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Deuxième partie :

5. L’apôtre Pierre

Dans la pensée de Sévère la figure de Pierre joue un rôle considérable et, de ce fait, est aussi associé à la polémique christologique. Le prédicateur se plaît à « diversifier les titres d’éminence »73, insiste sur la grandeur de Pierre en l’appelant « le plus grand des apôtres »74 ou en soulignant que Jésus l’avait mis « sur le même rang que lui, en l’honorant comme la tête et le chef de file des apôtres »75. Bien que le patriarche accorde à Pierre une primauté d’honneur sur les autres apôtres, il ne le considère cependant pas

70 HC 14, PO 38/2, p. 409.

71 HC 14, PO 38/2, p. 409.

72 HC 67, PO 8/2, p. 350. Cf. Exode 3, 5.

73 R.-Y. Akhrass, « La figure de l’apôtre Pierre dans les écrits de Sévère d’Antioche », p. 110.

74 HC 1, PO 38/2, p. 259.

comme le chef de l’Église universelle qui, pour lui, ne peut être que le Christ et non un homme76.

Pour Sévère, si Pierre est honoré par Jésus au côté de Jacques et Jean, c’est « à cause de leur perspicacité et leur aptitude à discerner sa divinité »77 ; ce discernement s’exprime, selon lui, dans la confession de foi pétrinienne. En effet, parmi les références bibliques qu’il associe à la polémique christologique se trouve cette affirmation de Pierre : Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant78. Cette confession de foi représente un socle

solide pour Sévère qui la lie directement à celle de l’Église d’Antioche lorsqu’il déclare aux chrétiens de Kennesrin :

« Quel est donc le caractère de l’Église apostolique établie à Antioche ? Elle crie à Emmanuel avec saint Pierre : Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant ; elle confesse un seul et même Christ et Fils du Dieu vivant, le même Dieu et le même homme véritable, et non pas un et un autre, comme les Chalcédoniens l’ont divisé d’une manière perverse en une double nature après l’union inexprimable. Saint Pierre en effet n’a pas dit : Tu es le Christ dans lequel se trouve le Fils du Dieu vivant, de sorte que l’on comprenne un autre dans un autre, comme le veulent ceux qui le divisent »79.

Ces paroles, prononcées dans le cadre d’une tournée pastorale dans le diocèse antiochien, montrent le lien indéfectible établit par Sévère entre l’apôtre Pierre et l’Église d’Antioche et, au-delà, avec la communauté de Kennesrin qui, « comme une vraie fille […] sauve l’image maternelle de l’Église apostolique »80. En tant que patriarche d’Antioche établit sur le siège de Pierre, Sévère est convaincu qu’il a reçu une autorité épiscopale particulière et, par conséquent, la confession de foi de l’apôtre qu’il considère

76 HC 84, PO 23/1, p. 24. Ici Sévère fonde son propos sur Matthieu 23, 10.

77 R.-Y. Akhrass, « La figure de l’apôtre Pierre dans les écrits de Sévère d’Antioche », p. 103.

78 Matthieu 16, 16. Dans son article remarquable sur la question de la place de Pierre en lien avec l’œcuménisme, R.-Y. Akhrass souligne que les « passages souvent invoqués au soutien de la prééminence de Pierre ne figurent pas chez Sévère » mais que le patriarche s’attache davantage à la béatitude donnée par Jésus (Matthieu 16, 17-19) et à « l’union au Christ dans l’histoire du statère » (Matthieu 17, 27). Cf. R.-Y. Akhrass, « La figure de l’apôtre Pierre dans les écrits de Sévère d’Antioche », p. 107.

79 HC 56, PO 4/1, p. 77-78.

comme orthodoxe, autrement dit non-chalcédonienne, lui sert d’appui pour bâtir son argumentation christologique. Dans son avant-dernière homélie consacrée à la confession de foi pétrinienne81, il explique clairement son interprétation des propos de Pierre et les relie au débat christologique de son temps :

« Et d’abord il (Pierre) a dit : Toi, tu es le Christ et non pas : "Toi, tu es un Christ" comme un de ces Christs d’autrefois […]. En effet, le (fait) de dire démonstrativement avec l’article, c’est-à-dire "le" : Toi, tu es le Christ fait connaître la propriété et la non-communauté avec les autres : Toi, tu es le Christ, l’unique (Christ), le (Christ) spécial et distinct […]. Il a aussi ajouté la (parole) :

Le Fils du Dieu vivant […]. Ô Pierre, tu as reçu l’ordre de dire : "Qui penses-tu

qu’est le Fils de l’homme ?" Et comment, en volant, es-tu monté jusqu’à la théologie ? Mais il dira : "(C’est) même très justement, parce que je traite théologiquement ce Fils de l’homme, sachant que le même est le Fils de Dieu, qui n’est pas divisé par la dualité des natures après l’union ineffable. […] Car c’est un, sans diminution et sans changement, que l’Emmanuel est vu de deux, à savoir de la divinité et de l’humanité, une seule personne, une seule hypostase, une seule nature incarnée du Verbe Dieu". C’est pour cette confession précise, et non pas d’une manière générale, que Pierre a reçu une béatitude, lorsqu’il a entendu : Tu

es heureux, Simon, fils de Jona ; car ce n’est pas la chair et le sang qui te (l’)ont révélé, mais mon Père qui (est) dans les cieux82, de sorte que, si quelqu’un confesse ainsi le Christ, de la même manière que Pierre l’a confessé, celui-là, en éloignant le voile de la chair qu’(il a) sur le cœur, s’attache à la révélation du Père des cieux »83.

Comme nous l’avons vu précédemment avec d’autres figures bibliques, Sévère utilise ici la prosopopée et attribue à Pierre des réflexions empreintes du vocabulaire relatif à la controverse christologique de son temps et qui dépassent la problématique du Ier siècle, notamment « la dualité des natures après l’union ineffable » et « sans diminution et sans changement ».

81 Pour un commentaire plus détaillé de l’HC 124, cf. R. Roux, L’exégèse biblique, p, 128-137.

82 Matthieu 16, 17.

De plus, à diverses reprises dans ce sermon, Sévère insiste sur l’importance de la révélation faite à Pierre par le Père céleste ce qui amène Jésus à le déclarer bienheureux et, avec lui, tous ceux qui confessent de la même manière leur foi orthodoxe. Soucieux d’ancrer ses propos dans l’esprit de ses auditeurs, Sévère répète, tout au long de l’homélie, trois choses qui lui paraissent essentielles, à savoir que cette confession est inspirée par Dieu, qu’elle s’accompagne d’une béatitude et que la parole de Jésus : Tu es Pierre, et

sur cette pierre je bâtirai mon Église84 représente le fondement inébranlable d’une foi orthodoxe.

Le patriarche fait un jeu de mots entre le nom de l’apôtre et la pierre en précisant que la « Vérité », autrement dit la Bible, « appelle "roc" la confession inébranlable de la foi que Pierre a bien faite »85 et il nomme Église « ceux qui sont bâtis sur ce roc et (qui) ont reçu pour instruction et pour enseignement cette confession orthodoxe »86. Par ailleurs, Sévère qualifie cette confession de « précise et digne de Dieu »87 montrant, par là, l’importance qu’il attache à la justesse des mots et à la dignité divine. Ainsi, pour Sévère, l’Église est fondée sur la confession de foi de Pierre – énoncée avec rectitude – et non sur la personne de l’apôtre. Cette distinction semble nécessaire au patriarche dans son argumentaire contre Chalcédoine, notamment à cause des évêques qui, à l’issue du concile de 451, ont proclamé que Pierre avait parlé par le pape Léon88 et avaient ainsi mis l’accent sur l’apôtre lui-même. Il faut dire que ce sermon s’inscrit dans un contexte de tension avec le siège patriarcal de Jérusalem89. Or, pour Sévère, il est hors de question « d’identifier le "roc" dont parle Jésus avec un siège épiscopal précis. […] (ce qui pourrait être) la prétention de l’évêque de Jérusalem »90 ; il ne fait d’ailleurs jamais « allusion à la primauté de Rome »91.

84 Matthieu 16, 18.

85 HC 124, PO 29/1, p. 225.

86 HC 124, PO 29/1, p. 225-227.

87 HC 124, PO 29/1, p. 215.

88 Cf. II. C. 1.4. Le Pape Léon et son Tome, p. 172.

89 Cf. II. B. 5. Cyrille d’Alexandrie, p. 139-144.

90 R. Roux, L’exégèse biblique, p, 129.

91 R.-Y. Akhrass, « Communion, alliance et héritage. Les relations d’Antioche avec les Églises suffragantes et les sièges patriarcaux durant le pontificat de Sévère le Grand (512-538) », p. 40.

En dehors de cette confession de foi, il arrive à Sévère de fonder sa doctrine miaphysite sur d’autres paroles de Pierre, comme dans l’homélie du vendredi saint 513 où il s’écrie :

« Si Pierre, cette première colonne des saints apôtres, n’avait pas connu clairement que le Verbe incarné, celui qui a souffert aussi pour nous est un seul Christ, il n’aurait pas dit de lui dans son épître : Le Christ a souffert pour nous

dans la chair92, mais il en aurait parlé comme de deux Christs »93.

Pour donner du poids à son argumentation, Sévère rajoute deux extraits des discours de Pierre tirés des Actes94, enchaîne avec de nombreuses citations bibliques, notamment celles de Paul95 et de Jean96, mais aussi des Psaumes97 et d’Isaïe98 et souligne

que « les livres sacrés de l’Esprit connaissent un seul Fils »99, démontrant ainsi l’harmonie des Écritures. Le prédicateur d’Antioche trouve ainsi dans les textes bibliques, tant vétérotestamentaires que néotestamentaires, des arguments qui lui permettent de justifier ses positions christologiques.

92 1 Pierre 4, 1.

93 HC 22, PO 37/1, p. 89.

94 Actes 2, 23-24 et Actes 3, 15.

95 Cf. Romains 9, 5 ; 1 Corinthiens 8, 6 ; Hébreux 13, 8 ; 2 Corinthiens 5, 21 ; Colossiens 1, 20.

96 Cf. 1 Jean 5, 20 ; Jean 8, 58 ; Jean 3, 13 ; Jean 6, 56-57 ; Jean 1, 14.

97 Cf. Psaume 22, 2 ; Psaume 50, 3.

98 Cf. Isaïe 53, 9. Isaïe 63, 9.

B. Théologiens antérieurs en lien avec le débat