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Dans le cadre de cette thèse, nous proposons de traiter de la question des choix sociaux liés aux dynamiques paysagères. Pour mieux se saisir de cette question, nous proposons de l’aborder par le biais de trois questionnements : Quelles sont les diverses représentations des dynamiques paysagères ? Quels sont les mécanismes sous-jacents aux choix sociaux liés aux dynamiques paysagères ? Comment accompagner les acteurs vers des choix plus concertés ?

Les dynamiques paysagères font l’objet de choix sociaux. En effet, les paysages agro-pastoraux, en particulier les prairies permanentes et les parcours, fournissent un grand nombre de services écosystémiques (SE) c’est-à-dire de « biens et [de] services que les hommes peuvent tirer des écosystèmes, directement ou indirectement, pour assurer leur bien-être » (MEA 2005a, p.9), l’écosystème étant compris comme « un ensemble complexe et dynamique composée de plantes, d’animaux, de micro-organismes et des éléments abiotiques agissant en interaction et formant une unité fonctionnelle » (ibid). Le Millenium Ecological Assessment (MEA) propose de classer les SE en trois catégories : les SE d’approvisionnement comme la production de foin ou de bois ou la fourniture d’eau potable, les SE de régulation comme la pollinisation, la régulation des inondations ou la protection contre l’érosion, les SE culturels comme la valeur esthétique des paysages, la valeur d’existence de la biodiversité ou les activités de loisirs pratiquées en plein air. Les prairies permanentes et les parcours constituent des terres agricoles à haute valeur naturelle et présentent une végétation semi-naturelles, ils sont conduits de façon peu intensive, avec un faible usage de fertilisants et de pesticides et une mécanisation réduite (O’Rourke, Charbonneau, et Poinsot 2016). Ces écosystèmes fournissent donc une grande variété de SE, comme la valeur d’existence de la biodiversité, la qualité de l’eau ou la valeur patrimoniale des paysages (Reed et al. 2009). Dans leur étude, Peyraud et al. (2012) montrent que parce qu’elles conservent un couvert végétal semi-naturel tout au long de l’année, les prairies permanentes et les parcours fournissent certains SE par rapport aux cultures annuelles comme la séquestration carbone, la protection du sol contre l’érosion ou la régulation des flux de nutriments. Comparées aux plantations forestières (notamment de conifères ou d’eucalyptus), les prairies permanentes et les parcours participent à la régulation du cycle de l’eau. Les dynamiques paysagères comme l’abandon des terres ou le retournement de prairies vont impacter les SE fournis par ces écosystèmes (MacDonald et al. 2000; Reed et al. 2009; Peyraud, Peeters, et De Vliegher 2012; O’Rourke, Charbonneau, et Poinsot 2016). De fait, la réduction de ces agro-écosystèmes peut se traduire par la dégradation de certains SE. Les acteurs vont donc devoir faire des choix pour

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maintenir ou améliorer la fourniture de certains SE, choix qui vont se traduire au niveau individuel par des pratiques, ou au niveau collectif par le biais de règles ou de mesures politiques. Dans le cadre de notre thèse, nous allons voir comment les dynamiques d’augmentation du couvert forestier et d’intensification des terres agricoles se traduisent localement par une évolution quantitative ou qualitative de certains SE, et comment les acteurs sont amenés à faire des choix. Nous précisons comment le concept de SE peut être utile pour rendre visible ces choix dans la section 3.4.1.

Ces choix sociaux liés aux dynamiques paysagères dépendent fortement des représentations. Guisepelli (2005) montre que les acteurs se réfèrent à différents modèles paysagers, qui orientent leurs choix. Ainsi, dans les Alpes du Nord se confrontent quatre « modèles paysagers » concernant les paysages agro-pastoraux : le modèle régional pastoral mobilisé largement par les touristes, qui met en scène la haute montagne authentique et ses caractéristiques typiques ; le modèle nostalgique (ou agricole diversifié), mobilisé par les personnes en charge de la défense de la nature et du cadre de vie, qui fait référence à une activité de polyculture-élevage idéalisée et bucolique ; le modèle emblématique de la profession agricole, qui met en scène une montagne productive et vectrice de réussite ; et enfin le modèle tyrolien des élus, qui comme le modèle emblématique fait référence à une montagne très entretenue, mais qui est aussi le support du développement du secteur touristique. Ces modèles paysagers sont mobilisés dans les négociations par les acteurs, et apparaissent comme la partie visible des modèles de développement : « les modèles dominants qui émergent dans les débats locaux sont ceux qui portent en creux des modèles de développement. ». L’auteur considère donc que l’entrée par les représentations du paysage permet de « comprendre les différentes perspectives de développement catégorielles des acteurs » et d’éclairer ainsi les choix sociaux (Guisepelli 2005). Dans la région portugaise de Castro Laboreiro, une étude a été menée sur les représentations des espaces soumis à la déprise agricole (van der Zanden, Carvalho-Ribeiro, et Verburg 2018). Les résultats montrent que ces espaces sont perçus négativement, notamment parce qu’ils renvoient à la perte patrimoniale et à la perte des traditions, mais que les préférences en termes de gestion varient : les visiteurs et les locaux affichent une légère préférence pour une gestion par le système agricole traditionnel, tandis que les experts affichent une légère préférence pour une gestion tournée vers les aires naturelles. Ces divergences de préférences peuvent expliquer la méfiance des habitants vis-à-vis des autorités du Parc naturel qui ont engagé un développement axé sur les enjeux écologiques. Cette étude montre bien que le lien entre représentations et choix sociaux est plus complexe qu’il n’y parait, puisque si on observe

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des convergences dans les représentations, ici autour d’une connotation négative attribuée aux espaces connaissant une déprise agricole, plusieurs choix de gestion peuvent diverger et s’opposer. De la même manière, au sein d’un paradigme sur la nécessité de maintenir l'élevage pour maintenir des paysages ouverts, il peut exister des divergences entre les représentations et des conflits d’intérêts, potentiels ou avérés, autour des représentations des fonctions attribuées à l’élevage, qui vont s’exprimer dans les arbitrages des politiques agro-environnementales, dans les projets de territoire ou dans les formes d’élevage observées sur le terrain (Barnaud et al. 2015). Dans le cadre de notre thèse, dans la lignée de ces travaux, nous allons explorer la façon dont les représentations des dynamiques paysagères sous-tendent les choix sociaux, en portant une attention particulière à la question de l’articulation des représentations de la « fermeture des paysages » et de celle de l’intensification des paysages. Nous donnons des précisions sur cet axe d’analyse dans la section 3.3.

Les choix liés aux dynamiques paysagères peuvent être plus ou moins concertés. Par concertation, on entend « un dialogue horizontal entre les participants, dont l’objectif est la construction collective de visions, d’objectifs, de projets communs, en vue d’agir ou de décider ensemble » (Beuret 2006). La concertation s’est progressivement imposée comme un principe de gestion, non seulement dans la gestion de l’environnement (Mermet 2015), mais aussi dans la gestion des paysages. La mise en concertation des dynamiques paysagères via des processus de gestion concertée des territoires est d’ailleurs l’un des objectifs de la CEP (CEP 2000). L’étape préalable à des choix concertés sur le paysage est la reconnaissance de la pluralité des représentations et des pratiques, qui peuvent toutes être considérées comme légitimes. Ainsi, une concertation doit avoir pour objectif de révéler « la diversité des approches par lesquelles un territoire est perçu et pratiqué », et de reconnaître « la place et la légitimité de chacun à intervenir pour « faire du paysage » » (Hatzfeld 2009, p.329). En pratique, les dispositifs tels les chartes des Parcs Naturels Régionaux, constituent des formes d’actions paysagères négociées (Luginbühl 2012). Guisepelli (2007) approfondit cette question, en montrant que si le paysage est mobilisé largement dans les négociations des projets de territoire, il ne l’est pas forcément de la même manière. Il montre que le paysage est mobilisé selon quatre types de modalités : 1) le paysage n’apparait pas ou peu dans les discussions locales, 2) le paysage apparaît explicitement comme la traduction d’un modèle de développement, 3) le paysage apparaît dans les projets de développement comme un objet circonscrit faisant l’objet d’actions sectorielles et 4) le paysage apparaît comme un moyen d’aborder des questions de développement plus vastes. Dans le cadre de notre thèse, nous considérons que la concertation

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est la façon la plus adaptée de réaliser des choix liés aux dynamiques paysagères, qui sont des objets complexes, comme nous l’expliquons dans la section 3.5. Nous proposons donc, dans le cadre de la recherche-action, démarche présentée dans la section 5.4, d’accompagner les acteurs vers des choix plus concertés.

Pour ce faire, nous avons voulu éclairer la question de l’état de référence. Nous l’avons vu, l’état de référence est mobilisé dans la gouvernance des paysages, soit comme un point de repère dans les opérations de conservation ou de restauration (Vera 2010) soit en tant que finalité dans les projets de développement (Donadieu 2002; Davodeau et Barraud 2018). Or, trois problèmes se posent. Premièrement, l’état de référence se construit en fonction des normes culturelles, de la mémoire ou de l’expérience vécue (Pauly 1995; Papworth et al. 2009; Keilty, Beckley, et Sherren 2016). De fait, pour une situation donnée, les acteurs peuvent mobiliser dans leurs discours différents états de référence. Par exemple, dans le cas de la Loire armoricaine Davodeau et Barraud (2018) montrent que deux représentations du fleuve, liées à deux états de référence, entrent en tension : la Loire sauvage et le fleuve navigable. Il semble donc nécessaire d’expliciter cette divergence de représentations et de les mettre en débat. Deuxièmement, l’état de référence est mobilisé de façon souvent implicite, voire confuse : « l’état de référence dissimule des contenus très hétérogènes (représentations, formes, usages) » (Davodeau et Barraud 2018, p.13). Cette hétérogénéité de contenus d'un même état de référence ou de deux états différents peut tantôt faciliter la gouvernance en proposant des clés de lecture pour avancer ensemble tantôt nier ou dissimuler maladroitement des rapports de forces. De fait, l’état de référence est très opérant dans la gouvernance, mais peut masquer, derrière un consensus apparent, d’importantes divergences de représentations, voire des conflits d’intérêts. Expliciter l’état de référence et sa place dans la gouvernance semble donc être un deuxième élément pour favoriser des choix plus concertés. Troisièmement, les paysages de référence, c’est-à-dire les paysages actuels considérés comme les paysages rémanents de l’état de référence, peuvent évoluer. Or, ces évolutions vont remettre en cause le rôle fédérateur de ces paysages de référence : « le paysage, tel qu’il était pensé et mobilisé dans le projet, devient inopérant pour justifier et organiser l’action collective » (Peyrache-Gadeau et Perron 2010, p.6). Le besoin de concertation semble donc particulièrement prégnant dans les moments où les paysages de référence évoluent. En somme, le rôle du chercheur est de « révéler ces (p)références paysagères » (Davodeau et Barraud 2018, p.13) et de « re-questionner par là- même le référentiel collectif de valeurs et de principes d’action » (Peyrache-Gadeau et Perron 2010, p.6).

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Finalement, pour explorer la problématique de notre thèse, nous proposons de mettre en débat l’état de référence. Cette proposition a guidé l’ensemble de nos travaux de thèse (Figure 1). Dans les territoires soumis à l’augmentation du couvert forestier, le maintien des paysages ouverts semble être une priorité, et les paysages ouverts semblent être érigés au rang d’état de référence, de façon consensuelle. Or, il peut exister des divergences de représentations des paysages, qu’ils soient ouverts, fermés ou intermédiaires, ce qui peut donner lieu à des conflits ou des tensions. C'est la question que nous nous sommes posée dans le Chapitre 6. En particulier, nous voulions aller au-delà de la thématique de façade de la « fermeture des paysages », en mettant d’une part à jour les divergences de représentations liées à l’augmentation du couvert forestier, et d’autre part en interrogeant les différentes représentations des paysages ouverts et de leurs dynamiques. Ainsi, nous proposons d’explorer la diversité des représentations de l’état de référence.

Dans la gouvernance des paysages, l’état de référence semble structurant, en particulier dans les territoires qui connaissent une augmentation du couvert forestier. Dans ces endroits, le maintien des paysages ouverts est souvent affirmé comme une nécessité, l’état de référence étant érigé au rang de finalité de la gouvernance des paysages. Or, les représentations de l’état de référence peuvent être multiples, et peuvent être mise en présence à travers des choix concrets liés aux dynamiques paysagères, par exemple sur le maintien ou l’aménagement de certaines caractéristiques des paysages ouverts. Nous nous sommes demandés, dans le Chapitre 7 « Quels sont les mécanismes sous-jacents aux choix sociaux liés aux dynamiques paysagères ? », en explorant ainsi le rôle de l’état de référence dans ces choix.

Enfin, le Chapitre 8 constitue une proposition concrète de mise en débat de l’état de référence au travers d’un jeu de rôles. En effet, l’analyse des représentations des dynamiques paysagères et des mécanismes sous-jacents aux choix sociaux liés aux dynamiques paysagères permettent de mettre en évidence le rôle central de l’état de référence dans la gouvernance des paysages. Nous proposons donc de le placer au cœur d’un débat associant les acteurs concernés par les dynamiques paysagères. Cette expérience nous permettra d’enrichir la question « Comment accompagner les acteurs vers des choix plus concertés ? ».

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