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Quelles données enregistrer, comment et sur quel support ?

1. Le cadre professionnel

2.7. Le travail sur le terrain 135

2.7.2. Quelles données enregistrer, comment et sur quel support ?

2.7.2. Quelles données enregistrer, comment et sur quel support ?

Il convient de traiter les différentes catégories des données et les méthodes d’enregistrement afférentes afin d’en apprécier les apports et les limites de chacune. Cette section peut être considérée comme un regard critique et rétrospectif des méthodes employées sur les chantiers.

2.7.2.a. Le relevé graphique

On peut toujours débattre de l’existence de données graphiques en elles-mêmes mais les documents graphiques forment indiscutablement une expression physique des autres catégories d’information. Ils constituent un support incontournable à la fois pour la conservation des données de terrain et pour la communication des données interprétatives issues de l’analyse du site. Ce fondement fut compris dès le début du XVIIIe siècle quand William Stukeley, le premier secrétaire de la Society of Antiquaries of London déclara que « without drawing or designing the Study of Antiquities or any other Science is lame and imperfect »140.

Les relevés d’un édifice consistent en trois catégories majeures – les plans, les élévations et les coupes. La première fonction de ces relevés doit être la restitution des formes générales de l’ensemble à une échelle constante afin de pouvoir localiser les vestiges archéologiques ou d’apprécier les rapports d’un édifice avec son environnement plus ou moins proche. Les échelles employées varient en fonction de l’objectif du document – de l’échelle 1 : 1000 pour un plan de masse, par exemple jusqu’à l’échelle 1 : 1 pour certains détails comme de la modénature. Ce document de base peut être réalisé de façon manuelle, à l’aide d’outils courants comme le décamètre, la perche télescopique ou pour les plus technophiles, avec un distance-mètre laser. Il

140 Dans le premier compte-rendu de la société en 1717, aussi cité par Piggott 1978 : 1, fig. 15).

est transcrit sur un support adapté, feuille de papier millimétré ou un film polyester qui résiste mieux aux intempéries. Le plan peut être dessiné sur place ou dans le bureau à partir de cotes relevées sur le terrain. Le premier système demande plus de temps sur le terrain mais permet de constater les éventuelles (et inévitables) erreurs et oublis lors de la prise des mesures. Le deuxième permet de profiter des conditions d’un bureau, surtout si le dessin se fait à l’aide d’un ordinateur, mais les conséquences d’une erreur de mesure sont plus gênantes, surtout si le site est loin ou vient d’être détruit…

Pour le relevé des élévations, le dessin « pierre à pierre » des parements a été établi comme outil de base, en général à l’échelle de 1 : 20 ou à 1 : 50 dans certains cas. Les méthodes varient mais la mise en place d’axes de repères horizontaux et verticaux est généralement nécessaire. Ceux-ci devraient être reliés à un repère altimétrique quelconque, soit en coordonnées locales (propres au site) ou, de préférence, au système NGF. L’altimétrie est essentielle pour la compréhension de certaines relations entre les parties composantes d’un édifice et permet la restitution de coupes et d’élévations fiables à partir de relevés isolés.

Une des questions récurrentes concerne la compatibilité des fonds de plan des architectes et ceux produits par les archéologues : les deuxième sont souvent très critiques à l’égard des premiers en raison de leur aspect souvent simplifié voire fantaisiste tandis que les architectes trouvent souvent les relevés archéologiques inexploitables à cause du manque de clarté, l’utilisation d’échelles ou de conventions de dessin peu communes ou la présence de trop d’informations superflues pour leurs propres besoins. Ces différences illustrent très bien comment la façon d’aborder un sujet peut influer sur la nature des données produites. Bien que travaillant sur le même objet patrimonial, l’architecte et l’archéologue n’ont pas du tout les mêmes objectifs : les informations qu’ils observent et transcrivent correspondent à leurs propres besoins. La discussion en amont des attentes des uns et des autres peut améliorer l’échange des données.

En règle générale, l’archéologue préfère réaliser ses propres dessins, au moins pour les élévations mais des contraintes d’une intervention peuvent pousser à rapporter des observations archéologiques sur un fonds de plan existant, ce qui n’est pas toujours sans problèmes. Cependant, la réalisation de véritables relevés topographiques par l’aménageur peut soulager l’archéologue d’un travail fastidieux. C’était le cas pour quelques sites du corpus principal où le temps disponibles pour l’étude ne permettait tout simplement pas de faire un relevé cohérent à partir de rien.

2.7.2.b. Le relevé assisté

Les techniques manuelles sont progressivement appuyées voire remplacées par des techniques utilisant des instruments optiques plus ou moins automatisées. Il convient de distinguer trois méthodes de relevé assisté.

La première, et la plus fréquente, consiste en l’utilisation d’un théodolite équipé d’un tachymètre qui permet de relever des points selon les trois axes, x, y et z. Son fonctionnement nécessite l’utilisation d’un prisme sur une canne qui doit être posé au-dessus du point à relever.

Ces machines sont plus ou moins évoluées – elles peuvent être équipées d’une visée laser qui

permet de relever des points en hauteur ou autrement inaccessibles, un avantage incontestable pour le relevé des élévations. D’autres encore sont en partie robotisées et nécessitent un seul opérateur. Une fois mise en station, l’opérateur se promène sur le site avec une canne et prisme munie d’un panneau de contrôle en liaison radio avec la machine qui le suit à la trace. L’opérateur déclenche la prise de mesure et la codification des points permet la réalisation d’un dessin quasiment en temps réel141. Malgré ses fonctions techniques, le dessin final est dépendant des compétences des opérateurs et nécessite un travail de réflexion afin de transformer le nuage de points en véritables objets délimités dans l’espace. Les exigences sont d’autant plus élevées quand il s’agit de relevés en trois dimensions car l’opérateur doit visualiser les formes et les volumes qu’il est en train de relever et prendre les points de telle façon qu’ils puissent délimiter les objets en question, que ce soit l’embrasure d’une fenêtre, la nervure d’une voûte, etc.

Comme tout relevé, la qualité et la fiabilité du produit fini dépend non seulement des compétences techniques de la personne mais aussi de sa compréhension de l’édifice devant lui.

Pour le relevé réalisé à l’aide d’un théodolite, la personne avec la canne décide quels points doivent être « pris », ce qui demande une réflexion constante sur la nature de l’objet qu’il veut représenter. Il est donc souhaitable que les personnes chargées du relevé soient des archéologues ou qu’elles aient au moins une forte sensibilité à l’objet archéologique en question. Sachant que le relevé final sera réalisé par un logiciel de dessin vectoriel, la personne devrait également prendre en compte les techniques de dessin de logiciel afin de prendre ses points de façon compatible avec la logique de l’outil informatique.

Un cas typique d’un malentendu concerne le relevé de murs dégagés en fouille à l’intérieur d’un bâtiment où un topographe extérieur a relevé les angles formés par les maçonneries. Lors de la création du plan avec un logiciel de CAO, il a créé des objets à partir des espaces délimités par les murs, ces derniers ayant été transformés en vides tandis que les vides formaient des objets solides, nécessitant un travail de recomposition des objets142.

Les deuxième et troisième méthodes sont généralement complémentaires : il s’agit de la photogrammétrie et son dérivé, l’ortho-photo, et le relevé par scan en trois dimensions. Largement employés pour le relevé de monuments historiques, seule l’ortho-photo est utilisée régulièrement pour les interventions purement archéologiques et ce grâce aux récents progrès techniques.

La photogrammétrie est une technique ancienne développée à partir du milieu du XIXe siècle et est devenue une technique importante pour la réalisation de levers de façades en architecture et de cartes topographiques à partir de photos aériennes. Elle repose sur la restitution du relief d’un objet à partir de la prise de vue de stéréo-photos. Les images doivent être de haute résolution pour permettre le relevé avec suffisamment de détails et d’une excellente qualité

141 Exclusivement sur ordinateur et de nature vectorielle et à condition d’avoir préalablement établi une bibliothèque d’objets et de styles de tracés dans le logiciel. Ce système est plus adapté aux relevés pour des projets d’aménagement où une grande partie du mobilier urbain est composée d’objets standardisés (plaques d’égout, poteaux électriques, trottoirs, etc.

142 Premiers relevés topographiques réalisés par un cabinet de géomètres lors des travaux de l’aile sud du château de Chambord en 1999-2000.

géométrique avec un minimum de distorsion. La prise du vue nécessite des appareils photos de moyen ou de grand format avec des objectifs calibrés. La réalisation de plans ou de levers de façades utilisait des appareils de restitution mécaniques onéreux et d’une manipulation longue.

Les progrès techniques depuis les années 1990 ont amélioré la vitesse et le rendu avec l’utilisation d’images numériques et un traitement informatique qui remplace le dessin manuel. Très courantes dans la gestion du patrimoine, ces techniques sont rarement utilisées en archéologie préventive.

Les apports de cette méthode de relevé sont majeurs dans le domaine de la prospection aérienne et pour l’analyse architecturale des édifices en élévation. D’une part, les images produites constituent une archive de grande valeur pour l’état d’un monument avant des éventuels travaux.

D’autre part, la réalisation de courbes isométriques à partir des images photogrammétriques constitue un outil d’analyse de la forme et donc de la structure de l’édifice. Il est ainsi possible de constater des désordres tels un écartement d’une voûte ou le déversement d’un pan de mur. Utile pour l’architecte qui doit proposer des solutions techniques pour la restauration, ces informations peuvent également servir à l’archéologue.

A titre d’exemple, l’analyse des formes et des profils des voûtes de la collégiale Saint-Sylvain de Levroux (36) a mis en évidence des déformations par rapport au modèle « idéal » des croisées d’ogives de l’édifice (Saint-Aubin 1981 et 1984). Ces anomalies peuvent être l’indice d’une rupture dans le déroulement du chantier médiéval ou d’un tassement des voûtes suivant le décoffrage – donc des éventuels erreurs ou maladresses pendant la construction.

Hormis la photogrammétrie, une autre méthode existe pour la création d’ortho photos dont les techniques ont été développées d’abord pour la production de cartes. Il s’agit du redressement par informatique d’images numériques. Le principe repose sur une rectification des distorsions d’une photo afin de donner une image plate et géométriquement correcte. Chaque photo doit avoir des points de repère visibles dont les coordonnées exactes sont connues. En règle générale il s’agit de cibles relevées à l’aide d’un théodolite mais des triangulations manuelles ou deux décamètres perpendiculaires peuvent également servir... Une fois les positions de chaque point connues, un logiciel redresse l’image afin que la géométrie des points de repère sur la photo corresponde à celle des coordonnées topographiques. Il est donc préférable d’avoir plusieurs points et que ceux-ci soient dans le même plan. Pour les sites ayant un certain relief comme des murs en élévation ou des fosses profondes sur une fouille, on observe un effet de déplacement associé à la projection perspective. La plus grande la différence de profondeur, le plus grand le déplacement. Ce phénomène peut être gênant dans certaines situations comme pour un portail à plusieurs redans, par exemple. Des méthodes plus ou moins artisanales et performantes ont été développées par des archéologues pour le relevé en plan et en élévation mais le module RasterDesign™ dans le logiciel de CAO AutoCad™ devient l’outil standard sur les chantiers de l’Inrap. Encore une fois, l’évolution de la technique a mis à disposition des archéologues plusieurs outils de redressement et de modélisation, souvent des logiciels « open source ».

Ces méthodes présentent certains avantages mais aussi quelques inconvénients.

L’argument du gain de temps est souvent évoqué mais reste à démontrer. La prise de vue des photos sur une grande surface ou une élévation pose déjà ses propres problèmes et nécessite de la

préparation et de la rigueur dans l’exécution. Le traitement des images après est aussi gourmand en temps et en matériel informatique. La qualité de l’image finale peut varier et dépend de la résolution de l’appareil et de la qualité de ses optiques, de sa stabilité lors de la prise de vue et des conditions d’exposition… En revanche, l’utilisation de perches télescopiques avec un déclenchement à distance permet de photographier des zones inaccessibles, surtout en élévation.

Toutefois, la question majeure concerne l’utilisation que fait l’archéologue de ces documents. Bien exécutée, l’ortho-photo fourni un fonds de plan attractif et suffisamment détaillé pour servir de support pour d’autres informations. Mais l’attrait esthétique comporte la tentation de considérer la réalisation du plan ou de l’élévation comme un but en soi, alors que ce n’est rien d’autre qu’un moyen technique pour créer un fonds de plan. Il y a aussi la tentation de faire l’analyse archéologique à partir de l’image, sans toucher à l’objet lui-même, surtout quand les conditions du terrain ne sont guère plaisantes. Cette exercice peut être valable pour des éléments visibles comme un ensemble de trous de boulins ou une modification très évidente du bâti, mais quid l’observation des relations plus subtiles comme les limites ténues entre deux unités stratigraphiques ? La dématérialisation du sujet peut nous écarter de notre but. Sans l’analyse archéologique qui permet de donner du sens à l’image, celle-ci ne serait jamais plus que cela – une image.

La dernière méthode concerne le relevé en trois dimensions quasiment automatique.

Développé pour l’étude de structures complexes dans des environnements hostiles, ces méthodes ont été appliquées au patrimoine architectural et archéologique depuis quelques années. Un tachymètre à laser automatique balaye l’objet en question, prenant des points de manière régulière sur toutes les surfaces visibles et avec un débit de centaines voire de milliers de points à la seconde. Nécessitant des logiciels et des ordinateurs puissants, les milliers voire des millions de points positionnés en trois dimensions sont reliés pour modéliser la surface relevée. La précision est une fonction inverse de la distance entre la machine et l’objet, mais il est possible d’enregistrer des détails de 2 à 6 mm sur des distances de 2 à 100 m, la précision déclinant avec l’éloignement de l’objet par rapport à l’appareil. Pour des petits objets scannés de près, la résolution peut atteindre 50 microns pour une distance de 10 à 100 cm. Des objets complexes peuvent nécessiter plusieurs scans à partir de différents points de vue. La modélisation permet de voir l’objet en trois dimensions avec un réalisme parfois étonnant, d’où son utilisation pour certains œuvres d’art comme des sculptures, des objets archéologiques ou des éléments architecturaux comme des façades, voire même certains monuments prestigieux entiers.

En revanche, la modélisation obtenue est quelque peu un objet monolithe qui ne possède pas de structure interne, ce qui n’est pas le cas d’un édifice qui est le résultat d’un assemblage d’un certain nombre de composants distincts. En revanche, le relevé manuel et la prise de points par un théodolite permettent de modéliser un édifice dans ces composants architectoniques et archéologiques, car fruit d’une démarche analytique et heuristique. Ce problème a été exposé et des algorithmes existent pour pouvoir extraire des coupes et d’autres informations (Boehler, Marbs 2003 : 296). Ces post traitements deviennent de plus en plus performants et il devient possible

d’extraire de véritables plans et coupes d’ensembles complexes tels des charpentes, par exemple143. De cette manière, le relevé automatique peut fournir à l’archéologue un support pour qu’il puisse apporter ses observations et ses interprétations sur le produit fini. Les données acquises par ces méthodes peuvent être stockées sous plusieurs formats soit pour une utilisation « sur écran » soit en tant qu’image publiée ou comme document de travail sur le terrain servant de support pour d’autres informations archéologiques.

Entre le scan en trois dimensions et les autres méthodes de relevé, y compris la photogrammétrie, il y a une complémentarité nécessaire. Le relevé photogrammétrique se montre particulièrement performant pour les objets architecturaux car on peut distinguer des détails essentiels comme les joints et les assises, éléments qui ne sont pas toujours bien distingués par le scan en trois dimensions. En revanche, cette dernière permet une restitution des volumes et des irrégularités de surface, y compris des déformations qui serait impossible avec la photogrammétrie (Boehler, Marbs 2004). Une récente publication d’English Heritage résume de manière succincte les avantages de chaque méthode et des études de cas de leur mise en œuvre (Barber, Mills 2007).

Pour l’instant, le coût et les conditions de mise en œuvre de ces techniques, sans compter du manque de familiarité des archéologues, semblent limiter leur application sur les chantiers archéologiques, surtout quand le temps devient urgent. De plus en plus répandues dans le relevé des grands monuments du patrimoine mondial, on doit rester conscient du risque qui consiste à considérer le relevé comme un but en soi et la réalisation de modèles en trois dimensions comme un enregistrement total de l’édifice en question (Buehrer et al. 2001, par exemple)144. Cette illusion peut être renforcée par le chevauchement du relevé de l’objet architectural avec la modélisation du paysage autour par des techniques tel le LIDAR. Les cartes ou les modèles numériques ainsi produits permettent de visualiser le site par rapport à la topographie locale ou plus étendue, mais ce ne devrait être que le premier pas vers l’étude du site – la différence entre une cartographie et une véritable approche archéo-géographique.

Malgré l’intérêt certain de ces techniques, la vigilance est de mise face au risque de voir la partie analytique du travail céder la place à la technique. L’écrivain et philosophe John Ruskin l’avait déjà compris quand il affirmait que « Men were not intended to work with the accuracy of tools,

143 Voir l’étude de cas sur la charpente de la cathédrale Saint-Pierre à Bautzen, Allemagne (Barber, Mills 2007 : 34-35).

144 Article publié dans les actes de la table-ronde du CIPA à, Potsdam 2001. Pour être juste, cette table-ronde était centré sur les méthodes de relevé et de cartographie du patrimoine mais l’absence d’archéologues parmi les intervenants et de l’aspect archéologique illustre bien le clivage entre patrimoine et archéologie.

Mais peut-être cet absence est-il aussi la faute des archéologues qui n’osent ou qui ne veulent pas investir le terrain ? Le CIPA (International Scientific Committee for Documentation of Cultural Heritage - http://cipa.icomos.org/ ) est un des comités internationaux de l’ICOMOS (International Council on Monuments and Sites), établi en collaboration avec l’ISPRS (International Society of Photogrammetry and Remote Sensing). Le premier congrès en 1968 à Saint-Mandé et Paris a été suivi par un programme plus ou moins annuel. L’orientation initiale était vers la photogrammétrie architecturale dans un contexte de conservation du patrimoine, un domaine où l’archéologie est assez peu représentée par les archéologues de terrain.

Néanmoins, la question de l’application des méthodes photogrammétrie à l’archéologie a été abordée par plusieurs congrès à partir de celui de Krakow en 1990, dont Göteborg en 1997, Potsdam en 2001, Athènes en 2009 et Kyoto en 2009. Le comité organise également des stages et des ateliers pendant l’année.