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Deuxième partie :

3. Les anges

Il arrive aussi à Sévère de se saisir d’éléments présents dans une péricope et de les associer à la polémique ; c’est ainsi qu’il intègre les anges au débat christologique dans le sermon du 2 décembre 512 sur Luc 1, 28 à 35. Déjà, dans son exorde, le pasteur exprimait sa tristesse43, plus loin dans l’homélie il poursuit sur ce thème et rejoint ses fidèles dans leur souffrance : « vous souffriez amèrement jusqu’à présent en face de ceux qui le divisaient (Christ), après l’union inexplicable, en la dualité des natures »44. Par ces paroles le prédicateur vise « ceux qui se sont réunis à Chalcédoine » et, pour renforcer les effets du concile, il relie la douleur de ses auditeurs à celle des anges et s’écrie :

41 HC 80, PO 20/2, p. 328-329.

42 HC 80, PO 20/2, p. 330.

43 HC 2, PO 38/2, p. 273. Cf. I. C. 3. Souci de transparence, p. 79.

« Mais il n’y a pas que vous à vous trouver dans l’affliction à ce sujet : les puissances angéliques elles aussi gémissaient et souffraient avec vous lorsqu’elles voyaient que par des blasphèmes était rompue la connexion entre les (éléments) terrestres et célestes, et elles se disaient en elles-mêmes : quand nous exultions à propos de la naissance de l’Emmanuel, nous nous sommes constitués en légions, et, nous émerveillant au plus haut point de la charité inexprimable de Dieu, nous avons répondu par la louange, et, voyant que le combat sans trêve était aboli, nous avons fait retentir sur terre le premier chant de réconciliation : Gloire à Dieu dans

les hauteurs, paix sur la terre, et bonne volonté aux hommes !45 Où sont donc ces (paroles) de paix, si nous dans le ciel nous reconnaissons comme Verbe de Dieu un seul Fils, même quand il s’est incarné, et ne faisons pas la moindre addition à l’hymne du Trisagion […]. Tandis que les hommes qui sont sur la terre […] divisent le seul Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, lui qui est inséparable et indivisible, quand ils disent qu’après l’union il est reconnu en deux natures et qu’ils introduisent un chiffre de plus, au point de glorifier ainsi l’homme qui subsiste par lui-même et du même coup d’achever la Trinité en quaternité46, et de dire comme l’impie Nestorius "Conservons de cette manière la connexion des natures sans confusion, reconnaissons Dieu qui est dans l’homme, honorons l’homme qui par la connexion divine est adoré en même temps que le Dieu tout puissant" de telle sorte que, dans un autre passage, il ose appeler union une connexion créée, telle que celle-ci, en disant "non pas que nous mélangeons, mais que nous unissons, – je l’affirme – les natures"47 »48.

L’argumentation de Sévère passe par les anges à qui il prête des sentiments, des pensées et des paroles. Le patriarche veut insister sur la médiation des anges, c’est

45 Luc 2, 14.

46 Le fait d’ajouter un nombre à la Trinité et d’en faire une quaternité est un argument utilisé par Sévère dans d’autres homélies (cf. par ex. HC 47, PO 35/3, p. 311-313). Pour comprendre les enjeux autour du terme « quaternité » emprunté à Apollinaire, cf. H. Grelier, « Comment décrire l’humanité du Christ sans introduire une quaternité en Dieu ? La controverse de Grégoire de Nysse contre Apolinaire de Laodicée », dans V. Drecoll & M. Berghaus, (éd.), Gregory of Nyssa : The Minor Treatises on Trinitarian

Theology and Apollinarism, Proceedings of the 11th International Colloquium on Gregory of Nyssa,

Tübingen, 17-20 September 2008, Leiden & Boston, Brill (Vigiliae Christianae, Suppléments 106), 2011, p. 541-556.

47 F. Loofs, (éd.), Nestoriana : die Fragmente des Nestorius, gesammelt, untersucht und herausgegeben von F. Loofs, avec la collab. de S.A. Cook & G. Kampffmeyer, Halle, Niemeyer, 1905, p. 249 et 332.

pourquoi il réitère ces propos un peu plus loin et s’exclame : « Voilà ce que pensaient et disaient ces puissances bienheureuses et angéliques qui ne pouvaient supporter le blasphème des hommes »49. C’est par une prosopopée que l’orateur réfute ses adversaires, qu’il assimile à Nestorius, mettant dans la bouche des anges une citation de cet hérétique. Ainsi, par cette figure de style, ce n’est plus Sévère qui se dresse contre Nestorius mais ce sont les anges qui portent sa christologie et s’indignent de la position de ses adversaires, ce qui est une manière habile de susciter l’adhésion de ses fidèles à ses idées. De plus, les anges apparaissent comme des messagers de réconciliation entre le ciel et la terre mais aussi comme des êtres capables de ressentir la « douleur » et la « miséricorde amoureuse pour la créature »50 ; c’est le cas de Michel et Gabriel, que le patriarche cite expressément. Si Gabriel était affligé, dit Sévère, c’était parce qu’il « voyait que le message qu’il annonçait à la sainte Mère de Dieu et Vierge Marie était mal compris »51. Gabriel va donc expliquer le récit de l’annonciation verset par verset et prendre la posture de l’enseignant vis-à-vis de Marie et, par conséquent, vis-à-vis des chrétiens d’Antioche. En effet, les paroles de l’ange et de l’évêque se confondent partiellement, comme c’est le cas ici quand le prédicateur s’écrie :

« C’est pourquoi (Gabriel) dit : Voici que tu recevras dans ton sein52 de sorte que le Seigneur a pris, du sein virginal et de notre substance, la chair et la créature humaine et a béni la germination première de notre génération. Si en effet il n’était pas venu par toutes ces (phases), le péché excepté53, […] s’il n’avait pas pris chair dans notre sein, s’il n’avait pas été formé pendant une période de neuf mois, et s’il n’était pas né, il n’aurait pas aboli la condamnation portée contre Ève […]. C’est pourquoi (Gabriel) dit : Et tu lui donneras le nom de Jésus.54 Lui qui, en effet, est venu pour le salut de notre race, est appelé à juste titre Jésus. Le nom de Jésus signifie « salut et guérison », quand on le traduit en langue grecque »55.

49 HC 2, PO 38/2, p. 277. 50 HC 2, PO 38/2, p. 279. 51 HC 2, PO 38/2, p. 279. 52 Luc 1, 31. 53 Hébreux 4, 15. 54 Luc 1, 31. 55 HC 2, PO 38/2, p. 281.

Remarquons que l’évêque d’Antioche lie la dimension sotériologique à l’annonce de Gabriel. Il ponctue son argumentation par « c’est pourquoi Gabriel dit » et utilise ainsi l’autorité des anges pour enseigner sa doctrine du salut. Plus loin, il souligne que « cela n’a pas été dit par Gabriel dans un autre but que pour rappeler à la Vierge les prophètes et pour lui enseigner clairement que celui qui allait naître d’elle était le Messie »56. L’intention de Gabriel, pour Sévère, consiste à élever « encore plus haut l’esprit de la Vierge » et à rappeler « l’histoire ancienne »57. De plus, les questions de Marie concernant la conception amène l’ange à l’exhorter en ces termes : « ne recherche pas le sens littéral […]. Chasse de ton esprit toute imagination de rapport sexuel ou de convoitise et crois que la venue de l’Esprit est exempte de toute souillure et de toute impureté »58. Ainsi, au travers d’un tiers, en l’occurrence de Gabriel, le pasteur s’applique à élever l’esprit de ses auditeurs et à les enseigner d’une manière très habile en leur donnant des instructions sur la manière d’interpréter la Bible. Nous le constatons encore, vers la fin de l’homélie, lorsque Sévère met dans la bouche de l’ange le thème récurrent de sa christologie et crée une identification totale entre lui et Gabriel :

« Celui qui est conçu, c’est celui dont j’ai parlé plus haut en commençant l’annonce : Salut à toi, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi59. Ce Seigneur est le Verbe de Dieu, une des trois hypostases, la force du Père, le Très-Haut, qui (te) couvrira. Le Christ en effet est la force et la sagesse de Dieu, celui qui, d’une part, n’a pas de commencement et qui est engendré éternellement et non corporellement en tant que Verbe du Père. De toi, d’autre part, il s’incarne sans changement, d’une manière inexplicable et sans confusion. Mais il est consubstantiel à toi, ce corps qui va être conçu et naître, qui est animé par une âme raisonnable et intellectuelle, et qui veut opérer le salut de l’ensemble du genre humain et non d’une partie seulement. »60. 56 HC 2, PO 38/2, p. 281. 57 HC 2, PO 38/2, p. 283. 58 HC 2, PO 38/2, p. 287. 59 Luc 1, 28. 60 HC 2, PO 38/2, p. 287.

4. Marie

Pendant les six années de son ministère, Sévère fait de multiples références à Marie et lui consacre deux homélies, l’une en 513, l’autre en 515, prononcées à la fête de l’Hypapante dans l’église de la Theotókos, à Antioche ; c’est seulement dans la première qu’il invite la Vierge au débat christologique. Pour lui, il s’agit d’honorer Marie « comme prophétesse, comme apôtre et comme martyr »61, aussi l’orateur s’arrête-t-il sur chacun de ces titres. Il identifie ainsi la Mère de Dieu à la prophétesse d’Isaïe 8, 362, estime qu’elle est plus qu’un simple apôtre mais qu’elle domine tous les apôtres et qu’elle est la première à avoir souffert le martyre, notamment à cause de Joseph qui pensait d’abord que la conception de Jésus était due à un adultère63. Pour Sévère, si Marie surpasse tous les apôtres c’est qu’elle a enseigné toutes les nations64 et les a amenées « à la connaissance de Dieu, […] tout en restant silencieuse, par son enfantement singulier, exceptionnel […], retentissant et par sa conception sans égale, qui fait d’elle la mère et la racine de la prédication de l’évangile »65.

Avant d’aborder les controverses christologiques, le patriarche prend encore soin de souligner que les docteurs de l’Église et les pasteurs reconnaissent Marie « comme celle qui ferme la bouche à l’hérésie et qui, […] en premier lieu par-dessus tout, chasse les ténèbres des Manichéens »66. Ainsi, après avoir pris soin d’asseoir l’autorité de Marie, Sévère la fait participer au débat qui la concerne tout particulièrement, à savoir l’incarnation du Verbe sans changement. Il commence par interpeller les Manichéens au sujet du principe mauvais et des ténèbres incréées puis s’écrie :

61 HC 14, PO 38/2, p. 401.

62 Cf. HC 101, PO 22/2, p. 254-27, du jour de Noël 516, dans laquelle Sévère développe aussi son interprétation d’Isaïe 8, 1-3, explique le mystère de l’incarnation et réfute Nestorius et Eutychès.

63 HC 14, PO 38/2, p. 405-407.

64 Cf. Matthieu 28, 19.

65 HC 14, PO 38/2, p. 405. Pour une étude approfondie sur la place de Marie dans les homélies sévériennes, cf. P. Allen, « Antioch-on-the-Orontes and its Territory : A "terra dura" for Mariology ? » dans L.M. Peltomaa, A. Külzer & P. Allen (éd.), Presbeia Theothokou. The Intercessory Role of Mary across Times

and Places in Byzantium (4th-9th Century), Vienne, Verlag der Österreichische Akademie der

Wissenschaften (Veröffentlichungen zur Byzanzforschung 39, Denkschriften 481), 2015, p. 177-187.

« Comment le Fils du Père et le Dieu Bon venait-il, ainsi qu’il est écrit, participer

au sang et à la chair67, en notre condition ? Mais comme ils ne supportent pas le reproche ainsi (formulé), ils courent se réfugier vers les fictions que l’impie Eutychès a reçues et héritées comme un bien paternel. Ils disent, en effet, qu’il est apparu plutôt en figure, que l’Emmanuel lui-même ne s’est pas fait homme en vérité, contredisant ainsi les livres divins et le livre sacré des Évangiles, d’après lequel la Vierge sainte, en se montrant l’instrument du mystère de l’inhumation divine, détruit toute la fiction de leur bavardage. […] La Vierge elle-même rejette et chasse, comme impure, hors des demeures sacrées, la démence d’Apollinaire, qui affirme que notre Sauveur le Christ est sans esprit (humain). […] La Vierge, Mère de Dieu, ne consent pas non plus à supporter la folie de Nestorius. […] Comment (le Christ qui n’a) pas porté atteinte à la virginité de sa mère […] allait-il, après l’union ineffable, être divisé et brisé par la dualité des natures, comme l’a enseigné le concile de Chalcédoine qui s’est attaché aux inepties de Nestorius ? »68

Comme nous l’avons vu précédemment avec les anges, l’évêque se sert d’un tiers, ici de Marie, pour enseigner sa doctrine et réfuter les hérésies, en l’occurrence celle des Manichéens, d’Eutychès, d’Apollinaire, de Nestorius et du concile de Chalcédoine. Étant donné que Sévère considère la Vierge comme « une source potable et pure (qui) fait jaillir pour (lui) les flots de l’orthodoxie »69, il espère confondre ses adversaires en la mettant au cœur du débat dans un contexte approprié, celui de la présentation de Jésus au Temple. C’est par des questions ouvertes portant sur les aspects particuliers de chacune de ces hérésies qu’il axe le débat, donnant ainsi l’illusion que Marie est parfaitement au courant des controverses de l’époque. De ce fait, les positions des Manichéens au sujet du principe mauvais et des ténèbres incréées se trouvent confrontées au regard du Dieu bon qui s’est incarné ; les héritiers d’Eutychès sont remis en question sur l’illusion qu’ils ont de l’humanité du Christ ; les Apollinaristes, eux, sont d’emblée réfutés sur la base de leur rejet de l’esprit humain du Christ ; quant à Nestorius et au concile de Chalcédoine, ils sont accusés sur la division du Christ et sur la dualité des deux natures.

67 Cf. Hébreux 2, 14.

68 HC 14, PO 38/2, p. 407-411.

Au cours de son exposé, Sévère renvoie aussi ses auditeurs à Moïse qui serait « l’adversaire et l’ennemi des Manichéens » et utilise l’image du buisson qui préfigurait, dit-il, « l’union indivisible de Dieu le Verbe avec la créature humaine […] qui s’est faite sans changement »70. Marie se trouve alors assimilée à l’image du buisson du fait qu’elle est demeurée vierge avant et après la naissance de son fils, autrement dit qu’elle « a mis au monde Dieu qui s’est incarné sans changement »71. Ainsi, Sévère instrumentalise la Mère de Dieu et semble profiter de la dévotion qu’elle suscite pour défendre, sous son couvert, ses propres idées.

Deux ans plus tard, le 2 février 515, dans sa deuxième homélie sur la Vierge, Sévère n’aura plus recours à Marie mais exprimera, au contraire, beaucoup de retenue à son égard, comme s’il avait été repris par Dieu. Il a l’impression que Dieu lui parle et lui crie les mêmes paroles prononcées à Moïse au buisson ardent. Considérant Marie comme une terre sainte, il s’écrie : « il faut que nous débarrassions notre esprit de toute imagination mortelle et charnelle ainsi que de souliers »72. Il enseignera alors sa christologie sans polémiquer et, par conséquent, sans entrainer Marie dans ses controverses.