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ERGONOMIE ET DIDACTIQUE PROFESSIONNELLE

IMAGES ET USAGES DU CORPS DANS L’ÉDUCATION ET LA CULTURE

2. LE CORPS DANS LA SOCIÉTÉ 1 La division de l'espace social

Dans la société algérienne actuelle, l'espace se divise en deux : un espace féminin et un espace masculin, dans lesquels, comme dans toute société patriarcale traditionnelle, le groupe domine l'individu. Sous peine d’être marginalisé, chacun doit donc agir selon les règles communes qui mettent en place un certain nombre de normes comportementales concernant aussi bien les femmes que les hommes.

2.1.1 L'espace masculin

Le statut de l'homme et celui de son corps ne sauraient être mieux exprimés que par un dicton populaire dont la traduction littérale serait « l’homme est sans défauts ». Il lui suffit d’être un homme mais un homme viril, un homme véritable. La « roujla » (« l’hommité »), ou souci d’apparaître dans la société comme un « homme véritable », lui impose d’avoir du « nif » c'est-à- dire de l'honneur, ce qui suppose la capacité de faire face, souvent violemment, à toute action susceptible de porter atteinte à sa famille ou à son statut d'homme. Cette nécessité de paraître « viril » le conduit à rejeter, dès son jeune âge, tout ce qui est conventionnellement attribué à la femme comme : exprimer en public des sentiments d’amour ou de souffrance ou simplement participer aux tâches ménagères. Le seul fait de « trop » prendre soin de son corps peut lui coûter l’exclusion de l’espace masculin. Pire, si son allure est jugée trop efféminée, il risque de passer pour un homosexuel et, l’homosexualité étant très violemment condamnée, il encourra l'exclusion aussi bien de « l’espace des hommes » que de celui des femmes. On dit ici que « la beauté de l'homme est dans sa roujla ».

2.1.2 L’espace féminin

À quelques exceptions près, la femme est un être qui ne s'appartient pratiquement pas. Elle ne saurait être autre chose que ce que « l’œil social » lui commande d’être : une mère, une épouse, une fille, une sœur. Son corps appartient aux enfants, au mari, à la famille, à tout le monde en somme, sauf à elle-même. Il reste encore de nos jours tabou dans son entier. Si la beauté de l'homme est dans sa roujla, celle de la femme est dans sa pudeur. Cette pudeur interdit jusqu’à présent que le prénom de l’épouse soit prononcé en public, y compris dans les milieux intellectuels. Quant à son corps, toute femme « sérieuse » doit le rendre indécelable par le port de vêtements assez amples. Le physique se trouve en quelque sorte « effacé » par la force de la pudeur. Seuls les chants traditionnels et andalous osent le décrire, tel ce très audacieux poème d’amour écrit par Ben Guitoun au XIXe siècle, à la mémoire de Hiziya la bédouine, morte selon la légende en 1895 et qui reste à nos jours parmi les plus chantés et les plus appréciés en Algérie : « [...] Ta poitrine telle du marbre porte deux pommes jumelles parmi les plus parfaites que mes mains aient palpées ». Malgré toute leur hardiesse, ces chants d’amour sont généralement tolérés par la société, probablement parce que le modèle corporel qu’ils décrivent reste toujours abstrait, irréel. Ils sont le chant du rêve, de l'imaginaire, jamais chant de la réalité, contrairement au genre Raï qui a connu une véritable explosion dans les années 80 (exporté entre autres par Khaled et Mami) et qui déplace les modèles corporels du domaine de l'abstrait pour le concret ; cela explique peut-être pourquoi ce genre nouveau est adopté par une large frange de la société, essentiellement jeune, probablement pour signifier son rejet des modèles traditionnels.

2.2 La division de l'espace géographique

À ce partage « sexuel » de l'espace entre les hommes et les femmes se superpose la distinction entre l'espace « traditionnel » de la campagne et l'espace « moderne » des grandes villes. Encore que dans les grandes villes de la côte, l’afflux des populations fuyant le terrorisme des années 1990 ou le chômage et les importants bouleversements socio-économiques qui en ont résulté semblent imposer des rapports nouveaux entre les différentes composantes de la société. Ces rapports se traduisent par la « coexistence presque pacifique » de modèles corporels empruntés aussi bien au modèle occidental qu’au modèle traditionnel.

2.2.1 Dans l'espace traditionnel

À la campagne, la vie corporelle est assez largement exprimée au dehors, aussi bien pour l’homme dont le corps s’active dans le rude travail de la terre que pour la femme, dont les tâches domestiques ne sont pas moins rudes. La maison, souvent peu confortable, rassemble une large communauté familiale où se côtoient au moins trois générations. « L’exiguïté est dans les cœurs » affirme un dicton populaire. Bien qu’en théorie obligatoire, la scolarisation des enfants est très incertaine à

cause de l’éloignement des écoles et des effets pervers du terrorisme passé. Les conditions de vie sont certes difficiles compte tenu de la faiblesse des revenus mais l’individu s’intègre réellement dans son espace, la maisonnée, la « dechra » ou hameau, bref le noyau social. « Le travail du corps délivre des peines de l’esprit et c’est ce qui rend les pauvres heureux » disait La Rochefoucaud. 2.2.2 Dans les grandes villes

L'espace est totalement différent. Le corps restreint son horizon et son activité. Si l'appartement, lorsqu’on en trouve, est certes relativement plus propre et plus confortable, il reste dans tous les cas trop exigu pour y faire vivre la famille traditionnelle. La tendance est donc à l'exclusion sociale des plus âgés, contrairement à la socialité patriarcale traditionnelle où le plus vieux, le patriarche, bénéficie d'un ordre prioritaire dans les convenances sociales. Jusqu’aux années soixante dix, il était impensable que la personne âgée vive ailleurs que chez l’un de ses enfants. Les hospices étaient occupés exclusivement par des vieillards démunis ou des malades chroniques. Ils ont aujourd’hui changé de nom pour devenir des « foyers d’accueil pour personnes âgées » dans lesquels vivent côte à côte, parents de cadres et vieillards démunis.

De plus en plus, l’individualisme s’installe et le rapport au corps s'infléchit en copiant le modèle occidental, même si, bien entendu, le regard des autres, cet « œil social », reste toujours très présent. Le « hammam », bain public traditionnel, était non seulement le lieu de rencontre des femmes, comme des hommes, dans toute leur corporéité, mais aussi le lieu privilégié où se glanaient les dernières nouvelles de la cité, là où souvent les mariages s’arrangeaient, où des conflits pouvaient naître ou se régler. Ce lieu si utile a perdu sa fonction sociale car de moins en moins fréquenté. Chacun construit son propre hammam, chez lui. Le « moi-je » devient de plus en plus apparent mais toujours « collé à une normalité dominante », calquée sur les modèles symboliques de la mondialisation (être jeune, dynamique et séduisant, indépendant, familialement décloisonné, etc.). Les panneaux publicitaires géants, apparus ici depuis moins de dix ans, contribuent à cette opération d’identification aux modèles symboliques en vantant des produits de consommation divers allant des pâtes alimentaires à la serviette périodique, exactement comme cela se fait dans n’importe quelle grande ville du monde occidental à la différence près que le corps de la femme n'est jamais déshabillé, du moins pas encore ! Par ailleurs, l'usage des cosmétiques est une pratique de plus en plus habituelle et les instituts de beauté, les centres de « body building » et « fitness » qui ont fait leur apparition à la fin des années 80 à Alger se multiplient de plus en plus, même s’ils n’ont pas encore atteint les villes de l’intérieur où les seuls endroits de gestion du « paraître » restent encore les salons de coiffure.