• Aucun résultat trouvé

Les difficultés de la visibilité des atteintes à la santé au travail

1 QUEL « SENS » POUR LA PREVENTION ?

1.2.2 LA POLARISATION SUR L’ACCIDENT ET SUR LA SECURITE DU TRAVAIL AU DETRIMENT DE LA SANTE

1.2.2.2 Les difficultés de la visibilité des atteintes à la santé au travail

La polarisation sur l’accident et la sécurité du travail se nourrit de la faible visibilité donnée aux atteintes à la santé sur les lieux de travail. Nous avons évoqué ci-dessus, les conséquences de la manifestation différée de la maladie par rapport à l’exposition aux nuisances. Il faut aussi évoquer le dispositif légal de reconnaissance des maladies professionnelles, et les définitions restrictives de la santé au travail.

Les insuffisances du système de reconnaissance des maladies professionnelles

La reconnaissance des maladies professionnelles, et leur indemnisation, n’ont été instituées qu’en 1919, vingt ans après celle des accidents du travail.

La «présomption d’origine» professionnelle de la maladie est accordée aux ouvriers qui contractent une maladie inventoriée dans un «tableau» à condition qu’ils aient été habituellement occupés dans les activités précises énumérées dans le tableau relatif à la maladie. La reconnaissance du caractère professionnel de la maladie permet alors au salarié de bénéficier d’une indemnisation, et, à compter de la loi du 7 janvier 1981, d’une protection – comme pour les accidentés- à l’égard du licenciement.

Timide, la loi de 1919, ne reconnaît que deux maladies professionnelles, alors que plus de dix étaient citées dans la proposition de loi du 3 juillet 1903. L’extension des maladies reconnues professionnelles fut lente jusqu’à ce qu’elle relève – à partir de la loi du 1er janvier 1931- de décrets. Pour autant, en 1936 le nombre de maladies indemnisées n’était encore que de dix. Il est aujourd’hui de près d’une centaine, et la création de nouveaux tableaux donne lieu à une résistance des employeurs qui en redoutent les conséquences financières164. Dès les années 1960, la Communauté européenne adoptait des recommandations pour l’amélioration du système de reconnaissance des maladies.165. Ainsi, la loi du 27 janvier 1993 a institué une procédure complémentaire de reconnaissance des maladies professionnelles fondée sur une expertise individuelle. Si les importantes restrictions qu’elle comportait ont été atténuées, ce dispositif ne constitue toujours pas une source de reconnaissance significative de nouvelles maladies professionnelles166.

164 Cf. rapport de la cour des comptes : La gestion du risque AT MP, février 2002, page 192.

Citons Mme Aubry , au CSPRP du 17/02/1998 : « j’aimerais que tous les partenaires analysent ensemble toutes les solutions permettant d’éviter que l’élaboration des tableaux de maladies professionnelles ne s’apparente à une guerre de tranchées et que l’instruction des demandes individuelles de reconnaissance par la Sécurité sociale ne relève, comme trop souvent, d’un injuste parcours de combattant ».

La question du coût des maladies professionnelles est récurrente dans les déclarations patronales au CSPRP et donne au lecteur une impression de débat « de chiffonniers ».

165 Recommandations de la commission de la CEE aux Etats membres des 23/07/1962 et 20/07/1966 ; cf. Vogel L. (1994b) « Histoire du droit communautaire de la santé au travail », Bruxelles,

166 Le rapport de Deniel M., « Rapport de la commission instituée par l’article 30 de la loi du 27/12/1996 de financement de la sécurité sociale pour l’année 1996 », Ministère de l’emploi et de la Solidarité, octobre 1997, puis celui de Levy-Rosenwald (1999) et de nombreux autres (Cour des comptes février 2002, IGAS (2003), etc.) confirment la sous-estimation des maladies professionnelles.

De nombreux auteurs opposés aux système actuel de construction des tableaux de maladie professionnelle associant salariés et employeurs en appellent à une réforme assurant la séparation de l’évaluation des risques, permettant d’établir l’existence des maladies professionnelles, des décisions de gestion, permettant d’assurer la réparation.

Le développement de l’intérim et de la sous traitance brouille les cartes

Des médecins du travail, comme P. Davezies167, une sociologue comme A. Thébaud Mony, démontrent, aussi, comment le développement de l’interim et de la sous traitance entrave la traçabilité des expositions permettant d’établir le caractère professionnel des maladies, et partant, d’œuvrer à la prévention168.

La lente prise en compte des risques d’atteintes à la santé mentale et physique et des facteurs psychosociaux

La compréhension d’une dimension psychique de la santé en général, et de la santé mentale au travail, n’est pas nouvelle. Son appropriation par les acteurs de la prévention est bien plus lente.

Dès les années 1930, à l’occasion de l’observation des dégâts du taylorisme, des névroses, issues de la perte de sens donné au travail, étaient identifiées.

En 1948, l’Organisation mondiale de la santé définissait la santé comme un « état complet de bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité »169.

En 1959 et 1981, l’Organisation internationale du travail reprend aussi à son compte la notion de bien être mental au travail170.

Pourtant, jusqu’aux début des années 1970, la santé au travail était appréhendée, par les préventeurs institutionnels français, avant tout comme un état de non maladie, résultant de l’hygiène, tant individuelle que collective, préservant les salariés des maladies professionnelles. Le code du travail traitait «d’hygiène et de sécurité » ; il prescrivait la mise à disposition de douches, de vestiaires, (….), l’assainissement des locaux de travail et l’adoption de procédés préservant les salariés de produits ou agents dangereux.

L’édition de 1975 du «Précis de médecine du travail », élaboré sous la direction de Henri Desoille171, n’évoque à aucun moment les questions de souffrance mentale, de stress, etc.

167 Davezies P. (2002), « La santé au travail : Bilan et défis », in Préventique-Sécurité, n°61 janvier-février 2002

168 « Des trajectoires de déqualification accompagnent l’apparition des limites imposées par la santé à la productivité du travail des salariés, tandis que la flexibilisation des emplois permet aux entreprises de ne pas avoir à gérer cette progressive perte de productivité. (…) Les relations de sous-traitance permettent enfin la construction sociale de l’invisibilité des risques liés au travail et des atteintes professionnelles. » Thébaut-Mony A. (1997) « La santé au travail : instrument et enjeu de la précarisation sociale », in Précarisation sociale, travail et santé, Appay B. et .Thébaud Mony A.(dir.), IRESCO, CNRS, p.568.

169 Préambule à la charte de constitution de l’OMS 1948; Cette définition qui recueille de très nombreuses adhésions fait aussi l’objet de critique, ainsi Vogel L. considère la référence à un « état (complet de bien-être etc.…) » trop statique alors que la santé est une dynamique. Certains médecins du travail accueillent avec soulagement la référence au « bien-être (…) social » qui leur permet de privilégier le maintien dans l’emploi (via l’avis d’aptitude médical) - générateur de bien être - sur la soustraction à l’exposition à des situations dangereuses.

170 Ainsi la recommandation n°112 de 1959 sur la médecine du travail contribue à définir la notion de santé : « (la médecine du travail) est destinée à (…) contribuer à l’adaptation physique et mentale des travailleurs, notamment par l’adaptation du travail aux travailleurs et par l’affectation des travailleurs à des travaux auxquels ils sont adaptés et à contribuer à l’établissement et au maintien du plus haut degré possible de bien-être physique et mental des travailleurs ». La convention n°155 de 1981 (non ratifié par la France) : « le terme de santé en relation avec le travail ne vise pas seulement l’absence de maladie ou d’infirmité ; il inclut aussi les éléments physiques et mentaux, etc. ».

171 H. Desoille est médecin inspecteur général du travail en 1945, et titulaire de la chaire de médecine du travail de Paris en 1949. Desoille H. (1986), « 40 ans de médecine du travail » in Travail et Sécurité, novembre 1986.

Le développement des travaux sur «l’hygiène mentale » (Sivadon P. 1957)172, les définitions données par l’OMS et l’OIT, l’émergence de la notion d’amélioration des conditions de travail au début des années 1970, consacrée par la loi de 1973, vont encourager une appréhension plus large de la notion de santé. Elle prend désormais en compte, les souffrances mentales et les psychopathologies 173. La santé résulte de l’environnement physique du salarié, mais aussi de l’organisation du travail, des relations sociales, et du sens donné au travail par le salarié.

La santé apparaît bien comme une construction de la part du salarié et de la société. Mais, dans un contexte où c’est l’accident du travail qui prime, cette approche complexifiée de la santé au travail, et longtemps sans traduction juridique, reste encore marginale chez les préventeurs.

Depuis une dizaine d’année, les notions d’une part de «charge mentale», de «facteurs psychosociaux», et d’autre part de «stress» professionnel et de psychopathologies du travail se sont imposées dans le champ des conditions de travail, pour rendre compte de ce que l’homme mobilise au travail, et des atteintes qu’il peut en résulter. La découverte que les troubles musculo-squelettiques (TMS), qui affectent des dizaine de milliers de travailleurs et constituent, en 2000, 70% des maladies professionnelles, étaient la résultante d’une charge physique mais aussi, pour beaucoup, de stress, a contribué à un début de prise de conscience du rôle des facteurs psychosociaux dans la santé physique174.

A la fin des années 1990, les allocutions successives des ministres du travail en séance plénière du CSPRP accordent toutes aux psychopathologies du travail une attention soutenue.

Et le ministère du travail a œuvré, en prenant appui sur la Fondation de Dublin, pour développer une visibilité du stress professionnel175. Pour autant, en pratique, l’ensemble des acteurs ne s’est pas encore investi sur ce champ. Le ministère du travail n’a engagé aucune action prioritaire de ses inspecteurs sur la question des TMS, et le patronat, soutenu par le ministre issu de l’alternance176 s’est opposé – avec succès - à ce que l’ANACT oriente son action sur la question du stress professionnel, dans le cadre du contrat de progrès 2004-2008 conclu avec l’Etat.

La traduction juridique de cette prise de conscience a été plus lente. Ainsi, la directive européenne du 29 mai 1990, relative au travail sur écran, introduit la notion de « charge mentale », et celle du 19 octobre 1992 prend en compte les « effets dommageables sur la

172. Sivadon P. (1957), « Problèmes d’hygiène mentale posés par le travail industriel » Dr Sivadon P., secrétaire général de la Ligue française d’Hygiène Mentale Droit Social, 1957, p.477.

173 « La santé ne se réduit pas à la non-maladie : la peur, l’agacement, l’inconfort, l’ennui ou les multitudes formes de fatigues, que le travail peut provoquer ou renforcer, méritent d’être considérés comme des atteintes à la santé, au même titre que des pathologies diagnosticables » Cru D. et Volkoff S. (1996), « La difficile construction de la santé au travail » in La revue de l’IRES, n°20 hiver 1996. Pour autant, le rôle du facteur psychologique dans le déclenchement de maladies – dites psychosomatiques (certains ulcères, asthmes, etc)- était connue depuis longtemps

174 Chiffre CNAM 2000, aussi : INRS. (2001) « Prévenir les troubles musculo-squelettiques – Mieux articuler santé et organisation du travail » Actes du colloque, Paris, 27-28 novembre 2001, ED 4092, INRS.

Voir aussi le dossier établi par la DARES, « Effort, risque et charge mentale au travail, résultats des enquêtes conditions de travail 1984, 1991 et 1998 », Ministère de l’emploi et de la solidarité, La documentation française, Paris, 2000.

175« Efforts, risques et charge mentale au travail », Les dossiers de la DARES – hors série, Ministère de l’emploi et de la solidarité, 2000 ; 3ème enquête européenne sur les conditions de travail, Paoli P. et Merillé D., Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail, 2000.

176 La lettre de cadrage ministérielle en date du 6 mars 2003 de la négociation du contrat de progrès Etat/ANACT n’évoque ni le stress ni les facteurs psychosociaux des pathologies.

situation physique et psychique des travailleuses enceintes, accouchées ou allaitantes » du risque de licenciement.

La reconnaissance, et la pénalisation, du harcèlement moral par la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002 sera l’occasion d’introduire dans le code du travail la notion de santé mentale177.

La concomitance de l’introduction de la notion d’évaluation des risques avec une approche élargie et complexifiée de son objet, la santé au travail (Raix A., Bié B., Girardot I. et Davezies P 1997)178 , accroît les difficultés de compréhension de la notion d’évaluation en même temps qu’elle en fait mesurer tout l’intérêt.179.

Outline

Documents relatifs