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Chapitre 1 : Contexte historique et cadre conceptuel

1.4. Débats sur les discours mondiaux sur l’autochtonéité

1.4.2 Critique de l’opérationnalité

Divers auteurs traitent ou dénoncent la difficulté, voire l’impossibilité, de dresser une liste exhaustive et universelle des critères servant à définir l’autochtonéité. Ce travail, rendu essentiel par la nécessité de clarifier le concept d’autochtone en raison de sa portée légale, pousse les gouvernements, les instances onusiennes et d’autres acteurs à souligner des critères communs à tous les peuples autochtones. Or, chacun des critères onusiens utilisés pour justifier la reconnaissance des peuples comme autochtones, que j’ai présentés plus haut18, fait l’objet de débats : d’une part, certains auteurs estiment qu’il peut être

difficile de déterminer qui a occupé le premier un territoire, que certains peuples autochtones ont été déplacés ou ont eux-mêmes combattu et forcé d’autres peuples à quitter les terres qu’ils revendiquent aujourd’hui comme ancestrales. En ce sens, distinguer les dominés des dominants n’est pas si simple, d’après Adam Kuper (2003 : 392). Quant à l’affirmation identitaire en fonction de critères culturels, sociaux, économiques et politiques, elle est dénoncée par certains comme essentialiste et opposée à toute forme de changement culturel (Gausset, Kenrick et Gibb 2011 : 137).

Le critère ultime que l’ONU a adopté pour la reconnaissance du statut d’autochtone d’un groupe, l’auto- identification en tant qu’Autochtone (Gausset, Kenrick et Gibb 2011 : 137), n’échappe pas non plus aux critiques. Des auteurs comme Andrew Canessa montrent que certains peuples pouvant être considérés comme autochtones selon d’autres critères onusiens ne se définissent pas eux-mêmes ainsi. Dans le

17 Ce terme est seulement employé par James Clifford selon les lectures réalisées dans le cadre de la présente

recherche (2013 : 15-16).

18 Le critère d’antériorité (qu’ils soient les habitants originaux d’un territoire spécifique), la spécificité culturelle et

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contexte que l’auteur décrit, celui de la Bolivie, les communautés de certaines régions décriront d’autres groupes, qu’ils considèrent comme moins civilisés, comme des « indígenas ». En Bolivie, ce mot, tout comme « Indio » est considéré comme fortement péjoratif (Canessa 2006 : 257-258). De plus, les critères onusiens font parfois en sorte que certains peuples ne se considérant pas autochtones soient reconnus comme tels par l’ONU, alors que d’autres revendiquant cette reconnaissance ne l’obtiennent pas (Gausset, Kenrick et Gibb 2011 : 137).

Les critères employés par les États pour déterminer qui est ou non autochtone et en quelle proportion, soit les liens de parenté et l’ancestralité des personnes, font également l’objet de débats. Ces critères, encore employés au Canada et en Australie, notamment, ont été fortement critiqués ; Kuper les compare même avec l’idéologie nazie dans l’optique de critiquer la validité du concept autochtone (Gausset, Kenrick et Gibb 2011 : 137 ; Kuper 2003 : 392). Les activistes des milieux autochtones luttent par ailleurs généralement contre les définitions de l’autochtonéité basée sur l’arbre généaloqique, car elles sont perçues comme servant à prétendre à la disparition des Autochtones en raison de métissages en plus de causer des divisions internes, tel que l’exprime Weaver: « In some regions of the country it is common to see the bumper sticker "FBI: Full Blooded Indian.” What message does this communicate to people of mixed heritage? Does this mean that they are somehow lesser human beings and cannot have strong cultural connections? » (Weaver 2001 : 250).

Au Canada, ces luttes ont mené à de légères modifications de la Loi sur les Indiens, généralement jugées insatisfaisantes par les activistes19. Cette loi, ne visant ni les Inuit et les Métis, s’applique néanmoins à

tous les autres Autochtones canadiens appartenant à une bande ou répondant à une série de critères plus spécifiques les uns que les autres. Cette loi, considérée comme fondamentalement coloniale, a d’ailleurs été peu modifiée depuis sa création en 1876. Elle a fait l’objet de diverses contestations, certaines sous forme artistique : l’exposition La loi sur les Indiens revisitée, présentée en 2010 par le musée Huron-Wendat de Wendake (Picard-Sioui 2009) et Sakahàn. Art indigène international, présenté en 2013 par le Musée des beaux-arts du Canada rendirent compte de certaines de celles-ci (Hill, Hopkins et Lalonde 2013). Par exemple, Nadia Myre, une artiste algonquine de Montréal, crée en 2000 l’œuvre Indian Act, une installation de 56 pages de la Loi sur Les Indiens abrégée sur lesquelles l’artiste et quelques 230 personnes ont brodé des perles rouges et blanches dans le cadre d’ateliers (Hill, Hopkins

19 La loi C-31 : Loi sur l’équité entre les sexes relativement à l’inscription au registre des Indiens, modifia les

catégories de personnes ayant accès au statut d’Indien, permettant, par exemple, dorénavant aux petits-enfants d’une indienne ayant épousé un non indien d’obtenir ce statut. Ce sont donc des gens autrefois considérés comme trop métissés, qui ont acquis le droit d’être reconnus comme Indiens au sens de la Loi sur les Indiens.

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et Lalonde 2013 : 232-233). Lauwrence Paul Uxweluptun, artiste Salish de Kamploops, produit en 1997 An Indian Act Shooting the Indian Act, Healey Estate. La loi, détruite par le feu d’une carabine décorée de rubans et de pelages, est encadrée avec l’arme et les munitions (Hill, Hopkins et Lalonde 2013 : 270- 271). Ces deux œuvres attaquent, transforment et effacent cette loi coloniale.

Dans différents contextes locaux, d’autres critères peuvent entrer en jeu pour décrire l’autochtonéité. Hilary N. Weaver, travailleuse sociale lakota, présente les contradictions qui peuvent apparaître entre ceux-ci grâce à une brève anecdote portant sur deux équipes, une Navajo et l’autre Lakota, participant à un tournoi de basketball : alors qu’une équipe juge l’autre comme ayant la peau trop foncée, trop de pilosité faciale, une apparence trop mexicaine, l’autre considère l’adversaire comme trop pâle, trop blanche. S’accusant mutuellement de ne pas être Autochtones, les joueurs n’arrivent pas à s’entendre sur des critères pouvant prouver hors de tout doute leur identité autochtone, comme la capacité de parler sa langue maternelle ou être reconnu comme « Indian » par le gouvernement fédéral, par exemple. Le match est donc déclaré nul (Weaver 2001 : 241).