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Deuxième partie :

B. Théologiens antérieurs en lien avec le débat christologique

5. Cyrille d’Alexandrie

Cyrille d’Alexandrie est associé succinctement au débat christologique par le patriarche d’Antioche 127. Ainsi, dans l’exorde de son homélie du 2 septembre 513 sur Syméon le Stylite, Sévère accuse « L’impie Théodoret […] qui a osé, en écrivant contre les chapitres de saint Cyrille, contredire la parole sacrée des Évangiles et dire ouvertement : Le Verbe ne s’est pas fait chair »128. Une autre critique de cet ordre apparaît à la fin de l’homélie du 29 décembre 514 lorsque Sévère parle de la réfutation des chapitres de Cyrille par Théodoret129. Ailleurs, dans une homélie sur Athanase du 1er mai 516, l’évêque d’Alexandrie est encore mentionné en rapport avec Nestorius et les autres partisans de Diodore et de Théodore qui « altérèrent et changèrent la lettre à Épictète, dont un vrai disciple d’Athanase, le sage Cyrille, a envoyé le texte original, tel qu’il s’y trouvait véritablement, aux saintes Églises (qui sont) en Orient »130.

Quelques semaines plus tard, Sévère veut préparer son public à entendre « les lettres synodiques du pieux Dioscore, archevêque de la (ville) d’Alexandrie »131. À cette occasion, il ne manque pas d’évoquer Cyrille d’Alexandrie au début de son sermon, visant ainsi Nestorius et « sa bande impure » dans leur combat « contre les douze chapitres de Cyrille, sage dans les (questions) divines, et contre ses autres enseignements »132. Dans la partie finale de sa dernière homélie133 portant sur le Trisagion134 Sévère fait encore référence à Cyrille en lien avec Théodoret et s’écrie :

127 Cyrille d’Alexandrie (376-444) est nommé dans sept HC : 30, 64, 91, 97, 107, 119, 124.

128 HC 30, PO 36/4, p. 609.

129 HC 64, PO 8/2, p. 319-320.

130 HC 91, PO 25/1, p. 24-25. Sur la question de la falsification de la lettre d’Athanase à Épictète, cf. J. Lebon, « Altération doctrinale de la "Lettre à Épictète" de Saint Athanase », Revue d’Histoire

Ecclésiastique, 31, 1935, p. 713-761, surtout les p. 742-743 où J. Lebon explique que Sévère discute, dans

plusieurs de ses œuvres, des extraits de cette lettre qu’il tient pour authentique. Pour les différentes traditions de cette lettre, le texte grec et son apparat critique, cf. Athanase d’Alexandrie, Lettre à

Épictète dans K. Savvidis, Athanasius Werke, I/1, Die dogmatischen Schriften, 5. Epistulae dogmaticae minores, Berlin, De Gruyter, 2016, p. 609-644 et 705-735.

131 HC 93, PO 25/1, p. 44.

132 HC 93, PO 25/1, p. 44-45.

133 Il s’agit de l’HC 125, PO 29/1, p. 233-253. Contrairement à ce qu’écrit F. Alpi dans sa note (F. Alpi, La

route royale, p. 143, note 98), nous pensons que cette homélie est bien la dernière, en raison d’une phrase

du sermon qui la relie à l’HC 124.

134 Titre de l’HC 125, PO 29/1, p. 233 : « Sur (la doxologie) : "Saint, Dieu, saint, Fort, saint, Immortel, Toi qui as été crucifié pour nous, aie pitié de nous" ».

« Car qui a pensé que Théodoret, autre Nestorius, ou plutôt qui dépasse même celui-là par les blasphèmes, est lu dans les lieux saints du Christ comme un prophète qui enseigne les iniquités ? Et les chefs qui admirent les visages et ne rougissent pas devant Dieu ont permis, c’est-à-dire laissé faire cela. En effet, n’ont-ils pas lu ses réfutations faites contre les douze chapitres de saint Cyrille, où, prenant des prétextes de blâmer le mélange de Dieu le Verbe et de la chair, il a osé combattre la parole de l’Évangile et dire : "Parce que donc le Verbe ne s’est pas fait chair…"135 ? Ou bien, se bouchant les oreilles, ne dépassent-ils pas cela même en courant ? »136

Ces brèves allusions à Cyrille ne servent pas directement à l’argumentation du patriarche. Cependant elles mettent en évidence la proximité christologique entre l’évêque d’Alexandrie et Sévère, lequel a été considéré par beaucoup « comme un second Cyrille »137. Par ailleurs, il est possible que ces invectives contre Théodoret visent aussi Épiphane de Tyr. En effet, un conflit oppose Sévère et Épiphane, métropolite de Phénicie maritime de novembre 512 à septembre/octobre 515138. La hache de guerre entre ces deux antagonistes ne sera d’ailleurs pas enterrée puisque, le 16 septembre 518, c’est Épiphane qui convoquera, à Tyr, un synode pour enregistrer la condamnation de Sévère prononcée deux mois plus tôt par la σύνοδος ἐνδημοῦσα139 de Constantinople140.

En dehors de l’aspect personnel du conflit et des rivalités juridictionnelles, sur le « plan théologique, Épiphane reprend […], contre Sévère, l’argumentaire de Théodoret de Cyr, qui, dans la passion et dans la mort du Christ, comme dans sa résurrection, dénie toute implication du Verbe divin, mais les rapporte à la chair que celui-ci s’est appropriée. Il s’agit là d’une interprétation rétrograde du concile de Chalcédoine, dans la vieille tradition de l’école d’Antioche, que Sévère tenait forcément pour "nestorienne" »141.

135 Cf. Cyrille d’Alexandrie, Apologeticus contra Theodoretum pro XII capitibus, Patrologia Graeca 76, col. 391.

136 HC 125, PO 29/1, p. 249-251.

137 P. Allen, « Severus of Antioch : Heir of Saint John Chrysostom ? », p. 4.

138 F. Alpi, La route royale, p. 234.

139 Le synode des évêques réuni temporairement à Constantinople était connu sous son nom grec : σύνοδος ἐνδημοῦσα. A. Grillmeier, Le Christ dans la tradition chrétienne, I, De l’âge apostolique au concile de

Chalcédoine (451), 2e édition, Paris, 2003, p. 976.

140 F. Alpi, La route royale, p. 232-238.

Il nous semble vraisemblable que Sévère identifie son combat contre Épiphane au conflit entre Théodoret et Cyrille. En mentionnant Théodoret, figure tutélaire de l’hérétique, il n’aborde pas frontalement son adversaire et détourne, par la même occasion, ses auditeurs de cette christologie. Par ailleurs, sa référence à Cyrille lui permet d’appuyer son autorité et de gagner, ou de garder, l’adhésion de son public à ses idées.

En ce qui concerne les mentions de Sévère à Cyrille d’Alexandrie, notre attention s’est portée, en particulier, sur l’avant dernière homélie de 518142 qui s’intitule : « Sur le verset qui se trouve en Matthieu : Qui les hommes disent-ils que je suis, le Fils de

l’Homme ?143 et sur le reste. Et qu’il faut que l’orthodoxie de la foi soit caractérisée et éprouvée, non pas par les lieux ou par les autorités, mais par une confession saine et apostolique »144. Ce titre résume bien le message qui se dégage de cette homélie exégétique et le passage biblique choisi est en adéquation avec le sujet traité, à savoir la foi orthodoxe. Comme à son habitude, le patriarche fonde d’abord son argumentation sur une exégèse fine du texte biblique qu’il commente verset par verset. Sa pédagogie de la répétition se manifeste au travers des termes « interrogation » et « interroger » qui scandent l’homélie. Le pasteur souligne que Dieu « se sert souvent aussi d’interrogations »145 pour nous tenir en éveil. Il relève alors différentes interrogations formulées par Dieu lui-même, notamment à l’égard d’Isaïe146, de Job147 et de Jérémie148

et invite ses auditeurs à considérer l’interrogation de Jésus qui est, en elle-même, « un enseignement magistral »149. Il en vient à personnaliser l’interrogation elle-même lorsqu’il s’exclame à propos de Jésus :

« Il rend humble l’interrogation, en demandant une réponse digne de Dieu et admirable, afin de montrer clairement que celui qui est vu et s’est fait homme vraiment et sans changement, le même est aussi vrai Dieu, sans être aucunement

142 Datable du printemps ou de l’été 518. 143 Matthieu 16, 13. 144 HC 124, PO 29/1, p. 209. 145 HC 124, PO 29/1, p. 209. 146 Isaïe 40, 12, 18, 21-22. 147 Job 38, 3-5. 148 Jérémie 23, 24. 149 HC 124, PO 29/1, p. 213.

coupé partiellement et séparément en Dieu et en homme, lorsqu’il est un et indivisible »150.

Il est évident que la question oratoire de Jésus, en l’occurrence : Qui les hommes

disent-ils que je suis, le Fils de l’homme ?151 est pleinement au service de l’enseignement dogmatique de Sévère. Plus qu’un procédé rhétorique, il s’inspire de l’exemple de Jésus lui-même et attend un retour de ses auditeurs qu’il incite à s’identifier aux disciples qui « étaient si instruits qu’ils font les réponses qui conviennent aux interrogations »152. Pour Sévère, le but de l’interrogation est de « produire en public une réponse parfaite »153 ; c’est pourquoi il valorise la réponse précise de Pierre lorsque celui-ci s’exclame : Toi, tu

es le Christ, le Fils du Dieu vivant154.

L’évêque d’Antioche se plait à relever les différences entre les récits qui relatent cette confession de foi155 et s’applique à démontrer qu’il n’y a pas de contradiction entre les quatre Évangiles mais que « l’un raconte d’une manière plus serrée et (plus) concise, et l’autre avec plus d’abondance ; et ce qui a été ajouté est une confirmation de ce qui a été dit, et non une réfutation »156. Pour appuyer son enseignement le prédicateur fait appel à Cyrille et s’exclame :

« C’est pourquoi donc, lorsque saint Cyrille s’adressait avec beaucoup de sagesse à l’impie Nestorius, qui divisait et coupait le nom du Christ, dans le troisième tome des (chapitres) contre ses blasphèmes, il s’exprime ainsi : "Lorsque nous entendons dire que le Christ est né de la sainte Vierge, alors assurément, alors nous disons, et (cela) très sagement et en ayant soin de marcher dans l’orthodoxie de la vérité, que le Verbe qui est né de Dieu le Père s’est fait homme et s’est uni hypostatiquement et aussi qu’il est né selon la chair, et nous ne nous soumettons pas à ton bavardage sur ce point ; et c’est à l’unique et seul, au Fils qui (est) par

150 HC 124, PO 29/1, p. 213.

151 Matthieu 16, 13.

152 HC 124, PO 29/1, p. 215.

153 HC 124, PO 29/1, p. 213.

154 Matthieu 16, 16. Cf. II. A. 5. L’apôtre Pierre, p. 111-114.

155 Matthieu 16, 16 ; Marc 8, 29 ; Luc 9, 20 ; Jean 6, 70.

nature, que nous donnons comme il convient ce nom de Christ"157. Et après d’autres (paroles), il (dit) encore : "Pour nous, après l’union, même si quelqu’un nomme Dieu le Verbe, ce n’est pas en dehors de sa chair que nous le comprenons ; même s’il dit le Christ, nous reconnaissons le Verbe qui s’est incarné"158 »159. Ces paroles de Cyrille, que Sévère ne manque pas de nommer « prédicateur de la vérité »160, lui sert d’appui pour ne pas rentrer dans des discussions stériles. En effet, en soulignant que Cyrille a refusé de se soumettre au « bavardage » de Nestorius en ce qui concerne l’union hypostatique, il indique à ses auditeurs, d’une manière indirecte, son refus de discuter sur ce point. Pour le berger d’Antioche, il s’agit de garder ses fidèles dans la foi orthodoxe, de les équiper pour qu’ils reconnaissent les faux enseignements comme celui de Romanos de Rhosos161 dont il réfute les propos peu après, ou ceux de Porphyre et Julien préoccupés de montrer que les évangélistes « ne s’accordent pas les uns avec les autres »162.

Par ailleurs, la confession de foi de Pierre combinée à la parole de Jésus : Toi, tu

es un roc, et sur ce roc je bâtirai mon Église163 fait dire à Sévère que cette confession est un roc inébranlable164. Il faut dire que « l’identification du roc avec la confession orthodoxe de la foi, et, par conséquent, avec les évêques qui la professent, était l’interprétation la plus répandue à l’époque de Sévère »165 ce qui l’amène à parler de « ceux qui se tiennent à la tête d’une telle Église, qui est fondée sur une foi saine »166. Ses propos sont à mettre en relation avec les évènements vécus à cette même époque à Jérusalem. En effet, « le 6 août 518, Jean III réunit un synode patriarcal de trente-quatre évêques des trois Palestine pour enregistrer la récente condamnation de Sévère, notifiée

157 Cyrille d’Alexandrie, Libri v adversus Nestorium, II., Patrologia Graeca 76, col. 69.

158 Cyrille d’Alexandrie, Libri v adversus Nestorium, II., col. 93.

159 HC 124, PO 29/1, p. 223.

160 HC 124, PO 29/1, p. 223.

161 Cf. III. C. 1. Célibat, mariage et remariage, p. 258-260.

162 HC 124, PO 29/1, p. 225.

163 Matthieu 16, 18.

164 Cf. II. A. 5. L’apôtre Pierre, p. 113.

165 R. Roux, L’exégèse biblique, p. 135-136.

par Constantinople à Jérusalem »167. C’est pourquoi Sévère fustige ses opposants en s’écriant :

« Où sont ceux qui occupent la Jérusalem sensible et visible ? Mais ils sont tombés du roc et de la foi saine ; et ce sont de vains anathèmes qu’ils pensent lancer à ceux qui ont des pensées orthodoxes, et ils lisent le livre de l’abominable Théodoret, que saint Cyrille a dit l’imitateur par excellence de l’impiété de Nestorius, et ils ont retranchés et supprimé de la doxologie du Trisagion l’(addition) : "Tu as été crucifié pour nous", et ils ont montré pourquoi ils ont mis parmi les volumes sacrés l’infâme et impur concile qui (s’est tenu) à Chalcédoine. Comment pourraient-ils encore s’appeler même chrétiens, en faisant circuler avec orgueil le nom auguste des lieux saints qu’ont autrefois occupés également les fauteurs de la folie d’Arius, après avoir poursuivi leur évêque, vieux et orthodoxe, Cyrille, lorsque le fugitif pieux se rendait à la ville de Tarse ? Est-ce qu’ils n’étaient pas alors dignes de confusion, ceux qui d’un côté faisaient de l’arianisme, et d’un autre côté disaient (que), parce qu’ils occupaient les lieux du Christ, ils tenaient aussi la foi du Christ ? Et pouvaient-ils, en faisant glouglou avec leur gorge à haute voix, comme maintenant vous-mêmes, ô bons, dire la (parole) : De Sion, en effet, sortira la Loi, et la parole du Seigneur, de

Jérusalem168. Lisez les prophéties, et sachez qui vous êtes comme zélateurs. […] Par conséquent, nous non plus, nous ne demanderons pas la paix avec cette (Jérusalem), après que par des opinions hérétiques elle a tourné du Seigneur sa face »169.

Sévère établit un lien entre « roc » et « siège épiscopal » et se dressent contre « ceux qui occupent » le siège de Jérusalem. Il « conteste la possibilité d’établir l’orthodoxie sur la base de la doctrine officielle d’un siège épiscopal, car le "roc" dont parle Jésus est la profession orthodoxe et non un siège historique, d’autant plus que le siège de Jérusalem a été occupé par des Ariens »170. Sévère semble excédé par cette

167 F. Alpi, La route royale, p. 241.

168 Isaïe 2, 3.

169 HC 124, PO 29/1, p. 227-229.

question polémique qui se veut récurrente. En effet, quelques mois plus tôt, fin de l’année 517, plus de deux cents moines de Syrie avaient envoyé une pétition contre lui au pape Hormidas. Dans cette lettre qui s’appuyait sur Matthieu 16, 19, « les moines reconnaissaient l’autorité du siège romain comme conséquence des promesses faites à Pierre par Jésus. C’est justement le propos de Sévère d’ôter toute légitimité à ce genre d’explication du texte évangélique »171. C ‘est donc sur un ton cinglant que l’orateur critique ces hérétiques qui, « en faisant glouglou avec leur gorge », ne font finalement que du bruit. Il exhorte ses auditeurs à être attentifs aux prophéties et notamment à celles de Jérémie dont il enchaine les citations172. Il établit ainsi un parallèle entre les premiers destinataires de Jérémie qui « s’enorgueillissaient de Jérusalem et du temple de Dieu »173

et ses contemporains qui se glorifient du siège épiscopal, notamment celui de Jérusalem. De ce fait, Sévère décrète qu’il ne peut pas faire la paix avec « cette Jérusalem » qui s’est détournée du Seigneur.

Le patriarche conclut sa prédication en soulignant que lui aussi pourrait se glorifier d’être sur le siège du premier des apôtres mais que ce ne serait là que « des bavardages orgueilleux » l’important, pour lui, étant d’occuper « le roc » et pas seulement « le siège »174. Et il ajoute : « Puisse-t-il arriver que nous nous tenions solidement sur le roc et que nous mettions notre confiance non pas dans les sophismes des hommes, mais dans la parole de la croix »175.