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Chapitre 4 : Des relations porteuses de guérison

4.3 Critique des conceptions occidentales

Dans The Therapeutic Process (1996), Csordas et Kleinman désignent et critiquent quelques présupposés que des professionnels de la santé biomédicale et des anthropologues omettent de remettre en question par rapport aux processus thérapeutiques et aux conceptions de la santé, de la guérison et du bien-être. Ils avancent notamment que la distinction entre le diagnostic et le traitement, qui est considérée comme claire dans la pratique médicale occidentale, ne tient pas la route quand on s’intéresse à d’autres formes de traitement. En réalité, d’après ces auteurs, le diagnostic peut être complètement évacué du processus thérapeutique ou, inversement, en constituer la finalité ou l’un des mécanismes. Puisqu’il permet au patient et à son entourage de nommer, de comprendre la maladie, puis de lutter contre elle , il a une propriété thérapeutique importante. Dans certains cas, le diagnostic est le but ultime du guérisseur, puisqu’une fois la source du problème identifiée, le patient peut la corriger ou l’éliminer (Csordas et Kleinman 1996 : 4). La guérison peut donc se produire sans qu’un état de santé ne soit atteint. Naomi Adelson affirme elle aussi, à la lumière de recherches menées chez les Cris de Whapmagootsui (Québec), que guérir ne signifie pas toujours être en santé et qu’être en santé ne signifie pas nécessairement d’être guéri de sa maladie (2000).

Les propos des conférenciers font écho à ces idées, puisque ceux-ciestiment que la guérison est un processus long parfois semé d’embûches, qui doit continuellement être poursuivi : en ce sens, les personnes cheminent graduellement vers la guérison, donc vers l’atteinte d’un état de santé, de bien- être et d’équilibre. Gregory Phillips estime par ailleurs que la guérison est un processus ne pouvant pas nécessairement être mesuré (Honolulu, le 7 septembre 2010). Cela fait écho à ce que conclut Waldram dans l’étude de projets de guérison autochtone canadiens qu’il dirige, Aboriginal Healing in Canada Studies in Therapeutic Meaning and Practice (2008) : les rechutes et les revers par rapport à la guérison, plutôt que d’être perçus comme des échecs, sont considérés comme faisant partie intégrante d’un cheminement personnel dynamique. L’auteur indique que la guérison complète est d’ailleurs considérée comme impossible au sein du mouvement de guérison autochtone canadien, puisque chaque personne

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doit continuellement cheminer vers la guérison et maintenir l’équilibre et l’harmonie avec soi ainsi quedans ses relations sociales (Waldram 2008 : 8).

Csordas et Kleinman soulignent donc que la guérison, la santé et la maladie ne sont pas pensées ou vécues de la même manière d’une culture à l’autre : ces concepts ne sont pas des universaux et les réalités socioculturelles, politiques, historiques et économiques d’une société contribuent à leur façonnement. Différents travaux anthropologiques appuient cette idée (Adelson 2000 ; Clément 2007 ; Waldram 1997, 2004). Comme l’exprime Adelson, « toutes les définitions de la santé sont empreintes de nuances idéologiques et ne peuvent être séparées d’un contexte culturel et de valeurs. »(Adelson 2000 : 3). Ainsi, la santé, pensée par l’anthropologie, est un fait social construit à partir d’éléments de sens et de symboles partagés par les représentants d’une culture (Adelson 2000). D’après Adelson, la conception occidentale de la santé, fortement influencée par la biomédecine, est associée à la longévité et à la bonne forme physique d’un corps individuel dépourvu de maladies. Dans d’autres cultures, elle peut être définie d’une manière radicalement différente, et être associée à des symboles de même qu’à des métaphores autres que ceux de l’Occident individualiste et industrialisé (Adelson 2000). Il arrive, par ailleurs, que le concept de santé ne trouve pas d’équivalent dans certaines langues et dans certaines cultures, comme l’illustre l’auteure grâce au concept cri de « miyupimaatisiiun » qu’elle traduit par l’expression « Being Alive well » (Adelson 2000, 2008). Or, la santé n’est pas problématisée par la biomédecine qui la considère comme un fait universel empiriquement mesurable. Grâce à des critères qu’elle applique à toutes les populations humaines, tels que le taux de cholestérol, l’indice de masse corporelle, etc., la biomédecine prétend pouvoir déterminer le degré de santé ou de non-santé d’une personne. Ce modèle de la santé, partiel et partial, selon l’expression d’Adelson, entraîne un aveuglement biomédical et culturel qui est à la source d’erreurs importantes dans les analyses effectuées par les experts de la santé (Adelson 2000 : 4-5).

Des parallèles peuvent être tracés entre ces descriptions et des exemples intéressants soulignés dans les discours des conférenciers. D’une part, les conférenciers désignent ce qu’ils considèrent comme les limites ou désavantages des conceptions occidentales de la santé. D’après Gregory Phillips, la médecine occidentale n’est axée que sur la santé mentale et physique, mais ne tient pas compte de la santé émotionnelle et spirituelle (Gregory Phillips, Honolulu, le 7 septembre 2010). D’autre part, Stevenson Kuartei, médecin et ministre de la Santé de la République de Palau au moment du rassemblement, exprime que la médecine occidentale ne gère que les maladies et ne prend pas en compte tous les facteurs liés à la santé et au bien-être :

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Well what modern health community has been doing is they've been dealing with diseases. They've been medicalizing health. They've been dealing with hosts and agents of diseases. They have not been dealing with agents of health. They've used a tool called the bio- medical tool and they have not done a very good job on environment. They've used this tool called a soap. And when you go see the doctor, that's what they do, they actually soap you. […] They ask you what is wrong with you, they order a test, they think a little bit and then they give you medicine. So if this is what they do, why have the health indicators gotten worse? Because they've neglected environment (Stevenson Kuartei, Honolulu, le 6 septembre 2010).

Ces propos de Stevenson Kuartei me permettent d’aborder ici une seconde critique des conférenciers envers les experts de la santé biomédicale occidentale : ceux-ci manquent de respect envers les personnes autochtones, ou n’adaptent pas suffisamment leurs services à leurs besoins. Cela fait écho à des situations soulignées dans la littérature consultée. Dans le rapport Bidaaban : modèle de guérison de la première nation Mnjikaning (Ojibway, Ontario, Canada), une personne fait le témoignage suivant : « Je peux vous raconter des histoires au sujet des médecins, des dentistes, des pharmaciens, qui ne m’ont pas traité aussi bien que tout le monde après qu’ils eurent constaté que j’étais Indien. » (Couture et Couture 2002). Selon Adelson et Tanner, les médecins et infirmiers qui travaillent dans les communautés autochtones s’exercent rarement à apprendre la langue maternelle de leurs patients, à tenter de comprendre leur expérience de la maladie ou de s’adapter aux routines de la communauté. Ils offrent plutôt, en règle générale, des services à des heures restreintes qui ne conviennent pas à leurs patients (Adelson 2000 : 101) et tentent de leur inculquer les notions du discours biomédical hégémonique dont ils sont les représentants, convaincus que celui-ci représente la vérité sur la santé et la guérison (Tanner 2004 : 190). Toute cette dynamique crée une certaine frustration chez les Autochtones. Celle-ci s’ajoute à l’idée selon laquelle l’homme blanc, sa nourriture et son mode de vie sont les plus grandes menaces à la santé et au fait de vivre bien (Adelson 2000 : 100).

Françoise Dussart expose clairement, dans son article « It Is Hard to Be Sick Now » : Diabetes and the Reconstruction of Indigenous Sociality, les contraintes que comporte la biomédecine pour les Warlpiri (désert central, Australie) affligés de diabète et leurs frustrations de ces derniers vis-à-vis des médecins et des infirmières qui les traitent. Les Warlpiri hésitent à avouer leur maladie, car ils savent qu’elle sera une source d’exclusion des rituels et des activités traditionnelles en plus de forcer leurs parents à s’occuper d’eux. Le cas du diabète, en particulier, ajoute à ces restrictions sociales une couche de prescriptions biomédicales, telles qu’éviter le déplacement et la pratique de certaines activités, ainsi que des traitements comme la dialyse ou la prise de médicaments oraux. Ainsi, les personnes malades cachent souvent leur condition à leurs proches ou aux experts de la santé, puisque la maladie les force

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à rester sur place, à cesser de voyager et d’entretenir leurs réseaux de parenté. EIles préfèrent garder leur liberté de voyager, décidant parfois soudainement de quitter la communauté durant plusieurs mois. Les Warlpiri ressentent donc l’imposition des traitements biomédicaux comme un poids additionnel à leur maladie, car ils en soulagent uniquement les symptômes. Ils refusent aussi de rester inactifs puisqu’ils ressentent le besoin et la responsabilité d’entretenir leurs réseaux de parenté : sinon, ils se sentent égoïstes, sans valeur et abandonnés de tous. Le fait de voyager à travers le territoire et de participer activement aux cérémonies leur permet de tisser et de retisser des liens avec des lieux auxquels ils sont rattachés et de vastes réseaux de parenté. Ils luttent donc pour réconcilier les demandes biomédicales de la maladie chronique et les exigences d’une socialité dense et d’une économie de don/contre-don. Ils décrivent, en contrepartie, les médecins et les infirmières comme incompétents, n’aidant pas les Warlpiri lorsque ceux-ci quittent la communauté pour de longues périodes, soit en leur donnant une plus grande quantité de médicaments, soit en transférant leurs prescriptions dans les pharmacies d’autres régions (Dussart 2010 : 80-82).

Le cas soulevé par Dussart mène, selon l’auteure, à un questionnement sur ce qu’est une vie qui vaut la peine d’être vécue. Les Warlpiri considèrent qu’une vie qui vaut la peine d’être vécue est directement liée à leur intégrité personnelle comme membre actif d’un réseau de parenté (Dussart 2010 : 81). Ici, un lien peut être établi avec les propos de Waldram mentionnés précédemment : dans le mouvement de guérison autochtone canadien, cheminer vers la guérison implique de maintenir l’équilibre et l’harmonie intérieure, mais également dans ses relations sociales (Waldram 2008 : 8). La dimension relationnelle de la guérison, ainsi que la notion de personne qui prévaut dans les cultures autochtones, est discutée à la section qui suit.