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Chapitre 2 : Démarche réflexive et cadre méthodologique

2.2 Éthique et réflexivité

2.2.1 Décolonisation de la recherche

En 1999, Linda Tuhiwai Smith publie Decolonizing Metholodologies : Research and Indigenous Peoples. Dans ce livre désormais célèbre, cette chercheure māori explore l’histoire de la construction des savoirs scientifiques sur les Autochtones et elle souligne comment ceux-ci ont façonné les relations entre les colonisateurs et les colonisés, en apportant des arguments (biaisés) favorables aux projets assimilationnistes et en fournissant aux Autochtones des représentations négatives d’eux-mêmes. Elle présente la science comme l’héritière de l’impérialisme, et tente de démontrer, de manière convaincante, comment cet héritage continue d’influencer les institutions du savoir, de maintenir des relations asymétriques entre les chercheurs et les Autochtones et d’exclure les peuples autochtones de l’entreprise scientifique (Smith 2012 : xi-xii). Ce faisant, elle montre comment la science a contribué aux projets coloniaux, mais elle met également en lumière son hégémonie persistante.

En effet, la recherche auprès des Autochtones a une histoire peu reluisante (Kovach 2009 : 24). Des chercheurs, dont des anthropologues, ont souvent fait preuve d’ethnocentrisme ou de racisme à leur égard et ont parfois abusé de leur confiance ou leur ont manqué de respect (CRPA 1996b). Parmi les exemples les plus évidents de traitement déshumanisant des Autochtones par des scientifiques, on compte les acquisitions illégitimes et les vols d’objets, les pillages de tombes, le commerce, l’étude et l’exposition publique de restes humains sans la permission des communautés et l’exploitation des informateurs (Bruchac 2014 ; Smith 2012 : 29). Les dernières décennies ont été marquées d’initiatives, de la part des Autochtones, pour révéler ces abus, les prévenir et obtenir des restitutions, des excuses ou réparations lorsque possible. Plusieurs institutions muséales ont dû restituer des objets aux communautés lorsque ceux-ci avaient été volés ou acquis sans l’aval des personnes appropriées.

Mais au-delà de ces abus « évidents », la recherche a également eu certaines conséquences plus subtiles, mais néanmoins désastreuses d’après Smith. Des générations d’hommes blancs, missionnaires, explorateurs, agents coloniaux ou ethnographes, produisirent, à partir de leur propre culture, de leurs propres valeurs et idées, des représentations exotiques et déshumanisantes et biaisées (Kovach 2009 : 28) des Autochtones. Leurs idées sur le genre et la sexualité, notamment, contribuèrent à façonner des représentations dénigrantes des femmes autochtones (Smith 2012 : 9) qui virent d’ailleurs leur rôle et leur statut dans leur communauté complètement transformés par la colonisation (Smith 2012 : 48). Le concept de race est un autre exemple d’idée utilisée pour justifier les entreprises coloniales et les projets assimilationnistes (Kovach 2009 : 27 ; Smith 2012 : 1). La catégorisation des humains dans des races différentes, auxquelles étaient associées des aptitudes inégales, servit à justifier l’asservissement,

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la dépossession ou la prise en charge par l’État des peuples autochtones, tout en renforçant la certitude des Occidentaux de leur propre supériorité (Smith 2012 : 47). Selon Smith, les Autochtones ayant été définis comme non civilisés et même moins qu’humains (incapable de créer, d’utiliser leur intellect, d’imaginer, d’utiliser leurs terres, etc.) (Smith 2012 : 26), il apparaissait utile, nécessairement, et même généreux de les civiliser.

Dans son livre, Smith insiste sur l’utilité et la nécessité de décoloniser la recherche scientifique et de développer ou de faire reconnaître des méthodes, des paradigmes et des épistémologies autochtones. Elle propose en fait une exploration critique, une révision de l’histoire et des savoirs qui s’inscrit dans la lignée d’autres courants critiques, comme la critique féministe24, et du post-modernisme et du post-

colonialisme (Smith 2012 : 6). D’après elle, « to hold alternative histories is to hold alternative knowledge » ( Smith 2012 : 36). Elle présente ainsi plusieurs projets de recherche mis enavant par des chercheurs autochtones et décrit différentes manières de repenser la recherche comme une activité plus utile, plus respectueuse et plus éthique (Smith 2012 : 9).

Convaincus de la relation entre la science et l’hégémonie impérialiste, et de la pertinence et de la nécessité de décoloniser la recherche, plusieurs chercheurs, autochtones et non autochtones, ont participé aux débats sur la décolonisation de la recherche et ont proposé des avenues pratiques par rapport à cet objectif. Dans Research Is Ceremony: Indigenous Research Methods (2008), Shawn Wilson, chercheur Cri Opaskwayak né au Manitoba et résident depuis plusieurs années de l’Australie, propose de penser la recherche comme une cérémonie sacrée, puisqu’elle réduit la distance entre les personnes et tend à les rapprocher (2008 : 87). Cette conception lui provient notamment d’échanges, individuels et en groupe, avec d’autres chercheurs autochtones originaires du Canada et de l’Australie. De ces échanges ressort particulièrement l’importance de la relationalité : les relations, d’après l’auteur, forment la réalité des Autochtones. Les chercheurs doivent selon lui penser toutes les étapes et tous les aspects de leur recherche en fonction des relations auxquelles ils sont redevables. Le livre est conçu, par ailleurs, pour refléter les relations de l’auteur à sa famille, sa nation, les chercheurs avec qui il a échangé et les autres personnes à qui il est lié. Certains chapitres sont présentés sous la forme d’échanges, par exemple. En sus du paradigme de la relationalité, Wilson considère que : « Respect, reciprocity and responsibility are key features of any healthy relationship and must be included in an

24 « Arguably, Western feminism has provided a more radical challenge to knowledge than Marxism because of its

challenge to epistemology: not just the body of knowledge and world view, but the science of how knowledge can be understood. Even Western feminism, however, has been challenged, particularly by women of color, for conforming to some very fundamental Western European world views, value systems and attitudes towards the Other. » (Smith 2012 : 45)

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Indigenous methodology. » (Wilson 2008 : 77). Margaret Kovach, une chercheure Nêhiyàw et Saulteaux, publie en 2009 un livre qui puise également dans des échanges avec des chercheurs autochtones. Indigenous Methodologies: Characteristics, Conversations, and Contexts, présente les fruits de ses recherches doctorales sur les chercheurs autochtones et leurs manières d’incorporer leur culture dans leur méthodologie de recherche (Kovach 2009 : 11). Elle se penche particulièrement sur les épistémologies (ways of knowing), les manières de décoloniser les théories scientifiques et la responsabilité éthique.

Ces livres s’adressent de prime abord à des chercheurs autochtones afin de leur proposer des manières de se tailler une place dans les milieux universitaires et scientifiques et de formuler des épistémologies et des méthodologies qui correspondent à leur propre culture. Les auteurs identifient également un besoin criant de dialogue et de collaboration entre les chercheurs, les activistes, les éducateurs et d’autres acteurs autochtones afin d’éviter qu’ils ne travaillent en vase clos (Smith 2012 : xiii). Les travaux sur la décolonisation de la recherche me sont grandement utiles dans le cadre de mon projet de recherche et ce sur plusieurs plans. D’une part, ils me permettent d’envisager plus clairement comment les personnes pouvant participer à mon projet de recherche pourront le percevoir et le juger. Smith, Kovach et Wilson affirment que la recherche est encore perçue par des communautés autochtones à travers le monde comme un processus qui les exploite, ainsi que leur culture, leurs savoirs et leurs ressources, et qui est mené par des non-Autochtones pour leur propre profit et sans apporter de retombées aux Autochtones (Smith 2012 : xi ; Kovach 2009 : 27-29). Comme l’exprime Smith :

It appalls us that the West can desire, extract and claim ownership of our ways of knowing, our imagery, the things we create and produce, and then simultaneously reject the people who create and developed those ideas and seek to deny them further opportunities to be creators of their own culture and own nations ( Smith 2012 : 1).

Selon ces auteurs, les chercheurs non autochtones s’approprient par des méthodes extractives les savoirs de ceux qui les partagent avec eux (Kovach 2009 : 27) ; les anthropologues s’approprient la culture, les psychologues les comportements et croyances, les linguistes la langue, les musées et les collectionneurs acquièrent les restes humains, les objets et les œuvres d’art (Smith 2012 : 29). D’après Kovach, les communautés autochtones se font désormais étudier avec plus de finesse et de tact qu’auparavant, mais se font tout de même encore étudier par une majorité de chercheurs occidentaux qui travaillent dans des paradigmes occidentaux (Kovach 2009 : 28). L’anthropologie, en particulier, a très mauvaise presse chez les Autochtones. La chanson Here Comes the Anthros, de Floyd Red Crow

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Westerman (Westerman 1982), et une multitude de blagues et d’anecdotes, dont je fournirai un exemple dans le chapitre 4, témoignent également du ressentiment des Autochtones envers les anthropologues. Smith écrit :

I did not become an anthropologist, and although many indigenous writers would nominate anthropology as representative of all that is truly bad about research, it is not my intention to single out one discipline over another as representative of what research has done to indigenous peoples. I argue that, in their foundations, Western disciplines are much more implicated in each other as they are in imperialism. Some, such as anthropology, made the study of us into ‘their’ science, others were employed in the practices of imperialism in less direct but far more devastating ways (Smith 2012 : 11).

À la lumière de ces expériences avec la recherche scientifique, il est plus facile de comprendre les postures que les communautés autochtones adoptent vis-à-vis des chercheurs et de leurs projets de recherche. Smith présente en exemple cette série de questions :

Whose research is it? Who owns it? Whose interests does it serve? Who will benefit from it? Who has designed its questions and framed it scope? Who will carry it out? Who will write it up? Who will the results be disseminated? (…) Is her spirit clear? Does he have a good heart? What other baggage are they carrying? Are they useful to us? Can they fix up our generator? Can they actually do anything? (Smith 2012 : 10).

Certaines communautés ou regroupements autochtones se sont dotées de guides éthiques ou de lignes directrices en matière de recherche. Par exemple, l’annexe E du cinquième volume du rapport final de la Commission royale sur les peuples autochtones (CRPA) présente un code éthique en matière de recherche auprès de communautés autochtones. Celui-ci encourage les chercheurs à prendre des précautions particulières et à adopter des attitudes respectueuses (CRPA 1996a) ;1996b). En voici quelques exemples :

 Organiser la recherche de manière à permettre aux représentants de la communauté en cause de participer à la planification et à la réalisation de la recherche et à l’évaluation des résultats ;  Soumettre les résultats de la recherche à la communauté autochtone avant qu’ils ne soient

publiés ;

 Prendre en considération les savoirs et les perceptions des autochtones quant à la question de recherche et les moyens pour y trouver une réponse ;

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 Si possible, favoriser la transmission d’aptitudes aux participants à travers la réalisation de la recherche et augmenter la capacité de la communauté autochtone d’entreprendre ses propres recherches.

L’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador (APNQL) et Femmes autochtones du Québec Inc. (FAQ) ont également produit, respectivement, un protocole et des lignes directrices en matière de recherche(APNQL 2005 ; Basile et Robertson 2012). Ces différents guides, protocoles et lignes directrices ont influencé mes propres choix en matière d’éthique. C’est dire donc que toutes ces critiques autochtones de la science occidentale mettent en lumière des biais ethnocentriques, un héritage colonial et des tendances hégémoniques qui doivent être évités au maximum.

Les critiques exprimées par les Autochtones au sujet de la recherche scientifique, notamment de la recherche anthropologique, ont inspiré de nombreux anthropologues à repenser leur manière de mener leurs travaux. Des textes de Jean-Guy A. Goulet, Laurent Jérôme et Carole Lévesque, par exemple, rendent compte de ces efforts et ce particulièrement par rapport à la pratique de l’anthropologie au Canada et au Québec (Goulet 2004 ; Jérôme 2008 ; Lévesque 2009). Toutefois, malgré la pertinence de ces critiques, il n’en demeure pas moins que certains travaux anthropologiques sont d’une utilité indéniable pour les peuples autochtones. C’est le cas, par exemple, des recherches de Ben Finney sur les techniques de navigation traditionnelles qui ont été essentielles à la création de la Polynesian Voyaging Society, qui sera présentée à la section 3.4.1. De plus, de nombreux anthropologues, tels que Pierre Maranda (Lévy 2011), ont choisi de rendre accessibles leurs données ethnographiques aux communautés dont elles proviennent grâce à des fonds d’archives.