut off all funding last year, citing concern over expenses. « They come down here and nitpick the hell out of me and the organization, yet you've got these clowns going off to Hawaii » he said.

Cet extrait de l’article de Curry renvoie à des problématiques particulières au contexte canadien : les travaux de la CVR ne font de toute évidence pas l’unanimité, comme je le remarque pendant la période de questions qui suit la présentation de Jonathan Dewar (FADG), intitulée Indian Residential Schools Settlement Agreement and Healing: Impacts of Compensations on Survivors » Healing Journeys, lors du rassemblement de 201069 (Honolulu, le 7 septembre 2010). Les personnes originaires du Canada qui

sont présentes expriment alors de différentes manières leur déception ou leur colère vis-à-vis de cette commission.

Lorsqu’ils abordent ces divisions et la violence latérale, les conférenciers affirment qu’elles doivent être résolues et qu’HOSW contribue à cet aspect de la guérison. Toutefois, si HOSW apparaît comme un lieu où les personnes insistent sur la nécessité pour les peuples autochtones de mettre fin à la violence latérale et aux divisions internes, comme le font Gregory Phillips et Shawn Atleo (Honolulu, le 7

69 Pour plus d’informations sur la CVR et les débats qui l’entourent, consulter Truth and Indignation. Canada’s Truth

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septembre 2010), il n’en demeure pas moins que des problématiques qui existent dans leur pays d’origine peuvent accompagner les participants jusqu’au rassemblement et jeter un peu d’ombre sur celui-ci, comme cela fut le cas en 2010.

Les membres de l’IIC savaient, selon Rod Jeffries, qu’Hawai’i serait un lieu attirant (drawing card) pour les participants du rassemblement (entrevue réalisée le 23 juillet 2013). Or, c’est d’abord et avant tout la pertinence du travail réalisé par les Hawaïens en matière de guérison, de santé et de bien-être ainsi que le caractère distinctif de leurs expériences en regard de la colonisation qui explique le choix de cet endroit pour l’événement de 2010. Shawn Atleo estime quant à lui que le rassemblement n’est pas une semaine de vacance: « And to go home during what is otherwise supposed to be a holiday is not a holiday in the sense that maybe other people who were on the plane with us coming here would think. A couple of weeks on a beach, and mai-tais (cocktail) filled evening, and books and surfing. Well we did a little fishing. That was fun. But we have our work to do, don't we? And the resurgence of our people it's so palpable » (Honolulu, le 7 septembre 2010).

Ainsi, les données analysées ne me permettent pas de me prononcer de manière définitive sur l’existence de relations de pouvoir et des dynamiques discursives hégémoniques telles que celles décrites par Niezen au sujet des espaces onusiens au sein d’HOSW. Les discours que j’ai analysés semblent être d’abord et avant tout façonnés par et pour les Autochtones de manière à ce que les rassemblements soient des espaces sécuritaires et appropriés à la guérison ; ce que Niezen décrit comme des stratégies discursives visant à manipuler l’opinion publique (non autochtone) ne semble pas, à ce stade de mes recherches, être l’œuvre au sein d’HOSW. Il est possible que des jeux de pouvoir soient à l’action à différents niveaux dans le mouvement, notamment au sein de délégations. Gregory Phillips aborde notamment des divisions et la violence latérale en Australie et donne l’exemple de la compétition entre collègues quant au financement et aux opportunités de voyager pour des conférences (Honolulu, le 7 septembre 2010). Rod Jeffries et Shawn Atleo insistent tous deux sur la nécessité de mettre fin aux divisions internes et à la violence latérale et estiment qu’HOSW contribue à cet objectif (Rod Jeffries, entrevue réalisée le 23 juillet 2013 ; Shawn Atleo, Honolulu, le 7 septembre 2010). La relation de travail entre l’IIC et les comités locaux, décrite brièvement dans le troisième chapitre, semble être fondée sur un esprit de collaboration. Comme l’exprime Rod Jeffries au sujet du rôle de l’IIC par rapport aux comités : « We're there for them, but we don't dictate to them » (entrevue réalisée le 23 juillet 2013). Néanmoins, ces questions doivent faire l’objet de recherches additionnelles puisque les données obtenues dans le cadre de la présente recherche n’en permettent selon moi qu’une exploration superficielle. Je reviendrai dans la conclusion du présent mémoire sur les limites de ma recherche.

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