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DONNER SON CORPS AU CINÉMA

3. CAMÉRA AU CORPS

Le cinéma précisément s'occupe beaucoup des corps. Une caméra ne peut pas, en effet, filmer la tristesse, mais elle peut filmer une larme qui coule sur une joue. Elle ne peut pas filmer l'amour, mais elle peut filmer deux regards échangés, un baiser, une main sur la peau. Elle ne peut pas filmer la violence, mais elle peut filmer un coup porté ou un homme enfermé. Le corps au cinéma est la fois signe et sens. "Un corps n'existe que traversé par les trajets du plaisir et de la douleur, c'est cela qui se perçoit et qui se communique. Il n'existe que dans l'entrecroisement des marques mobiles qui forment son gestuel et l'expression de son visage3."

Le cinéma devient un trait d'union, le support par lequel se concrétise une information, une émotion, une intuition, une raison de penser et de méditer. C'est la quête d'un équilibre difficile devant l'indicible, la volonté de laisser une trace. Ou tout simplement l'humain, tel qu'il apparaît et que Tom et Mark vont mettre en scène. Ces corps qu'ils veulent nous faire connaître, c'est leur personne, leur histoire, leur raison, leurs émotions, leurs mots, leur engagement, leur fragilité et leur force. Et ces deux hommes ont bien des raisons de donner ainsi leur corps au cinéma : ils ne demandent pas un baiser au lépreux mais un regard sur leurs corps en vie, en relation, en amour, en métamorphose et en souffrance. C'est sur leur être et leur existence, qui ne se limitent pas aux avatars biologiques d'une maladie mortelle, que se porte un regard global. Les représentations qu'ils entendent ainsi construire sont marquées par la complexité de l'humain et ne sauraient se réduire à quelques stéréotypes univoques. De leur film, cette œuvre ultime où se confondent la vie et la création, on peut retenir plusieurs images emblématiques.

Le film commence sur l'image de la solitude. Mark est seul. Il est celui qui reste, celui qui a accompagné son ami jusqu'à la mort mais qui n'aura pas, en retour, le même "privilège". Il évoque avec nostalgie leur relation devant les cendres de son compagnon. En regardant la caméra il précise que la vie n'est pas le cinéma, invitant le spectateur à un regard distancié. Il délimite ainsi nettement les rôles : s'ils sont cinéastes, ils sont surtout acteurs autobiographiques et ce qu'ils mettent en scène, ils l’éprouvent et le vivent jusqu'au tréfonds d'eux-mêmes, sans fard ni protection.

Et pour ne pas en douter, cette image fantomatique, cette silhouette qui apparaît soudain. On y voit l'ombre d'une tête qui bouge lentement derrière un rideau, anonyme. Décharnée, les oreilles et le nez saillants, elle se meut lentement, cherchant à fixer désespérément un point d'ancrage quelconque. Un corps plombé par l'asthénie. Une image qui nous renvoie immédiatement à des réminiscences sans concession : celles des déportés, celle encore des affamés des grandes famines et guerres du siècle, visages émaciés à mi-chemin entre la vie et la mort, profils de momies

vivantes. Des corps qui perdent leur chair. Mais, précisément, ni la faim, ni la guerre, ni la déportation ne sont des phénomènes naturels. Leur caractère éminemment politique en fait des situations déterminées par les conduites humaines. Et le sida, s'il est maladie provoquée par un virus, ne saurait se limiter à un malheur naturel : sa dimension politique et culturelle est d'emblée affirmée par cette image vacillante qui place le film dans un contexte historique et social.

Des séquences les montrent entre les mains de la médecine. Tom est pris en charge par des médecins visiblement gênés. Ils n'ont aucune réponse convaincante. Probablement sûrs de l'issue fatale ils font, au mieux, semblant de soigner. Ces soins palliatifs laissent l'illusion agir quelques moments encore. Mark, plus écologiste, est pris en charge par des herboristes qui lui concoctent d'infâmes bouillies et tombe entre les mains de vrais escrocs, gourous invoquant des esprits dans un Miracle Manor, tellement caricaturaux qu'aucun scénariste n'oserait les intégrer à une fiction. Un autre passage les montre vingt ans auparavant, quand tout cela a commencé, et que Tom et Mark avaient décidé d'affronter le regard de leur famille : déjà, ils avaient utilisé le cinéma, s'étaient mis en scène, pour annoncer leur projet de vie commune. Renonçant au pacte de l'hypocrisie, ils ont choisi d'affirmer leur identité : une affirmation, pas un aveu. Leur sexualité y est présentée et assumée. "Je ne veux plus mentir, je veux faire ce film". On y voit leurs corps jeunes et beaux, les corps de deux amoureux qui regardent la caméra pour dire des choses aussi simples que le sentiment et le désir mutuel qui les réunit. Et cela provoque des réactions affolées auprès de la famille : une mère, désespérée mais résignée et finalement assez bienveillante ; un père horrifié, mais qui se résigne également et ne coupe pas les ponts avec son fils. Une tragédie banale sur les tabous qui entourent les corps et leurs actes. Mais aussi les paroles amicales d'une belle-sœur empathique qui permettent de mesurer l'évolution du regard. Les fêtes de familles, auxquelles ils participent, se poursuivent. Mais en mettant en scène leur vie commune, Tom et Mark s'exposent. Ainsi ils revendiquent un droit, un droit clairement et fortement affirmé par la description de cette vie partagée. "Gay is Revolution" dit Mark. "Le sida est apparu comme un moyen de renforcer la conscience identitaire homosexuelle"4.

Mais quand la maladie arrive et la caméra retrouve sa fonction de confidente, les corps, filmés vingt après, sont émouvants et terribles : affaiblis, amaigris, se déplaçant lentement, le regard intense, un sourire triste flottant sur leurs visages. Ils luttent contre un épuisement sans fin. Le regard est direct, le spectateur pris à témoin et impliqué, le scandale manifeste : la mort dans la jeunesse.

Une scène-clé les montre dans la piscine d'amis. Tom nage avec difficultés. Mark exhibe son corps marqué par le sarcome de Kaposi. Bien que la propriétaire de la piscine ait une attitude éclairée et généreuse, Mark est irrité : "Elle veut que je garde ma chemise pour ne pas faire peur, mais cela

renforce ce mauvais côté en moi, le fait de rejeter mon corps". Il montre alors son dos en déclarant : "I'm being political", l'affirmation d'un geste politique. C'est un moment essentiel du film.

Leur vie quotidienne se poursuit ainsi lentement jusqu'à l'inéluctable. Bientôt Tom est défiguré, un œil fermé. On doit le nourrir comme un enfant. Le 25 juin, il gît, nu et décharné : il vient de mourir. Mark filme en pleurant. La mise en scène de la mort, ultime tabou, est forte lorsqu'elle est, comme ici, image documentaire5. Ce statut la différencie de l'image de fiction : elle ne renvoie pas à ces

morts innombrables jouées pour le cinéma et son culte de la violence spectaculaire ; entre le spectateur et l'image s'insinue alors le simulacre, le trucage qui rend supportable le spectacle d'une mort simulée. Elle est différente, surtout des images peintes. Elle n'est pas la trace du geste d'un peintre qui représente la douleur à travers un objet manufacturé : elle est l'empreinte directe, du corps souffrant, trace réelle de cette souffrance, image conservée d'un moment véritable qu'un humain à vécu et montré et dont la vidéo garde la mémoire, condamnant ce corps à exposer éternellement sa douleur. Aucun doute sur cette souffrance ; il n'y a pas controverse comme pour le Suaire de Turin. Voilà le don fait par ces hommes, le don de leur corps au cinéma. "Il est beau, non ?" dit Mark, égaré, se forçant encore à filmer.

Une série de scènes montrent alors le traitement que subit ce corps privé de vie : empaqueté dans un plastique, placé dans un corbillard où la caméra de Mark le suit dans un ultime geste de fidélité, comme un premier pas vers son deuil, comme une raison de laisser exploser la colère. Un paquet arrive quelques jours plus tard. Dans un petit sac en plastique transparent, une matière : le corps en cendres de Tom. Il y a quelque chose d'une profanation dans cette réduction des cendres à une marchandise emballée et expédiée comme un produit quelconque du commerce. Mark se coupe en ouvrant le paquet, des cendres tombent sur le parquet. "Tu te répands partout, Tom", dit Mark. Il place les cendres dans une urne de style oriental, tentative pour solenniser ce traitement trivial du corps. Les obsèques sont l'occasion de mesurer combien le regard des autres a déjà amorcé une mutation : le prêtre a des paroles positives et ouvertes, les amis témoignent. Mais c'est surtout la mère de Tom qui a changé de regard. Témoin de l'affection et de la fidélité indéfectible de Mark pour Tom, de la force généreuse qui les a animés, elle a compris le sens et l'intensité de leur relation. Elle adopte Mark qui approche de sa fin et l'accompagne. Un geste pathétique qui est au cœur du projet de ce film. Comme cette mutation s'est manifestée chez Mary, elle se développe chez les amis, et jusque dans les institutions, ainsi que le montre le sermon progressiste du pasteur aux obsèques de Tom : "Le pire peut arriver aux meilleurs". Un film qu'un ami va finir quand Mark à son tour va mourir…

5 Barthes R. (1980). La Chambre Claire . Paris : Seuil, p. 120 : "J'appelle référent photographique, non pas la chose

facultativement réelle à quoi renvoie une image ou un signe, mais la chose nécessairement réelle qui a été placée devant l'objectif, faute de quoi il n'y a aurait pas de photographie. La peinture peut feindre la réalité sans l'avoir vue."

4. FIN ?

Avec le sida, Tom et Mark prennent conscience de ce qui se joue. Le lien entre le sida et la sexualité implique une approche globale de tout leur vécu et de leur relation avec l'environnement social. Ils ne peuvent plus laisser les vieilles hypocrisies hypothéquer leur existence et tant d'autres. Ils savent que c'est le moment, maintenant. Alors ils témoignent et montrent. Désabusés, sans vindicte, mais radicaux. Avec colère. Ce geste cinématographique place la caméra face à leur corps, leur vérité, et représente un acte essentiel dans l'affirmation d'un droit : en témoignant directement Mark et Tom reconquièrent une position de sujet. Le film échappe aux contrôles institutionnels, aux scientifiques, aux médecins, aux éducateurs, à tous les "officiels du sida" qui parlent d'une maladie qui ne les frappe pas et dont les patients sont les objets. Ce statut d'objet, Tom et Mark le refusent. Grâce à la caméra, ils renvoient eux-mêmes le reflet de leur maladie, sans déléguer cette tâche à d'autres. Avec violence. Il n’y a plus alors dans ce film que des sujets libres saisissant les outils de l’ère moderne pour crier leur témoignage et l’intégrer dans le flux incessant des images qui nous assaillent, avec l’espoir que celles-ci vont, peut-être, nous toucher. Loin des euphémismes ou des consolations de circonstance, le film s'attaque avec force et détermination à la tentation de la dénégation. Face à l'épidémie d'indifférence, Tom et Mark proposent à toute une génération une quête de la conscience. Par la mise en spectacle des corps, de la maladie, de l'amour, de la sexualité et de la mort, le cinéma va se livrer à une description minutieuse et concrète d'une maladie et du vécu du malade, aux frontières de l’observation médicale, de l’art et de la politique. Son ambition ultime restera sans doute de susciter des identifications, de modifier les regards et d'ouvrir des dialogues. C'est l'impact revendiqué, la raison de leur engagement.

A. GIORDAN, J.-L. MARTINAND et D. RAICHVARG, Actes JIES XXVI, 2004

QU’EST CE QU’UN ÊTRE HUMAIN ?