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Chapitre 1 : Contexte historique et cadre conceptuel

1.4. Débats sur les discours mondiaux sur l’autochtonéité

1.4.3 Critique anthropologique

Mais au-delà des critiques des définitions de l’autochtonéité sur le plan de leur opérationnalité, c’est-à- dire de leur efficacité à décrire efficacement tous les peuples autochtones, nombre d’anthropologues débattent de la validité même des concepts d’« autochtone », d’« autochtonéité » et d’autres corollaires. Dans son article The Return of the Native (2003), Adam Kuper affirme que le concept de « peuples autochtones » est basé sur une idéologie essentialiste de la culture et de l’identité. Selon lui, le terme « indigenous » a remplacé « primitive » et évoque des idéaux romantiques sur des peuples chasseurs- cueilleurs, nomades, en harmonie avec la nature (Kuper 2003 : 389 ; Pelican 2009 : 53) :

« Nevertheless, discredited old arguments may lurk behind new words. “Culture” has become a common euphemism for “race.” Similarly, in the rhetoric of the indigenous peoples movement the terms “native” and “indigenous” are often euphemisms for what used to be termed “primitive” (Beteille 1998). […] The indigenous peoples forum from which the Boers were ejected was dominated by delegations speaking for Inuit, San, Australian Aborigines, Amazonian peoples, and others, precisely the quintessential “primitive societies” of classical anthropological discourse. » (Kuper 2003 : 389).

Kuper critique fortement les activistes et les anthropologues qui emploient le concept de « indigenous peoples », affirmant qu’ils promeuvent des idéologies essentialistes et de nouvelles inégalités,

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notamment quant à l’accès aux ressources (Kuper 2003 : 390 ; Pelican 2009 : 53). Il s’appuie particulièrement sur les travaux d’anthropologues africanistes pour tenter de démontrer les tensions et aberrations que crée un discours universel sur l’autochtonéité en contexte local. Il traite également de cas où ce discours est employé pour justifier différentes pratiques de discrimination ou même de nettoyage ethnique (2003 : 390-393).

L’article de Kuper a polarisé la communauté anthropologique et suscité de vifs débats sur le concept d’autochtone. Cela est déjà évident au niveau des commentaires qui accompagnent l’article dans le numéro de Current Anthropology dans lequel il est paru. Les commentateurs expriment des réactions très contrastées : d’une part, il y a ceux qui, en plus de réfuter l’argumentation de Kuper, la dénigrent. Alcida Rita Ramos affirme d’emblée : « One wonders what the point of Kuper’s article really is » (Ramos 2003 : 397). Elle accuse Kuper de présenter des généralisations et une mise en valeur du développement qui ne résistent pas à une analyse critique, et dit de son argumentation qu’elle est faible/pauvre (poor). Steven Robins qualifie le portrait que dresse Kuper des activistes autochtones de caricatural et se demande si son article ne cache pas le désir de revenir à d’anciennes formes d’autorité ethnographique : « Surely anthropology should not strive to reduce subaltern voices and histories to a sanitized and standardized version of the anthropologist’s thruth » (Robins 2003 : 399). D’autre part, James Suzman félicite Kuper de critiquer ouvertement la doctrine des droits autochtones, qu’il considère comme diamétralement opposée à la pensée anthropologique contemporaine, et propose en appui ses propres exemples ethnographiques (Suzman 2003).

D’après plusieurs anthropologues, les critiques de Kuper sont contreproductives et injustifiées et ne servent ni l’anthropologie ni les causes autochtones (Kenrick et Lewis 2004 : 8) cité dans (Pelican 2009 : 53). Morin attribue en bonne partie l’ampleur du débat à de l’ignorance et de la confusion :

« En devenant globale, l’autochtonie acquit un caractère universel et ce fait interpella à la fin des années 1990 des anthropologues plus habitués à parler d’ethnies ou de populations tribales. Ils critiquèrent donc dans des revues scientifiques la notion de “peuple autochtone” telle qu’elle est apparue dans les documents onusiens ; ils mirent en question son caractère universel et les droits qu’elle implique comme celui à l’autodétermination. » (Morin 2011 : 130-131).

Jonathan Friedman estime pour sa part que si Kuper propose de déconstruire et de rejeter unilatéralement le concept d’autochtone, c’est qu’il est confus quant à la nature de celui-ci. Selon lui, Kuper commettrait l’erreur de présupposer que le concept doit être entendu de façon scientifique plutôt

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que comme une réalité sociale, une identité politique émanant de relations inégalitaires entre peuples autochtones et États (2009 : 49-51) : « Kuper lutte contre un vrai phénomène comme s’il s’agissait d’une simple erreur intellectuelle » (2009 : 53). Friedman affirme que l’autochtonéité20 doit être comprise dans

le contexte légal concernant son usage, celui-ci ayant nécessairement mené à son universalisation et à la création d’une définition légale, alors que le concept d’« autochtone » est fondamentalement relatif et ambigu (Friedman 2009 : 33).

Ronald Niezen adopte également cette posture, affirmant quant à lui que l’essentiel n’est pas de tenter de déterminer l’authenticité de l’identité autochtone mondiale qu’est l’autochtonéité, ou celle des multiples identités autochtones contemporaines, mais de considérer celles-ci comme des artefacts contemporains. Il estime que les identités et les mémoires collectives sont sujettes à des transformations (2005 : 536). Toutes les identités de groupe seraient donc des constructions, comme l’expriment Delâge et Laugrand : « Aucune tradition n’échappe à cette logique de bricolage, même si les acteurs se défendent de dresser des échafaudages » (2008 : 4). Par ailleurs, ce serait grâce à l’intégration de processus, de structures, de savoirs et d’institutions empruntés à d’autres cultures, notamment celles de leurs oppresseurs à travers un processus que Marshall Sahlins qualifie d’indigénisation de la modernité, que les Autochtones, en dépit de l’apparence de paradoxes, ont non seulement survécu à des centaines d’années d’oppression, mais ont également préservé et renouvelé leurs ordres culturels (Niezen 2005 : 536 ; Sahlins 1999 : ix). L’identité autochtone, réarticulée et reconstruite, est donc employée, selon Niezen, comme un outil de libération (Niezen 2003 : 221). D’après Adamczyk, la question est d’abord et avant tout de savoir si les groupes ont la liberté de construire leur identité ou s’ils sont forcés à adopter celle que d’autres ont construite pour eux (Adamczyk 2011).

Plusieurs des détracteurs de Kuper soulignent l’utilité du concept « indigenous peoples » comme un outil politique et légal efficace contre la discrimination et la dépossession que vivent ces peuples marginalisés, et conçoivent l’autochtonéité comme une notion d’identité relationnelle, similaire à l’ethnicité (Gausset, Kenrick et Gibb 2011 : 137-138 ; Niezen 2003 : 118 ; Pelican 2009 : 53). D’après Niezen, l’autochtonéité21

est une définition identitaire assurant l’unité d’un mouvement international qui aspire à promouvoir et protéger les droits des peuples autochtones du monde (Niezen 2003 : 4). Si elle reste large et qu’elle est portée à se transformer perpétuellement à travers les rencontres entre les peuples autochtones, sans pourtant nécessairement se préciser, cela favorise en réalité la participation large et variée à des

20 L’auteur parle plutôt en termes d’« indigénéité » et d’« indigènes ». 21 Cet auteur utilise les termes « indigenism » et « indigenous identity ».

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rencontres internationales, dont les rencontres onusiennes. Ainsi, elle permet à des groupes s’auto- identifiant comme Autochtones de prendre part au mouvement international, de s’y exprimer et d’y tisser des liens de solidarité (Niezen 2006 : 297) et ce en dépit de la reconnaissance, ou de l’absence de celle- ci, qu’ils obtiennent d’autre part.