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4.2.2.1 Le « Projet d’harmonisation » de Wemotaci

En 1999, le Conseil des Atikamekw de Wemotaci et le Centre d’éducation et de recherche forestière (CERFO) ont démarré le « Projet d’harmonisation » auquel se sont joints le MRNFP, les Services forestiers Atikamekw Aski (SFAA), deux entreprises forestières (Crête et fils et Smurfit-Stone) et l’Université Laval. Le projet impliquait une équipe technique et une table d’harmonisation constituées de représentants de Wemotaci. Ce projet visait à élaborer une approche pour harmoniser les opérations forestières avec l’utilisation et l’occupation nehirowisiw du territoire en 1) protégeant l’utilisation et l’occupation du territoire en identifiant les sites importants et les prescriptions pour les protéger, 2) en informant et en éduquant la communauté de Wemotaci sur les activités forestières et 3) en assurant la liaison entre le conseil de bande et les entreprises forestières. Les données amassées par l’AMAA dans les années 1990 et un guide normatif réalisé par un consultant externe ont orienté les démarches initiales (Wyatt, 2004 : 150). De 2002 à 2003, la plupart des entreprises coopéraient avec l’équipe technique en fournissant les plans d’aménagement et en recueillant les commentaires2. Selon Wyatt, le projet d’harmonisation fait la

preuve que l’industrie forestière et les Nehirowisiwok sont capables de collaborer en modifiant le processus de planification pour permettre une telle collaboration (Wyatt, 2004 : 150).

4.2.2.2 Les articles 54 et 55 de la Loi sur les Forêts

En 2001, à la suite de la révision du régime forestier, la Loi sur les Forêts a été modifiée « afin d’être en mesure de prendre en considération les intérêts et préoccupations d’autres utilisateurs du territoire de l’unité d’aménagement et de prévenir les différends concernant la réalisation des activités d’aménagement forestier » (L.R.Q., c. F-4.1 art. 54). Dès lors, l’entreprise forestière qui était responsable de la planification forestière devait « inviter à participer à la préparation du plan général » les communautés autochtones au même titre que les autres parties prenantes telles que les

2 En 2002, un colloque sur l’harmonisation du territoire a eu lieu à Wemotaci où ont participé des membres

des trois communautés nehirowisiwok ainsi que des représentants de l’industrie forestière (Tembec, Smurfit- Stone, Kruger, Abitibi-Consolidated) et du MRN totalisant ainsi près de 140 participants.

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municipalités régionales de comté, les gestionnaires d’une zone d’exploitation contrôlée (ZEC), d’une réserve faunique, ou d’une pourvoirie et les titulaires d’un permis de culture et d’exploitation d’érablière (L.R.Q., c. F-4.1 art. 54). La loi amendée demeurait cependant muette sur la façon de participer à la préparation du plan (Fortier, 2007). Les bénéficiaires de contrats d’aménagement et d’approvisionnement forestier (CAAF) devaient produire un rapport identifiant les personnes et les organismes invités à participer à l’élaboration du plan d’aménagement forestier (PAF) et « ceux qui ont effectivement participé ». Ils devaient aussi décrire « le processus de participation qui a été appliqué et [en] faisant état, le cas échéant, des points de divergence entre les propositions des participants et ce qui [était] prévu au plan. » (L.R.Q., c. F-4.1 art. 55). Dans ce contexte, il est évident que le processus d’harmonisation représentait une avenue potentielle pour répondre à cette nouvelle obligation3.

4.2.2.3 Mise en place des structures

Au cours de la phase de démarrage, différentes structures et organisations se sont formées pour encadrer le processus d’harmonisation. Le cas de Manawan illustre bien cela. Suite au blocus de 1997, la Coopérative forestière de Manawan avait reçu le mandat de négocier la protection du territoire avec les entreprises. La coopérative est devenue ensuite les Services forestiers et territoriaux de Manawan (SFTM) composés de deux équipes dont l’une s’occupait des consultations avec les utilisateurs du territoire pendant que l’autre veillait au développement économique (notes d’entretien).

En 2003, le Conseil des Atikamekw de Manawan et le gouvernement du Québec signent une entente qui prévoit la mise en place d’un mécanisme de « conciliation des activités d’aménagement forestier avec la pratique des activités de chasse, de pêche, de piégeage et de cueillette effectuées à des fins alimentaires, rituelles et sociales » (SAA, 2003). Les parties s’entendent également sur un « territoire d’application pour l’harmonisation forestière » d’environ 11 000 km2 (Nehirowisiw de

Manawan) :

On a signé [des ententes] aussi avec Manawan. Ces ententes-cadres prévoyaient la possibilité de signer des ententes sectorielles liées à des domaines d’affaires du gouvernement du Québec. Donc, cela pouvait être lié aux ressources naturelles, à la foresterie, au ministère des Transports, à l’entretien de chemins forestiers, etc. (…) Par exemple, je sais qu’avec Manawan,

3 Des représentants de l’industrie ont clairement affirmé dans le colloque portant sur l’harmonisation du

territoire de 2002 à Wemotaci que les rencontres auprès des familles nehirowisiwok avaient débuté en 2001, soit la même année que l’entrée en vigueur des articles 54 et 55 (Table d’harmonisation de Wemotaci, 2002).

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découlant de cette entente-là, il y a eu toutes sortes de discussion et ils ont convenu entre autres d’un territoire d’application pour l’harmonisation forestière. (Représentant du MFFPQ)

Certains des témoignages recueillis ont révélé que, peu après la signature de cette entente, les membres de la communauté ont fait des pressions auprès du conseil de bande pour que les mesures d’harmonisation soient retirées des mains des SFTM :

En 2004-2005, on a changé. (…) Le conseil a décidé de rapatrier tout ce qui touchait la correspondance avec l’industrie au niveau des mesures d’harmonisation. (…) Ça, c’est un peu à la demande de certaines familles qui pensaient que c’était mieux comme ça. (…) Il y a certains membres de la communauté qui ont vu que les Services forestiers [et territoriaux] pouvaient avoir plus l’opportunité de se développer en développement économique en étant les acteurs des mesures d’harmonisation. (…) Il y a certains membres de la communauté qui ont dit : « Non, il ne faut pas que ce soit de même. Il faut que ça soit distinct. » Ce sont ces gens-là qui ont conduit à la séparation. (Nehirowisiw de Manawan)

Une nouvelle structure est alors créée, le Centre de ressources territoriales (CRT). Son mandat est d’agir à titre d’intermédiaire et de liaison entre les familles et les bénéficiaires de CAAF dans le cadre du processus d’harmonisation. Cela mène aussi à une redéfinition du système traditionnel de gouvernance territoriale des Nehirowisiwok4. Le CRT regroupe des agents territoriaux affectés à

différents secteurs du territoire représentés par les chefs de clans et de territoire de Manawan. On y retrouve aussi un coordonnateur et un ingénieur forestier.

En somme, l’exemple de Manawan montre que la négociation des mesures d’harmonisation a été confiée au départ à une coopérative forestière qui appartenait aux membres de la communauté. En 2004, le conseil de bande a créé une nouvelle structure, le CRT, pour s’occuper de façon permanente du processus d’harmonisation et de l’ensemble des consultations menées auprès de la communauté en matière territoriale5. Cela constitue une preuve des effets institutionnels du

processus d’harmonisation et des enjeux sociaux, économiques et politiques qui le traversent et le structurent.

4.2.2.4 La « Paix des Braves » et le processus d’harmonisation à Opitciwan

En 2002, alors que le processus d’harmonisation vient à peine d’être mis en place, les Cris et le gouvernement du Québec signent l’Entente concernant une nouvelle relation aussi appelée la « Paix des Braves ». Cette entente met en place un régime forestier adapté sur une partie du

4 Les travaux récents de Nicolas Houde offrent un éclairage plus approfondi sur les efforts des Nehirowisiwok

pour revitaliser leur système de gouvernance territoriale (voir Houde, 2012).

5 Le Conseil des Atikamekw de Manawan n’est pas le seul à avoir agi ainsi. On retrouvait aussi jusqu’à tout

récemment le « Bureau d’harmonisation » à Wemotaci qui était la porte d’entrée officielle de l’industrie et de l’État pour consulter les Nehirowisiwok dans le cadre de l’élaboration des plans d’aménagement forestier.

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territoire couvert par la Convention de la Baie-James et du Nord québécois de 1975 (SAA, 1998). Un des premiers effets relatés dans les entretiens est que certains industriels refusaient de remettre leurs plans aux familles nehirowisiwok sous prétexte qu’ils opéraient sur le territoire « conventionné » :

(…) au début, il y avait la région du nord qui ne voulait pas venir nous montrer ses plans. On voulait s’informer de ce qui allait faire. Cela a duré peut-être un an, deux ans comme ça. Puis, finalement, ils ont accepté de venir dans la communauté pour présenter leurs plans aux familles. Au début, ils ont dit : « On vous informe seulement. Tel plan, ça va être coupé de telle façon. » Ça émane de la Paix des braves. (Nehirowisiw d’Opitciwan)

Par ailleurs, certaines entreprises forestières ont déplacé leurs activités sur des territoires familiaux des Nehirowisiwok d’Opitciwan. Certaines de ces entreprises offrent alors des compensations financières aux familles en échange de l’approbation de leur PAF :

[L’entreprise forestière] est arrivée (…). Elle donnait de l’argent aux familles (…) quand elle allait couper sur un territoire de famille. Parfois, ils négociaient et ils disaient : « On veut couper tel volume. On va te donner tant de cennes du mètre cube. » (…) Donc, il y a certaines familles qui ont accepté ça parce que ça leur faisait un revenu d’appoint. (…) Puis, là, leur territoire était pas mal coupé. (Consultant non nehirowisiw)

Ce ne sont pas toutes les familles qui acceptaient ces compensations. Cela a engendré des conflits entre les Nehirowisiwok puisque ceux qui recevaient des compensations devaient déplacer leurs activités de chasse et de trappe sur les territoires voisins : « Celui qui recevait le chèque [de compensation] n’avait plus de territoire de chasse parce qu’il était dévasté puis il l’avait fait couper tant qu’il pouvait. Lui, à ce moment-là, il allait chasser sur les autres territoires qui n’étaient pas coupés. Donc, cela a fait beaucoup de chicanes. » (Consultant du conseil de bande, T18). De plus, les familles qui ont obtenu des compensations financières se sont mises à demander la même chose aux autres entreprises forestières qui n’étaient pas nécessairement prêtes à verser ces « redevances » :

Cela a ouvert une boîte de Pandore parce qu’après, quand (…) les autres compagnies sont arrivées en arrière, par le sud du réservoir Gouin, qui est aussi couvert par les territoires familiaux, bien [la compagnie] ne voulait pas nécessairement embarquer dans [cela]. (Consultant non nehirowisiw).

(…) ce n’est vraiment pas toutes les familles, mais souvent, ce qu’on nous a demandé c’est d’avoir des redevances (…) : « C’est beau, on vous laisse bûcher, mais on veut avoir une redevance. » [On leur répondait] : « Réglez vos affaires avec Québec. Ce n’est même pas à moi le bois. Je ne peux pas vous donner une redevance, je paye déjà une redevance au ministère, au gouvernement. » (Représentant de l’industrie).

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En résumé, suite à la signature de la « Paix des Braves » entre les Cris et le gouvernement du Québec, certaines entreprises forestières refusaient de dévoiler leurs plans d’aménagement forestier aux Nehirowisiwok sous prétexte qu’elles œuvraient sur le territoire des Cris alors que d’autres entreprises ont déplacé leurs activités vers le sud du territoire. Cela a entraîné des effets inattendus sur le processus d’harmonisation. On a vu apparaître les compensations financières et la collaboration est devenue plus ardue avec les entreprises qui refusaient d’offrir des redevances aux familles. Cela a provoqué des mésententes entre les Nehirowisiwok qui recevaient de l’argent et ceux qui refusaient de monnayer leur territoire.

4.2.2.5 Les jugements Haïda et Taku River

Les jugements Haïda (2004) et Taku River (2004) de la Cour suprême du Canada (CSC) marquent le passage de la seconde à la troisième phase d’évolution du processus d’harmonisation. Ces arrêts portent sur l’obligation des gouvernements provinciaux de consulter et d’accommoder les Premières Nations lorsqu’un projet de développement risque d’enfreindre leurs droits, et ce, même si le groupe autochtone n’a pas de droits reconnus par un jugement de la cour ou une entente. Cela a eu pour effet d’accroître la présence de l’État dans le processus d’harmonisation. Avant, le ministère intervenait seulement lorsque les parties n’arrivaient pas à s’entendre. Cependant, à la suite des jugements Haïda et Taku River, le ministère s’est mis à participer de façon plus continue au processus d’harmonisation : « (…) officiellement, on a débuté en 2005. C’est suite aux jugements de la Cour suprême du Canada, les jugements Haïda et Taku River dans lesquels la Cour suprême a exprimé qu’il y avait une obligation gouvernementale de consulter les autochtones. » (Représentant du MFFPQ). Pour plusieurs, c’est le début des « vraies consultations » :

(…) moi j’ai commencé (…) au début en 1997 [aux] mesures d’harmonisation à Manawan. Puis, les consultations à Manawan n’étaient pas vraiment considérées (…). [C’est] en 2004 à peu près que le ministère nous a vraiment consultés là-dessus. (…) C’est sûr que c’est à partir du jugement Haïda qu’ils ont commencé les vraies consultations à Manawan. Nous, avant 2004, les industriels et le ministère, ce n’était pas vraiment des consultations. C’est juste qu’ils nous avertissaient où ils allaient couper seulement. (l’auteur qui souligne, Nehirowisiw de Manawan)

Selon un représentant du MFFP qui a déjà participé au processus d’harmonisation, il s’assurait d’abord que les familles étaient bien informées :

Je pense que la principale différence qu’on a connue c’est sur la présentation des cartes entre 2005 et plus. On s’est réellement assuré, selon les jugements, qu’il y ait le maximum d’information (…) Les jugements Haïda et Taku River disaient bien que tu dois t’assurer que les communautés, afin de prendre une bonne décision, qu’elles aient toute l’information entre les mains pour qu’elles puissent prendre une décision éclairée. Là, elles ont bien apprécié ma présence. (Représentant du MFFPQ)

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Ce même représentant soutient également qu’il pouvait agir par la suite directement auprès de l’entreprise si elle refusait de modifier son plan :

Je me souviens encore avec telle [industrie forestière], il y avait un secteur qu’il nous présentait à la famille. La famille avait dit (…) : « On n’aime pas ton modèle de coupe. » L’ingénieur forestier (…) avait dit : « Je ne change pas mon plan. » Je [lui] ai dit : « La consultation ce n’est pas ça. La Cour Suprême est bien claire, si tu ne bouges pas ton plan et si tu ne changes rien, ce n’est pas de la consultation. C’est de l’information [que] tu fais. (Représentant du MFFPQ)

Pour sa part, un représentant de l’industrie forestière souligne que la présence du « ministère » a amené les parties à respecter davantage leurs ententes : « Quand le ministère a embarqué, il a fallu qu’ils prennent ça au sérieux parce qu’il y avait un tiers qui prenait de l’information et qui prenait des notes » (Représentant de l’industrie). Pour d’autres, le ministère était peut-être plus présent, mais les changements demeuraient négligeables : « on a vu apparaître de façon un peu plus formelle le fonctionnaire, mais il était là pour être là. Les discussions se faisaient encore [seulement] avec l’industrie. » (Consultant non nehirowisiw).Un répondant nehirowisiw soulève qu’il a rencontré des difficultés, au départ, à distinguer les représentants du ministère et de l’industrie forestière lorsqu’il assistait aux rencontres :

L’industrie, le ministère [et] les chefs de territoire étaient là. J’ai assisté à ça quand j’ai commencé. Je disais : « C’est qui qu’il consulte? » C’était l’industrie. Mais le ministère était là pour orchestrer tout ça, pour regarder tout ça. (…) Mettons que l’industrie demandait au chef de territoire s’il voulait [qu’ils] coupent là-bas? (…) [Le chef de territoire] disait : « Non, je ne veux pas que tu coupes là-bas. Pourquoi [que] tu ne vas pas couper à côté? » Le ministère répondait : « Non, on ne peut pas aller couper. On veut aller couper là. » C’était le gars du ministère qui répondait. C’est comme si c’était lui qui allait couper. (…) C’était pareil les deux. J’étais mêlé. [Est-ce] le ministère? [Est-ce] le bénéficiaire? Les deux ? (Nehirowisiw de Manawan)

Bref, bien qu’une participation plus continue de l’État ait semé la confusion à l’égard de son rôle, la plupart des répondants s’entendent pour dire que le processus d’harmonisation s’est éloigné d’une simple démarche d’information. À cet égard, certains représentants de l’industrie concluent que, depuis les jugements Haïda et Taku River, les Nehirowisiwok « [ont] vraiment un pouvoir de plus que tous les autres [parties prenantes] où ils [doivent] être consultés obligatoirement. » (Représentant de l’industrie).

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