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Mon approche : adopter un regard critique et contextuel

Chapitre 1 : Contexte historique et cadre conceptuel

1.5 Mon approche : adopter un regard critique et contextuel

Les critiques du concept d’« autochtone » sont pertinentes et importantes à considérer dans une large mesure. En effet, ce concept a une portée politique et légale, bien qu’elle soit limitée, en raison de son enchâssement dans les constitutions, lois, conventions et déclarations nationales ou internationales. Tel que Michaela Pelican le note avec justesse, bien qu’il soit très difficile tant pour les anthropologues que les décideurs de s’entendre sur une définition universelle de l’autochtonéité, diverses ONG et instances internationales (ONU) considèrent néanmoins qu’il est possible de compter quelques 350 millions d’Autochtones dans le monde (2009 : 56). En effet, elles financent et travaillent avec les groupes qu’elles considèrent comme Autochtones, ce qui peut créer des tensions locales et mener à des formes inattendues de domination et d’hégémonie (Tilley 2002 : 554; 527-528). Des conflits peuvent émerger au sein des communautés, regroupements et organisations autochtones quant à ce qui définit un « réel » autochtone (King 2012 ; Weaver 2001 : 247). Dans un commentaire à l’article de Kuper, Suzman explique qu’alors que les discours sur les droits autochtones ont permis des gains pour des populations minoritaires22 dans les Amériques et d’autres régions du monde, il ont parfois servi à créer de nouvelles

inégalités. Selon lui, le cas des San de l’Afrique du Sud démontre qu’il n’est pas aisé de déterminer qui est autochtone ou non, que ceux qui peuvent être reconnus comme autochtones ne sont pas nécessairement ceux qui ont le plus besoin d’aide, et surtout que les discours sur les droits autochtones peut renforcer les mêmes structures de discrimination qui précarisent ces peuples en premier lieu (Suzman 2003). D’autres désavantages sont liés aux représentations de l’autochtonéité : l’attacher aux traditions peut mener à l’exclusion d’Autochtones qui vivent en milieux urbains ou qui occupent une profession considérée comme non traditionnelle (Canessa 2006 : 257-258) et causer des divisions internes (Weaver 2001 : 66). Thomas King, intellectuel et écrivain Cherokee, affirme ainsi :

We’ve done a reasonably good job of injuring ourselves without the help of non-Natives. For instance, for decades we’ve beaten each other up over who is the better Indian. Full- bloods versus mixed-bloods. Indians on reservations and reserves versus Indians in cities. Status versus non-Status. Those who are enrolled members of a tribe versus those of are

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not. Those of us who look Indian versus those of us who don’t. We have been and continue to be brutal about these distinctions, a mutated strain of ethnocentrism. (King 2012 : 162)

Chercher à souligner les idées reçues qui se cachent derrière certains mots est également essentiel à la réflexion scientifique. Dans Indigenism. Ethnic Politics in Brazil (1998), Alcida Rita Ramos explore le bagage historique de mots employés pour parler des Autochtones au Brésil, tels qu’enfants, païens, nomades, primitifs et sauvages. Ce faisant, elle souligne comment des conceptions péjoratives au sujet des Autochtones les maintiennent dans une position d’infériorité légitimant diverses formes de domination, et tente de démontrer que l’anthropologie est non seulement sujette à l’invasion de concepts basés sur des idées reçues, mais peut également contribuer à leur renforcement si elle les adopte comme des concepts scientifiques sans les soumettre à un examen critique : « Without critically evaluating the concepts one uses in a field such as anthropology, one risks simply repeating reality. Actually, the risk is greater than that. The risk is that the repetition of a concept without critical evaluation of it lends the concept an aura of scientific legitimacy. » (Ramos 1998 : 13-14). Ramos mentionne à cet effet Bourdieu qui propose, contre ce qu’il appelle la « persuasion clandestine », de se prêter à l’étude de l’histoire sociale des problèmes, des objets, et des instruments de pensée qui construisent la réalité sociale (1989 : 36 dans Ramos 1998 : 14). Analyser les divers concepts employés pour décrire les Autochtones et rejeter l’utilisation de certains d’entre eux, dont « primitifs », me semble nécessaire à la production de réflexions scientifiques valides. Ce travail s’inscrit également en parfaite continuité de la mouvance du projet de la décolonisation de la recherche, dont je traiterai dans le deuxième chapitre.

Adopter une attitude critique envers le concept d’« autochtone » comme le propose Ramos, ne signifie pas néanmoins qu’il faille le rejeter entièrement. Selon les termes employés par James Clifford, « The Native is thrown out with the bath water of nativism » (2013 : 71). Plutôt que de discréditer ce concept en raison de son potentiel de servir d’outil à des peuples marginalisés et dominés, les anthropologues doivent selon moi étudier cette utilité. J’entends, par ce commentaire, moins un appel à l’engagement, soit d’associer la validité du concept à son utilité pour des peuples marginalisés, qu’un appel à la transparence et l’honnêteté intellectuelle et scientifique. Tenter de corriger ceux qui emploient le concept d’autochtone, chercher à départager les vrais et les faux Autochtones, ou viser l’atteinte d’une définition totalisante et universelle de leur identité, comme tentent de le faire plusieurs auteurs, m’apparaît par ailleurs inutile, voire même malavisé. Je pense plutôt que les anthropologues ont le devoir de documenter, à travers un travail ethnographique minutieux, la panoplie des définitions accordées au mot « autochtone », les multiples usages qui en sont faits par différents acteurs dans des dynamiques

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spécifiques à chaque contexte local, et les conséquences locales, nationales et internationales du discours mondial sur l’autochtonéité.

C’est par ailleurs l’approche suggérée par Alan Barnard qui remet en question la validité du concept de « peuples autochtones » (indigenous peoples) comme concept scientifique, tout en indiquant qu’il est employé comme outil politique et légal dans la lutte pour les droits collectifs. Il propose aux anthropologues de se concentrer sur les compréhensions locales de l’identité autochtone (Barnard 2004 ; 2006 dans Pelican 2009 : 53-54). Friedman adopte également cette approche, estimant que le concept d’Autochtone ne résulte non pas de procédures scientifiques et de réflexions intellectuelles, mais est un fait social, ce à quoi s’intéressent précisément les sciences sociales. Il utilise l’exemple du concept de « race » pour clarifier son propos : alors que celui-ci ne repose sur aucune réalité biologique, il a une existence sociale, du moins aux États-Unis (Friedman 2009 : 50-51). Clifford abonde en ce sens : « To take seriously the current resurgence of native, tribal, or aboriginal societies we need to avoid both romantic celebration and knowing critique. An attitude of critical openness is required, a way of engaging with complex historical transformations and intersecting paths in the contemporary world. » (Clifford 2013 : 13). Avec le livre Indigenous Experience Today (2007), Marisol de la Cadena et Orin Starn proposent une telle approche :

None of these chapters assume that the criteria for indigeneity are ever self-evident or intrinsic; they examine instead the changing boundary politics and epistemologies of blood and culture, time, and place that define who will or will not count as indigenous in the first place. […] A further common thread is our desire to historicize indigeneity so as to expose its lack of pre-established, ʺnatural’’ boundaries of any sort. (De la Cadena et Starn 2007a : 2-3)

Dans le cadre de mon projet de recherche, j’ai donc tenté de relever les discours des participants d’HOSW sur les thèmes de l’autochtonéité, tout en soulignant la diversité du vocabulaire qu’ils emploient de même que celle des contextes auxquels se rattachent leurs expériences. Je décrirai plus en détail, dans le prochain chapitre, mon approche méthodologique qui puise à la fois dans la théorisation ancrée et le projet de la décolonisation de la recherche.