Evolution des cheptels (UGB)
5.3. La démarche compréhensive : les entretiens et l’observation participante Dans la démarche compréhensive, on considère que le chercheur n’est pas extérieur à son objet
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l’affecte lui-même, affecte autrui et affecte le monde auquel il participe » (Schurmans 2009, p.95). Comme toute démarche scientifique, la démarche qualitative compréhensive a ses formes de rigueur, qui n'est pas chiffrable mais qui mobilise des compétences et qui est plutôt de l’ordre du savoir-faire (De Sardan 2008).
Dans cette optique, le discours est considéré comme le matériau fondamental pour accéder aux représentations : « notre objet de recherche n’est plus la matérialité vue, mais les multiples supports et opérations par lesquels ce discours sur la matérialité est exprimé, dialogiquement construit, diffusé, reçu » (Sgard 2011, p.42). Les entretiens semi-directifs et l’observation participante sont deux moyens de faire émerger et de recueillir le discours. Les entretiens individuels semi-directifs sont largement utilisés pour aborder les représentations autour des dynamiques paysagères (Deuffic 2005; Le Floch, Deuffic, et Ginelli 2006; Friedberg, Cohen, et Mathieu 2000). L’observation participante, quant à elle, vise à saisir la dimension collective des représentations, en particulier à travers les moments de mise en débat et de stabilisation des représentations paysagères, par exemple lors de réunions de travail à l’échelle locale sur les projets d’aménagement (Caille-Cattin 2005; Guisepelli 2007).
Le protocole d’entretien a suivi trois phases : la préparation, la conduite et l’analyse des entretiens.
5.3.1. La préparation des entretiens
Nous avons tout d’abord établi une grille d’entretien, constituée de questions ouvertes, de façon à guider l’entretien de la façon la moins artificielle possible, conformément aux principes de l’entretien qualitatif (De Sardan 2008). La grille d’entretien, disponible en Annexe 5, aborde trois thèmes, dont l’ordre peut varier selon les entretiens :
- Parcours de vie et pratiques. Cette partie vise à comprendre la stratégie individuelle des acteurs, le lien entre leurs activités et le paysage (impacts réciproques).
- L’évolution des paysages. Ces questions permettent à l’interrogé de décrire les changements paysagers qu’il a observé ou dont il a connaissance, d’exprimer son avis et de se situer individuellement dans ces changements. Le lien est systématiquement fait avec les pratiques.
- Les bénéfices. Dans cette partie, la personne interrogée évoque les bénéfices qu’elle tire de son environnement, dans le cadre de son travail, de ses loisirs ou de sa vie personnelle. La personne est amenée à décrire l’évolution quantitative, qualitative ou
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spatiale de ces bénéfices. Les relations avec les autres bénéficiaires ou les éventuels fournisseurs, sont également abordées.
Parallèlement, nous avons établi une grille d’entretien directif à destination des touristes, disponible en Annexe 6, qui reprend les mêmes thèmes sous forme de questions fermées. En amont des entretiens, nous avons établi un panel de personnes à rencontrer, en essayant de varier le secteur d’activité (professionnel, de loisirs ou bénévoles), l’âge, le lieu de vie, d’origine géographique et de genre des personnes rencontrées.
5.3.2. Conduite des entretiens
Au total, 46 personnes ont été rencontrées lors d’entretiens conduit à l’été 2016 (9 personnes), en hiver 2017 (32 personnes) et à l’été 2017 (5 personnes et 30 questionnaires avec les touristes), avec des personnes au profil. Pour plus de lisibilité, nous présentons uniquement l’activité principale de chaque personne (Tableau 3). Toutefois, dans les entretiens, nous avons été sensibles à orienter les questions de façon à aborder non seulement leur activité professionnelle principale, mais aussi leurs autres activités professionnelles, leurs engagements associatifs, leurs mandats électoraux, leurs loisirs et leur vie personnelle.
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Tableau 3: Caractéristiques des personnes rencontrées lors des entretiens
Les entretiens ont duré entre 1h00 et 3h0013 (moyenne 1h45), au domicile, dans le lieu de travail, de mandature, ou en extérieur. Préférentiellement, nous avons conduit les entretiens individuellement, mais il est arrivé que les personnes proposent spontanément de réaliser l’entretien à plusieurs, ce que nous avons accepté. Nous avons dans un premier temps utilisé une liste de contacts fournie par les agents du PNC, puis nous avons suivi la méthode dite de la « boule de neige », chaque personne interrogée suggérant un ou plusieurs contacts. Le taux de refus est très dépendant de la saison (0% en période hivernale, et 35% en été). Les entretiens ont été enregistrés en quasi-totalité, après accord de la personne interrogée. Durant l’entretien, nous avons adopté une attitude d’écoute empathique, nous avons cherché à comprendre
13 Pour les bergers, les entretiens se sont fait pendant l’observation de la garde qui a duré entre 3h00 et 24h00.
Genre Homme 39 Femme 7 Age < 30 3 30 – 60 27 > 60 16 Lieu de vie Versant Nord > 1000m 8 Versant Nord < 1000 m 5 Versant Sud > 1000 m 9 Versant Sud < 1000 m 5 Hors zone 13 Transhumants 6 Origine géographique Natif 25 Néo arrivant 16 Retour « au pays » 5 Activité principale
Elus (commune, communauté de communes) 6 Prestataires touristiques (gérants de camping, de
chambre d’hôtes, d’hôtels, guides de randonnée pédestre ou équestre, employé de musée)
6
Eleveur bovin laitier 3
Eleveur bovin allaitant 5
Eleveur mixte ou caprin 2
Eleveur ovin, berger ou éleveur-berger 6
Apiculteur 1
Conseiller agricole (Chambre d’Agriculture, COPAGE) 2 Technicien ou ingénieur forestier (PNC, DDT, Chambre
d’Agriculture, coopérative, CRPF)
7
Exploitant forestier 1
Technicien environnement (ONCFS, PNC, Fédération de chasse)
4
Naturaliste (membre d’association) 1
Pompier 1
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sincèrement le point de vue de la personne interrogée (Porter 1950, cité par Sibelet et al. 2013), et nous avons suivi les principes de triangulation, d’itération et de saturation (De Sardan 2008). Pour les touristes, nous avons choisi trois lieux présentant des activités différentes : le vallon du Villaret (parc de jeux au public familial), le Mas de la Barque (point de départ de randonnée dans un massif forestier) et le col de Finiels (point de départ de randonnées sur les crêtes du Mont Lozère).
Lors de la conduite des entretiens, nous avons identifié plusieurs limites à notre travail. Premièrement, le panel comportait certaines lacunes : les femmes étaient sous-représentées, l’âge moyen particulièrement élevé et certaines catégories de population pertinentes vis-à-vis de notre question d’étude, comme les habitants secondaires, y sont absents. Deuxièmement, pendant la période de terrain, nous avons eu du mal à suivre une analyse « chemin faisant », sous la forme d’un carnet de terrain par exemple, ce qui a limité la dimension cumulative du travail de terrain. Le dernier écueil que nous avons rencontré, en lien avec le précédent, tenait à la difficulté de borner le sujet d’étude très large que sont les dynamiques paysagères et à trouver un angle d’attaque ; la qualité des entretiens a pu s’en trouver pénalisée.
5.3.3. L’analyse des entretiens
Ces entretiens ont été intégralement retranscrits, puis analysés suivant les principes de l’analyse qualitative à l’aide du logiciel Nvivo (QSR International Pty Ltd 2015). L’unité de base de l’analyse est le cas (personne), pour lequel nous avons renseigné des caractéristiques* (genre, âge, profession, activités, lieu de vie, origine, durée du séjour, responsabilités). Ensuite, nous avons procédé au codage de l’entretien, c’est-à-dire que nous avons assigné des tronçons d’entretiens à des nœuds* (thématiques qui renseignent l’analyse). Avant de débuter l’analyse, nous avons identifié des nœuds parents*. Au fur et à mesure de l’analyse, nous avons identifié des nœuds-enfants*. Identifier en amont les nœuds-parents* et renseigner chemin faisant les nœuds-enfants* nous a donné la possibilité d’ouvrir de nouvelles pistes d’analyse, tout en se donnant un cadre de départ. Nous avons suivi trois axes d’analyse (codés en nœuds-parents*): les représentations de l’augmentation du couvert forestier, le recensement des SE et des disSE mentionnés dans les entretiens et les interactions socio-écologiques liées au dérochage et au retournement de prairies.
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Concernant l’analyse des représentations de l’augmentation forestier, nous avons codé, pour chaque entretien, la description (temporelle et spatiale) du phénomène, l’état de référence, les causes, les conséquences (en termes de SE), l’opinion et enfin les réponses apportées à ce phénomène (Tableau 4).
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Tableau 4 : Nœuds encodés pour analyses les représentations des dynamiques paysagères
Description Temporelle : Succession végétale Spatiale Etat de référence Moyen Âge Minimum forestier – 1850 Période contemporaine Causes Changement climatique Changements pratiques agricoles Déclin du pâturage
Vente directe (réduit le temps de travail disponible) PAC (limite la dépendance à l’herbe)
Diminution de la main d’œuvre
Déclin démographique Déprise agricole Dynamique ligneuse Plantations RTM FFN Mines et tanin
Contraintes défrichement Administratives
Morcellement foncier
Contraintes écobuage Administratives
Proximité avec les boisements forestiers
Contraintes gyrobroyage Présence de cailloux Coût Pente Conséquences sur les SE Approvisionnement Dégrade SE herbe Dégrade SE foin Dégrade SE bois (qualité)
Améliore SE bois (quantité et qualité)
Régulation Dégrade SE quantité d’eau
Dégrade SE qualité des sols
Culturels
Améliore SE biodiversité forestière Améliore SE valeur esthétique paysages Dégrade SE biodiversité zones humides Dégrade SE biodiversité paysages ouverts Dégrade SE valeur esthétique paysages Dégrade SE promenade et loisir Dégrade SE vue dégagée
DisSE
Augmente prédation Augmente dégâts de sangliers Augmente risque d’incendie
Opinion
Négative Neutre Positive
Réponse
Améliorer les paysages ouverts
Dérochage Drainage Amendement
Remembrement, suppression haies et murets Retournement de prairies
Maintenir les paysages ouverts
Ecobuage Gyrobroyage Pâturage
Ré-ouvrir Défrichement
Gérer les forêts Augmenter valeur écologique
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Concernant le recensement des SE et des disSE cités dans les entretiens, nous avons distingué les paysages ouverts, les paysages forestiers et les paysages intermédiaires, la mosaïque paysagère, ainsi que le type de SE (approvisionnement, régulation et culturels). A partir de ces catégories décidées en amont, nous avons codé au fur et à mesure les SE spontanément cités par les personnes interrogées. A titre illustratif, nous présentons quelques exemple de SE ci- dessous (Tableau 5). La liste complète des SE est disponible en Annexe 7. Des précisions méthodologiques sur ce travail de codage sont données dans la section 6.1.1.
Nœuds parents Nœuds enfants 1 Nœuds enfants 2 (exemples)
Paysages forestiers
SE d’approvisionnement Bois énergie Herbe etc. SE de régulation Fertilité du sol
Structure du sol etc.
SE culturels Valeur existence biodiversité Valeur esthétique etc.
DisSE Incendies
Dégâts de sangliers etc.
Paysages ouverts
SE d’approvisionnement Herbe Foin etc. SE de régulation Fertilité du sol
Equarrissage etc.
SE culturels Valeur d’existence de la biodiversité Valeur patrimoniale des paysages etc.
DisSE Présence de cailloux
Excès d’eau etc.
Paysages intermédiaires
SE d’approvisionnement Herbe Miel etc.
SE de régulation Ombre
Barrière au vent etc.
SE culturels Valeur d’existence de la biodiversité Chasse (loisirs) DisSE Dégâts de sangliers Incendies Mosaïque paysagère SE d’approvisionnement Miel SE de régulation / SE culturels Promenade
Valeur esthétique des paysages
DisSE Prédation loup
Piqûres abeilles etc.
Tableau 5: Exemple de codage des SE et disSE mentionnés dans les entretiens
Concernant les paysages ouverts, nous avons réalisé un codage supplémentaire, en distinguant les différents types d’écosystèmes (prairies permanentes, temporaires, parcours). Des précisions sont données dans la section 7.1.1.
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Enfin, pour l’analyse des jeux d’acteurs en lien avec le dérochage et le retournement de prairies, nous avons codé dans les entretiens les SE impactés positivement ou négativement par les pratiques de dérochage et de retournement de prairies. Puis nous avons identifié les fournisseurs et les bénéficiaires de ces SE, ainsi que les acteurs intermédiaires.
La méthode d’analyse qualitative se base sur l’apprentissage par les données : l’exploration de données qualitatives permet de dégager des pistes interprétatives, des facteurs d’explication et de monter en généralité. L’usage du logiciel Nvivo n’a pas vocation à « supplanter les méthodes classiques d’apprentissage par les données, mais [vise à] augmenter l’efficacité et l’efficience de cet apprentissage » (Bazeley et Jackson 2013, p.2). Rétrospectivement, l’usage du logiciel Nvivo a largement facilité l’analyse des entretiens : il a permis de constituer une unique base de données contenant le matériau de recherche ; de systématiser l’acte de codage, assurant ainsi la rigueur de l’analyse qualitative ; de dégager des pistes interprétatives, soit en confirmant des intuitions de recherche, soit en faisant apparaître de nouvelles pistes et enfin de procéder à des analyses quantitatives à partir des requêtes matricielles.
5.3.4. L’observation participante
Ces entretiens ont été complétés par l’observation participante du séminaire de terrain du Conseil Scientifique (CS) du PNC (deux jours, août 2017). Ce séminaire, qui portait sur « les paysages et leur évolution en lien avec les pratiques agro-pastorales », a réuni 16 chercheurs du CS, 18 agents du PNC, et 5 personnes invitées. Les notes prises pendant cette réunion ainsi que les documents supports à cette réunion (les documents préparatoires, le compte-rendu, les documents juridiques ou administratifs ayant servi de support à la réunion) ont enrichi l’analyse.
5.4. La démarche de recherche-action : la méthode de modélisation