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DONNER SON CORPS AU CINÉMA

2. QUEL CINÉMA ?

Le film se présente comme un journal vidéo. Mais il dépasse largement les limites de ce qui pourrait n'être qu’un reportage d'une situation de crise : c'est une véritable œuvre dramatique où les personnes filmées deviennent leurs propres personnages dans le cadre d'une mise en scène documentaire qui le rapproche d'une fiction. Il met en scène la souffrance, le corps malade, l'humain qui va mourir. En cela, il s'apparente à une tradition séculaire des arts de l'image : Christ crucifiés ou au tombeau, gisants, victimes des grandes épidémies, cadavres sur les champs de bataille, leçons d'anatomie ou scènes médicales, corps douloureux et torturés contrastant avec les représentations de la beauté, de la jeunesse, de l'harmonie. Mais, ici, ce sont les malades eux-mêmes qui se filment et s'offrent au regard d'autrui dans le cadre d'une œuvre marquée par la sobriété.

Pourquoi mettre ainsi en spectacle et exposer publiquement leurs corps malades et leur vie commune ? Quel impact recherchent-ils ? Quelle urgence y a-t-il derrière ce geste cinématographique ?

Ce film intimiste, loin de l'exhibitionnisme auquel il aurait pu succomber, ne cède ni à la complaisance ni au désespoir. Le refus du pathos permet à l'émotion vraie de surgir. C'est un regard

1 Silverlake Life : The View from Here, 1993, 99', documentaire. Réalisation : Tom Joslin, Peter Friedman. Production : Peter Friedman, Tom Joslin. Participation : Channel 4. Les citations en français proviennent des sous-titres du film.

triste et tendre sur une vérité inattendue qui vient ravager des existences heureuses, mais une vérité qu'il faut regarder en face et nommer, pour mieux l'affronter. En se mettant en scène, Tom et Mark affrontent leur propre pudeur, la transgressent parfois, concentrés sur l'objectif et le sens de leur film : montrer la vérité afin qu'elle soit connue et reconnue.

C'est donc sans apitoiement ni sentimentalisme qu'ils vont nous raconter une histoire d'aujourd'hui, l'histoire de leurs corps, une tragédie intense et déjà banale, vécue par deux amis, deux amants, qui se recentrent sur l'essentiel car le temps est compté. Chaque moment, chaque geste, chaque parole prend alors un poids particulier, une importance démesurée, un sens que le quotidien des existences ordinaires ne permet plus d'appréhender. Leurs corps qui s'altèrent les plongent dans un autre rapport au temps, à l'espace, au savoir ; ils ne partagent plus les enjeux communs. Déjà, ils commencent un deuil. Le film peut ainsi se déployer en longues séquences au rythme lent, à l'encontre des modes en cours, dans cet accompagnement vers la mort où le moins malade aide l'autre à mourir. D'une certaine manière, ils sont libérés des limites que les enjeux quotidiens nous imposent et accèdent ainsi à un stade au-delà des limites, sublime selon l'étymologie même du mot, où l'homme affronte son histoire en refusant qu'elle soit destin.

La représentation n'est pas simplement celle d'une maladie dont le cinéma manifesterait les symptômes : c'est avant tout celle d'humains malades, de leur vécu, de leur vie affective, psychologique et sociale. C'est aussi la représentation d'un drame collectif à travers une histoire singulière, une histoire de corps, un documentaire à valeur exemplaire proche d'une fiction, voire d'un mythe. Rappelons le contexte, 1993 : pour les séropositifs, l'époque est rude. Médicalement d'abord : la maladie est repérée depuis treize ans environ. Elle marque le corps comme territoire envahit et ravagé par un ennemi intime et insaisissable. Aucun traitement n'existe, le monde scientifique et médical est désarçonné. On tâtonne. L'humanité se retrouve devant une grande épidémie comme celle qui l'avait déjà décimée au XXe siècle, la grippe espagnole, responsable de 30 à 40 millions de morts, le chiffre actuel des séropositifs dans le monde. On avait cru l'époque des grandes épidémies révolue.

Elle est rude aussi humainement parce que la maladie équivaut à une condamnation à mort, lente et cruelle, où le patient et ses proches sont confrontés au spectacle de leur propre dégradation physique. Le corps s'affaiblit, s'amaigrit, tombe malade, le sarcome de Kaposi le marque, comme un tatouage : c'est une décomposition. Une lèpre plutôt qu'une peste, même dans sa transmission : par contact, essentiellement sexuel, et non par la propagation de miasmes pestilentiels. Après les années heureuses de la "révolution sexuelle", un obstacle inattendu vient réintroduire des limitations là où les censures étaient abolies.

Mais la transmission se fait aussi par transfusion sanguine et de mère à enfant. C'est donc une maladie qui engage la relation, le couple, la famille, le cercle d'amis, autant que la société. Elle en tire son importance culturelle, celle précisément qui va marquer notre époque de manière décisive. Rude encore parce que l'épidémie provoque des réactions de panique qui se traduisent par la résurgence des vieux démons : discrimination, mise au pilori. La chasse aux sorcières s'ouvre et les sorcières sont d'abord les homosexuels et les Africains qui deviennent des figures de la contamination. La société cherche à se protéger d'une maladie d'autant plus dangereuse qu'elle est invisible à ses débuts et connotée par les catégories du déviant et de l'étranger.

Les milieux religieux conservateurs s'y mêlent avec leurs litanies de prêches et de malédictions. Ils semblent trouver là une revanche sur cette libération des corps qu'avaient permis la contraception, l'IVG, les unions libres, l'homosexualité revendiquée et de manière générale tout comportement libéré du modèle traditionnel. Ils entravent violemment les campagnes de prévention au nom de leur morale qu'effraye le préservatif. Le séropositif contaminé par voie sexuelle est considéré comme responsable de ce qui lui arrive ; il est puni. Pire, la contagion devient une agression que des corps nuisibles, toxiques, exerceraient contre les corps sains. Le sida devient une maladie délinquante, le corps une arme de destruction. La terreur inhibe les facultés rationnelles et livre les consciences aux croyances ; le sida défie l'Etat de droit en agissant comme révélateur des pulsions totalitaires latentes et violentes qui hantent la société et se manifestent avec une force surprenante. C'est l'époque où des politiciens populistes exploitent la terreur. Ils parlent de sidaïques et ou de sidatoriums, ces léproseries où l'on pourrait concentrer et isoler, renouant ainsi avec les techniques de renfermement2 les plus archaïques et les plus cruelles : ensevelir des corps vivants.

Que peut opposer à cela un couple accablé par l'annonce de sa séropositivité ? Un défi à relever. Celui d'opposer à ces préjugés un nouveau regard sur l'humain et ses comportements. Car l'époque s’ouvre aussi à la conquête d'un nouvel espace de liberté. Et l'arme de ce défi sera leur corps, précisément, sous la forme d'un don, un don fait par ces hommes qui se mobilisent, au nom d'une solidarité avec les autres séropositifs, et au nom d'une volonté transformatrice qui cherche à engager le monde vers plus de civilisation. Leur démarche est altruiste. Ils vont faire ce geste, ils vont donner leur corps, non à la médecine dont ils ont bien des raisons de se méfier, mais au cinéma. Ils trouveront ainsi dans le cinéma, leur métier, une raison de lutter, la possibilité de partager leur culture, l'arme d'un combat politique. Ils choisissent de faire face ainsi et non de se retirer dans une solitude accablée, désinvestissant le monde extérieur. Ils s'engagent dans la construction d'une image positive de leur couple et, du même coup, de tous les couples homosexuels. En donnant leur corps au cinéma, ils le donnent aussi à la communauté.