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ARTheque - STEF - ENS Cachan | JIES XXVI - Le corps objet scientifique, objet technologique dans l'éducation et la culture

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A. GIORDAN, J.-L. MARTINAND et D. RAICHVARG, Actes JIES XXVI, 2004

Introduction aux XXVIes Journées

DU CORPS OBJET AU CORPS AUTEUR

André GIORDAN

1

, Président des JIES

1

André Giordan, Professeur, Laboratoire de Didactique et Épistémologie des Sciences, Université de Genève, Courrier électronique giordan@pse.unige.ch ; Site Web : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/giordan/LDES/index.html

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À toutes les époques, dans toutes les cultures, le corps de l’homme et le corps de la femme ont fait l’objet d’éducation ou de rééducation. Cette éducation pouvait s’atteler au corps physique directement, au point de le marquer irrémédiablement, sans passer par le cerveau ! Le corps était alors bandé, scarifié ou rectifié pour s’inscrire dans des normes ou des valeurs. Mais peut-on parler en la matière d’éducation ? Certains l’affirmaient...

De manière plus « philosophique » ou du moins par analogie, on observe en Europe, à partir de la Renaissance, une corrélation entre la position du corps et les dispositions de l’esprit. Ainsi, le corps se doit d’être droit, à l’image d’une Nature qu’il s’agit sans cesse de redresser. « Tout ainsi qu’un arbrisseau, il se fait qu’étant entretenus droits (...), ils gardent en croissant une même forme. Ainsi pareillement, il advient aux enfants que s’ils sont bien droitement liés dans leurs bandelettes et langeots : ils croissent ayant les membres et le corps droit » (Rodion, 1536). Ainsi, corps droit et vertus sociales sont reliés : Les négligences du maillot et de l’âme commencent toutes les imperfections de l’un et de l’autre (Fortin de la Hoguette, 1648).

Ce redressement est obtenu d’abord par des maillots ou des corsets avec armature. Puis progressivement, avec l’avènement de la bourgeoisie, par des exercices tout aussi contraignants. Une éducation qui se veut «médicinale» est promue par des médecins. Elle devient « corporelle », puis « physique » quand l’armée (à laquelle succède l’éducation physique) prennent le relais.

Bien sûr, la dimension sexuelle du corps est celle qui a été le plus réglementée, principalement pour l’inhiber. Le Traité le plus célèbre en la matière est celui du Docteur Tissot, recommandé par J-J. Rousseau. Son cheval de bataille : la masturbation. « C'est un tableau effrayant propre à faire reculer l'horreur. En voici les principaux traits : un dépérissement général de la machine ; l'affaiblissement de tous les sens corporels et de toutes les facultés de l'âme ; la perte de l'imagination et la mémoire, l'imbécillité, le mépris, la honte ; toutes les fonctions troublées, suspendues, douloureuses ; des maladies longues, bizarres, dégoûtantes ; des douleurs aiguës et toujours renaissantes ; tous les maux de la vieillesse dans l'âge de la force... » (Essai sur les maladies produites par la masturbation, 1760).

Corset pour jeune fille bourgeoise, début XIXe siècle

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Ce qui a conduit à la production d’un matériel didactique adéquat quand le discours ne suffisait pas.

Matériel didactique contre la masturbation (XIXe siècle)

Mais toutes les cultures ne sont pas autant répressives en matière d’éducation corporelle. Le Traité Taoïste conseille aux messieurs : « Les adeptes du Kung Fu sexuel doivent s'efforcer de répandre leur semence aussi peu souvent que possible. Sun Su Miao, un des plus grands médecins de la Chine antique qui atteignit l'âge respectable de 101 ans, n'éjaculait qu’après avoir fait l'amour cent fois.2». Et aux dames : « Pour se préparer à l'amour et pouvoir parfaitement contrôler les

contractions de la chambre de béatitude féminine autour de la « tige de jade » du partenaire, les geishas avaient coutume d'introduire dans leur vagin un œuf de pierre ou de bois vernis qu'elles s'ingéniaient à déplacer à l'intérieur d'elles-mêmes. »… Un raffinement de conseils qui ne se limitent pas seulement aux positions, mais portent sur les ressentis et les touchers sont diffusés très largement dans la population.

Le corps est le premier espace éducatif par lequel les adultes façonnent l’enfant. Il est l’emblème où la société vient inscrire ses valeurs. Le biologique est infléchi par la culture, cette dernière intervient même dans ce qui pourrait paraître le plus naturel : l’éternuement ou la démarche. La physiologie est même dévoyé totalement par le social. Il suffit de regarder ce qu’est devenue la fonction alimentaire dans l’espace occidental. L’anorexie ou l’obésité deviennent de nouvelles épidémies !

2 Il conseillait à ses patients de rechercher l'orgasme non éjaculatoire, mais admettait la libération occasionnelle du

sperme, suivant l'âge : « Un homme de 20 ans peut éjaculer une fois tous les quatre jours. Un homme de 30 ans peut éjaculer une fois tous tes huit jours. Un homme de 40 ans peut éjaculer une fois tous les dix jours. Un homme de 50 ans peut éjaculer une fois tous les vingt jours. Un homme de 60 ans et plus ne devrait plus du tout éjaculer... »

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1. ENSEIGNER LE CORPS ?

À toutes les époques, dans toutes les cultures, une série de préceptes qui transitent par l’éducation donnent au corps une forme, un maintien, un usage, une façon de se mouvoir, une manière d’exister... Et dans la majorité des cas, l’apprentissage des normes sociales, et plus particulièrement celles du respect à l’ordre établi et de l’autorité, prend le même chemin. L’école s’inscrit dans cette longue tradition. Le corps humain est au programme de l’école primaire et secondaire dans presque tous les pays, à l’exception de quelques pays à religion intégriste. Mais qu’enseigne-t-on vraiment ? Comme le corps est l’espace de l’intime, on y gère en premier les tabous. En biologie, on présente un corps machine, décomposé en quelques mécanismes compartimentés… Les plus célèbres et les plus évidents à tout enseignant sont la locomotion, la digestion et la respiration, dont on adore décrire les tuyauteries ou les rouages !..

La plupart du temps, les supports pédagogiques sont à l’image de cette approche ; les illustrations proposées, telles que les planches anatomiques, ressemblent aux planches à découper que l’on peut voir dans les boucheries. Elles ne donnent guère envie qu’on s’y attarde, si ce n’est pour satisfaire un certain goût morbide de voyeurisme !

Matériel didactique pour l’école édité en Suisse

L'enseignement de ce « corps-machine » renvoie à des notions de commande, de programme, et de maîtrise. Rien d’étonnant que le corps humain tel qu’il est présenté à l’école ennuie les jeunes, et que le savoir approprié soit des plus limité. Toutes les évaluations confirment ce triste état de fait. La formation des professionnels de la santé reste encore souvent profondément ancrée dans cette approche techniciste du corps. Les critères mis en avant sont la lutte contre la morbidité et la mortalité. La qualité de la vie, les ressentis et, d’une manière générale, l’approche holistique du

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corps telle que l’a défini Capra (19833) et que l’on retrouve dans la médecine chinoise par exemple, sont peu pris en compte.

Matériel pour la formation aux soins infirmiers

Ce naturel, en fait cette évidence qu’on n’interroge plus, sont les produits historiques de moult discours et méthodes issues des sciences expérimentales qui ont structuré, et l’enseignement, et le discours médical. Ils sont le résultat d’une pensée développée au XIXe siècle et qui nous vient directement de la Renaissance, dont Descartes est la figure emblématique. Ne crachons pas dans la soupe ! Cette approche a permis nombre d’avancées, dont la quasi totalité de nos innovations thérapeutiques en sont le fruit. Malheureusement, elle a un revers paralysant pour la culture et pour la pratique médicale, le corps humain s’est trouvé réduit à sa seule composante organique. On ne traite plus un patient, mais une maladie ou le plus souvent un organe…

À la fin du XXe siècle, l'éducation physique et sportive s’éloigne définitivement de l’entraînement militaire et de la gymnastique médicale des XIXe et XXe siècles. Son objectif est de contribuer « à l'épanouissement harmonieux du corps, de la sensibilité, de la volonté, de l'intelligence, et elle favorise la santé psychique et physique de l'élève »4. Elle est présentée dans les directives officielles comme une discipline qui « améliore les aptitudes physiques de l'élève, participe à sa formation générale et contribue à son bien-être physique, psychique et social et, par conséquent, à sa santé. Elle a pour but de développer le corps en tant qu'organisme et moyen d'expression, et d'améliorer les aptitudes physiques ». En outre « elle enrichit, diversifie et stabilise les expériences psychomotrices »5.

3 Capra F. (1983/1990). Le temps du changement. Éd. du Rocher. 4 Programme officiel français.

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Par la pratique de disciplines sportives individuelles et collectives, l'élève acquiert des savoir-faire et des attitudes très variées et vit, par le jeu, des expériences humaines importantes ; il devient ainsi capable de choisir entre les nombreuses formes de mouvement, de jeu et de sport qui se présentent à lui, et de s'y adonner en toute indépendance. » Ainsi, l’éducation physique veut faire du corps autre chose qu’une mécanique, elle fait le pari de l’épanouissement, de l’expression et de l’autonomie. Néanmoins, dans son enseignement et sa pratique quotidienne, beaucoup reste encore à faire… Aujourd’hui, le corps et son image sont les sujets par excellence des revues féminines ou destinées aux jeunes. Par leur discours d'ordre prescriptif, ces revues constituent un vecteur d'éducation. Elles dictent de manière plus ou moins implicite des conduites, des attitudes, des valeurs. Les « trucs » et les recettes, les conseils et recommandations, voire les injonctions que dispensent les auteurs de leurs lignes, légitimés toujours par des spécialistes du monde médical, esquissent des modèles de corps différents. Ce sont tour à tour des corps « sculptés », « dessinés » ou « remodelés ». Sont proposés ce qu’on pourrait appeler des corps « superficiels », dépourvu d'espace intérieur, des corps « machines », des corps « énergies », des corps « liquides » ou des corps « perméables ».... Tantôt la peau fait l'objet de gommages et rectifications pour paraître lisse et donc intemporelle, tantôt l'éclat du teint se veut révélateur de la « santé intérieure », entretenue par une initiative suffisamment «drainante» et «détoxifiante», alliant gymnastique, alimentation et rythme saisonnier. Ces articles constituent ainsi le reflet d'un savoir profane en matière de vécu du corps, de santé, de maladie, d'éducation à la santé. Une fois de plus, des normes sociales strictes ou de type panacée sont édictées. On y privilégie l’apparence, et dans son prolongement, la consommation.

2. INTERROGER LE CORPS POUR UNE CULTURE

Le corps, la santé ou encore l'amélioration de celle-ci par l'exercice physique semblent « fonctionner » dans et hors l'école, comme un allant de soi : un élément de doxa. C'est cet « allant de soi » que nous nous proposons d'interroger. Quelles sont

aujourd'hui les conceptions collectives sur le corps, sur la relation qui existe entre activité physique et santé ? Quel imaginaire de la santé et de la maladie véhiculent-elles ? Quels modèles du corps et quelles pratiques corporelles valorisent-elles, soit de manière implicite, soit plus explicitement ?

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Comment répondre aux enjeux actuels ? Comment aller au-delà de l’apparence ? D’autres valeurs, et par là d’autres éducations, ne seraient-elles pas à imaginer ou à promouvoir ? En définitive, sur quoi se centrer et comment fournir des savoirs « porteurs » sur qui nous sommes ? Ou qui nous voulons être ?

Parmi les multiples directions à explorer, trois vont faire l’objet de cette introduction. Une première piste se situerait dans l’apprivoisement de son corps. Le jeune, notamment l’adolescent, est dans l’étrangeté par rapport à lui. Il serait donc intéressant de développer une éducation qui rende le corps (son corps) familier, notamment à travers la reconnaissance et l’acceptation de ses sensations, de ses émotions, de ses désirs : Comment les reconnaître ? Comment gérer ces ressentis, et les connaître de « l’intérieur »? Comment dépasser les tensions qu’ils provoquent immanquablement ? Mais aussi, quelle place donner au plaisir, surtout lorsqu’il est lié à un rapport ludique d'échange avec l’environnement ou avec l’autre ? Comment dépasser ses stress, ses frustrations, comment les apprivoiser, les positiver, les exprimer, les partager ? Éventuellement, comment investir l'état amoureux ?

La personne se trouve trop souvent évacuée, voire niée, dans l’enseignement actuel. Dans les cours de biologie ou d’EPS, il nous paraît indispensable de réintroduire un corps vivant et vécu, en l’envisageant comme « l’auteur » d’actions et porteur de convictions et de sens. Cette approche permettrait déjà de cesser de faire du corps une marchandise. Elle permettrait au jeune d’exprimer et de reconnaître qui il est… La personne a une place prioritaire et inexploitée dans l’apprendre. Une deuxième direction serait de prendre conscience de ses capacités corporelles. Un corps, ce n’est pas rien. Les jeunes sont si fiers par exemple de leur « scoot » (scooter)… qui ne fait pourtant que 300 pièces. Un corps humain, c’est 40 mille milliards de « pièces », les cellules. Et chacune de ces « minusculissimes » cellules n’est pas qu’un amoncellement de « briques », empilées les unes sur les autres. Chacune présente des raffinements inouïs, dignes d’un meilleur scénario de science-fiction. Une seule cellule intestinale, d’un centième de millimètre, peut avoir jusqu’à 30 000 villosités pour augmenter sa surface externe et faciliter l’absorption des aliments digérés. Une simple cellule du foie peut contenir 1 000 à 2 000 mitochondries, lieux d’intenses activités énergétiques, ou encore des dizaines de milliers de ribosomes qui synthétisent des milliers de protéines différentes. Dans chaque intérieur cellulaire, des centaines de milliers de réactions chimiques s’y déroulent à la seconde. Pour produire la peau, les muscles, les os... et tout le reste, le corps fabrique plus 100 000 produits différents, dont trente mille sont de vraies merveilles de sophistication, les enzymes….

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Découvrir et prendre conscience des capacités incroyables du corps renforce l’estime de soi, mais pas seulement. L’individu s'en préoccupe peu, seulement quand la maladie est là. De même, il n’utilise pas suffisamment ses compétences, qu’elles soient cognitives (nous n’utilisons que le millième des capacités du cerveau !) ou réparatrices6…

… Et quand je vois le mépris que certains groupes d’hommes ont pour le corps à travers les guerres, les attentats, les tortures, les viols ou les égorgements, j’aurais envie de composer pour l’école un « hymne » au corps... Plus pragmatiquement, une place importante faite à la personne et à son corps peut contribuer à préserver la santé. Nos décideurs devraient être plus attentifs à une telle approche, ne serait-ce que pour combler le trou de la sécurité sociale...

La troisième piste est dans une mise en perspective de l'imaginaire social des liens entre corps, santé, gestuelle, émotions, mais également culture, éthique, art de vivre. Elle peut conduire à mieux comprendre les manières de se représenter le corps humain, et la façon dont les conceptions que nous avons de ce que sont la santé et la maladie peuvent avoir sur nos vies. Il ne faut pas oublier que les techniques de prévention ou de soins sont extrêmement liées au contexte social, aux avancées scientifiques, à l'histoire des idées et surtout aux différentes façons de penser l'être humain.

En effet, selon les perspectives choisies, les conceptions de la santé s'articulent différemment : absence de maladie, silence des organes, forme, beauté, condition physique, estime de soi, sentiment d'exister... La conscience de son corps n'est pas dans l'image ! Faire entrer le corps avec ses multiples dimensions dans la culture, pourrait être cette direction. En explorant, en conjuguant et en tissant les apports des différentes disciplines, il devient possible de resituer le corps, son corps. Le croisement de ces approches permet de mettre en tension «l’ordre» scientifique et les dimensions «symboliques». Elle peut relever le défi d’une interprétation plus respectueuse de la complexité de l’humain. Différentes façons de vivre son corps peuvent alors être campées, confrontées ; de nouvelles manières non limitées à la seule apparence peuvent être inventées.

6Pour en savoir plus : A. Giordan, Le corps humain, la première merveille du monde , Lattès, 1999. A. Giordan, Comme

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Montage de photos : Pierre gravée Zapothèque sur l’accouchement,

Tableau de bordel de Pompéi, Femme à l’arbre (Moyen-âge)

Le corps en… Je.

Pièce d’André Giordan et Anne Fauche, jouée par les auteurs le deuxième soir des JIES

Voilà quelques-uns des enjeux de nos Journées… Je les espère riches pour sortir définitivement de ces approches encore si naïves, si frustres sur ce qui nous est le plus intime. Le corps est un beau terrain d’aventure !

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SÉANCES  PLÉNIÈRES  

 

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SÉANCE  PLÉNIÈRE  1  

URGENCES

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A. GIORDAN, J.-L, MARTINAND et D. RAICHVARG, Actes JIES XXVI, 2004

LES SCULPTURES ANATOMIQUES

DE GUNTHER VAN HAGENS : Provocation gratuite,

création artistique et vulgarisation scientifique

Serge CHAUMIER

CRCMD, Université de Bourgogne

MOTS-CLÉS : ARTS PLASTIQUES – BODY-ART – CORPS – DIDACTIQUE –

MISE EN SCÈNE – MORT – PLASTINISATION – REPRÉSENTATION

RESUMÉ : Il s’agit de présenter et analyser les propositions artistiques de Gunther Van Hagens, médecin anatomiste à l’origine, qui propose de plastiniser des cadavres dans un souci pédagogique, selon ses dires. La communication explore les dimensions anthropologiques convoquées et les raisons d’hostilité et de polémique qui accompagnent ces présentations.

ABSTRACT : It is a question of presenting and of analyzing the artistics proposals of Gunther Van Hagens, doctor anatomist at the origin, which proposes to immortalize corpses by plasticizing them, in a teaching concern. The communication explores anthropologicals dimensions convened in this work and reasons of hostility and polémic.

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1. INTRODUCTION

Aborder la problématique du corps, c’est dans son ultime radicalité poser la question des restes : Que faire du cadavre ? Les sociétés ont eu de tous les temps des réponses contrastées, parfois surprenantes. La solution retenue par Gunther Van Hagens est également radicale. Si le phénomène a relativement épargné la France, aucune institution n’ayant fait le choix d’exposer le travail de Gunther Van Hagens, beaucoup d’entre nous ont néanmoins entendu les polémiques déclenchées à l’étranger sur ces propositions. Rappelons le propos. Gunther Van Hagens, médecin anatomiste de son état, a utilisé des procédés qu’il a mis au point pour plastiniser, c’est-à-dire conserver, comme dans une résine plastique, des corps morts, les défunts ayant consenti de faire don de leur dépouille à cet effet. Van Hagens ne se contente pas de les conserver ainsi, comme on ferait par cryogénisation par exemple, mais il les met en scène et les expose dans de grandes expositions internationales. L’exposition a scandalisé les religieux, les écologistes, des critiques. Gunther Grass ou Paul Virilio se sont emportés contre le non-respect que l’on doit aux morts… Ce sont ces réactions qui semblent pertinentes à interroger ou observer avec, si possible, sérénité, tant les positions sont tranchées et très agressives. J’ai été très surpris des réactions violentes déclenchées dès lors que l’on aborde ce sujet. En fait, il y a plusieurs ordres d’arguments, que nous pouvons tenter d’évoquer car ils nous semblent résulter de paradigmes divergents, sous jacents à notre représentation du monde et qui rendent compte de structures anthropologiques.

2. DES CONCEPTIONS ANTAOGNISTES DU CORPS

Dans une compréhension historique, deux visions se sont toujours affrontées et Gunther Van Hagens ne fait que donner une version contemporaine à ce phénomène.

1. D’une part une vision qui sacralise le corps défunt, avec d’autant plus de virulence que dans un même temps ce corps est considéré comme “ un sac de fiente et de merde ”, si je reprends l’expression de St Jérôme. C’est la vision chrétienne du corps, qui le sacralise comme œuvre divine, et pour cette raison interdit tout interventionnisme sur lui. C’est à l’extrême les créationnistes qui refusent la chirurgie ou le sang d’autrui sous prétexte qu’il est anormal de toucher à l’ordre divin. Les témoins de Jéhovah en donnent une version actuelle. Mais sans cet excès, l’Église romaine n’était pas éloignée de cela quand elle interdisait à la Renaissance aux anatomistes de pratiquer des dissections. On sait que la chirurgie a dû

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s’élaborer à l’encontre du pouvoir religieux. Cette conception demeure, même si elle ne s’exerce plus contre la chirurgie, (parce qu’elle n’en a tout simplement plus le pouvoir), mais que l’on retrouve quand il s’agit de penser une intervention sur le corps, comme le prouve l’hostilité des religieux contre la procréation médicalement assistée, le transfert d’organes, l’IVG ou surtout les formes d’euthanasie. Loin de dire que Van Hagens est dans la même démarche que les médecins de la Renaissance, mais il semble provoquer les mêmes rejets. 2. De l’autre une conception matérialiste du corps qui est celle des cyniques de l’Antiquité, qui ne jette pas l’opprobre sur le corps, qui le respecte, mais qui ne le sacralise pas non plus. Cette pensée estime le corps sans lui donner une valeur transcendante. Par conséquent, elle entrevoit la possibilité de le conformer selon les impératifs de la modernité et les avancées techniques. Vision qui autorise le droit à l’humain d’intervenir sur lui-même, notamment avec le droit de disposer de son propre corps. C’est une conception qui affirme le principe de non-séparation du corps et de l’esprit.

3. La troisième voie est peut-être intermédiaire et se trouve particulièrement bien exprimée par un Descartes, qui pense le corps comme une machine, et qui le rabaisse comme dans la pensée chrétienne en le considérant comme un simple support, un véhicule, mais ne lui accorde aucune valeur. C’est sans doute une conception largement répandue dans les pays anglo-saxons, de peur et de rejet pudibond du corps, mais sans la sacralisation qui interdit de le toucher, partageant au contraire avec les matérialistes l’idée d’un possible interventionnisme, dans l’objectif de le dominer. Elle ne lui concède aucune valeur et pour cela peut être porteur de dérive d’instrumentalisation éventuelle.

Il faudrait évidemment prendre le temps de préciser ces trois positions, mais, selon celle dans laquelle on s’inscrit, il est fort à parier que l’on n’appréhende pas les propositions de Gunther Van Hagens de la même manière. Car il s’agit bien de s’intéresser aux modalités de réception et de ce qu’elles déclenchent comme formes discursives. La question du corps étant des plus sensibles dans notre culture occidentale, ce qui n’est pas nécessairement le cas dans d’autres cultures. Ainsi l’exposition connaît un triomphe en Asie, un succès dans les pays anglo-saxons et une sorte d’interdit d’exposer dans les pays latins… L’intégrité du corps fait partie des sujets intouchables, les propositions qui visent à l’atteindre déclenchent de violentes réactions, comme on le voit avec les mutilations corporelles pleinement inscrites dans certaines traditions, même si des résurgences peuvent s’exprimer ici. De plus la question de la mort est un des tabous contemporains, ayant remplacé celui du sexe, comme l’a bien montré Baudrillard, la question du cadavre, c’est-à-dire du corps mort étant le tabou suprême.

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Il y a eu depuis longtemps deux approches pour s’interroger sur le corps qui se sont souvent entremêlées, à savoir l’art et la science. Il est particulièrement intéressant de constater que Gunther Van Hagens entretient l’ambiguïté à ce sujet, déclarant faire œuvre d’anatomiste contemporain qui cherche à vulgariser des savoirs sur le corps auprès des populations, et effectivement ces propositions sont très pédagogiques.

3. DES MISES EN SCÈNES POLÉMIQUES

Très controversée lors de sa première installation à Londres en 2002, l’exposition au NTSEC de Tapeï est défendue par son concepteur comme une tentative de “ démocratisation de l’anatomie ”. C’est bien évidemment là l’angle repris pour l’introduire auprès du public taiwanais. Gunther Van Hagens ne se présente pas comme un artiste – mais en même temps il met en scène les corps plastinisés sur le modèle des sculptures classiques, faisant référence à l’histoire de l’art (à l’heure où plus guère d’artistes n’y font guère référence) et propose de grandes expositions internationales dans de grandes institutions, sur le modèle de l’art contemporain. Ces sculptures sont considérées comme des œuvres d’art et appréhendées ainsi par les publics. Il joue ainsi habilement sur les deux tableaux. Les expots renvoient souvent aux registres de la statuaire classique, ainsi cette pièce qui tient toute sa peau dans sa main est une référence au Saint Barthelemy peint par Michel ange sur le plafond de la chapelle Sixtine. Art anatomique : exercice esthétique ou leçon de dissection ? Les deux. Ainsi, on pense à Léonard de Vinci ou à Vésale… “ L’homme qui court ” fait songer au travail d’Etienne Jules Marey, ainsi que les figures sportives, l’escrimeur… Le cavalier sur un cheval cabré reprend la célèbre figure de l’écorché laissée par Honoré Fragonard à l’école vétérinaire. Le joueur d’échec qui met en avant les structures du système nerveux, fait écho au Penseur de Rodin… Il y a un retournement de l’art de représenter le corps au corps faisant référence à l’art.

L’aspect dérangeant pour beaucoup est de faire œuvre d’art d’un corps humain. Même si cela produit des réactions vives quand Orlan fait œuvre d’art de son corps, ceci s’inscrit dans la démarche du Body-art, dont les exemples sont nombreux. Et en même temps cela rejoint l’esthétisation des objets scientifiques, les cires anatomiques sont devenues des œuvres que l’on regarde comme tel. De même, les écorchés n’étaient pas présentées sans esthétisme.

- Pourquoi le corps humain ne pourrait-il pas être considérées comme une œuvre, à l’heure où le credo est de faire de sa vie une œuvre justement ?

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esthétique ?

- N’est-ce pas faire œuvre que d’en donner une interprétation savamment choisie avec des couleurs, des reliefs, des postures, des formes travaillées ?

Pourquoi un chien naturalisé met-il plus mal à l’aise qu’un loup ? Si ce n’est notre projection de l’humain réduit à cette objectivation ? C’est ce qu’interrogeait avec justesse l’exposition La Grande Illusion au muséum de Neuchâtel mettant justement en scène des chiens naturalisés et des propositions de Gunther Van Hagens. Exposition qui fit réagir violemment des visiteurs… Rappelons les propositions artistiques réalisées sur des animaux, par exemple, celles de Damien Hirst de cadavres d’animaux baignant dans le formol. Mais il y aussi des propositions sur des animaux vivants, que faut-il penser du premier petit lapin fluorescent, Alba, première œuvre transgénique au monde, crée par le brésilien Eduardo Kac en 2000, confrontation renouvelée des limites entre art et science.

4. VISION PACIFIÉE OU REGARD MORBIDE SUR LE MORT ?

Il est étonnant que le travail de Van Hagens fasse autant sursauter car il ne s’agit pas de mettre en scène un corps torturé ou mis à mal, meurtri, à l’heure ou les propositions sado-masochistes sont nombreuses… mais plutôt d’un corps esthétisé et réconcilié avec l’éternité. Cela doit interroger, n’est-ce pas là le problème ? La chrétienté s’accommode assez bien des corps meurtri, mais insupporte le corps sublime… Même si les propositions artistiques de corps soufrant ne sont pas en odeur de sainteté, elles relèvent de l’ambiguïté entretenue avec le corps souffrant du christ dont l’imagerie chrétienne nous a abreuvée, avec le risque pervers de satanisme, c’est-à-dire de se complaire dans une jouissance de la douleur… Rien de tout cela chez Gunther Van Hagens. Celui-ci ne scénographie pas les puanteurs, les ecchymoses du cadavre ou le travail de décompositions avec sa vermine et les transformations, au contraire il arrête avantageusement le corps dans un temps exalté. Aucun spectacle morbide d’un corps puant d’où s’échapperait des liquides dont on sait que les cadavres transpirent ! C’est même là ce que l’on peut reprocher à l’auteur, de nous faire croire à une mort propre, à un corps éternellement solide, sec, propre, beau et brillant. C’est le corps musculaire qui est valorisé, une sorte de corps pur s’opposant aux impuretés expurgées. Le travail de Gunther Van Hagens ne correspond t-il pas à une époque où le cadavre doit être tout sauf un cadavre, et si il doit être exposé, ce doit être à grand frais de thanatopraxie ? Rappelons les techniques funéraires pour éviter les verdissements, les bleuissements de la chair en décomposition, les

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sacs de plastiques placées dans les bières pour éviter les écoulements intempestifs… Est-ce le signe d’une époque qui se veut éternellement dans un corps jeune ? Une façon de radier et de défier la mort que de se transformer en un corps éternellement solidifié ? Une façon encore de nier le travail de la mort ? Volonté de présentation apaisée, rassurante, de calme et de sérénité, là où l’inquiétude devrait se révéler dans toute son ampleur ? Toutefois, le corps présenté par Van Hagens n’est pas paisible, car il a l’immobilité de la mort, mais dans une position vivante, ainsi ces sculptures de corps faisant du vélo ! Il y a donc un contraste violent qui peut déranger : mettre un mort dans une position de vivant… Comment penser en présence d’un défunt ? Gunther Van Hagens nous met en présence d’un mort en le banalisant comme on le ferait d’une sculpture exposée dans un parc public. Le corps n’est plus une charogne, il est pétrifié comme en sculpture de pierre. Ambivalence donc de la proposition, façon d’apprivoiser la mort et de se la représenter, comme le faisait les gravures du haut moyen-âge ou volonté de la détourner de son sens ? N’est-ce pas une chance de réintégrer le cimetière, de l’apprivoiser au quotidien, d’approcher la mort dans sa positivité, repos et sérénité qui ne soit pas une opposition à la vie, mais une relation à la mort vécue en pleine lumière ? Michel Onfray voit là une déchristianisation positive.

Un autre argument reproche aux expositions de Gunther Van Hagens d’être trop populaire pour être honnête. Body Worlds, les mondes du corps a attiré à Londres 840 000 visiteurs, et a été vue depuis 1997 par 13 millions de personnes (en janvier 2004). Curieux argument, mais qui soulève la peur d’une malsaine curiosité. Rappelons que les dissections sont parfois publiques au XVe siècle et qu’elles ne se cacheront que progressivement dans les hopitaux. Il faut aussi penser aux monstruosités présentées dans les foires, qui font recette, allusions auxquelles n’échappent pas toujours Gunther van Hagens. Il y aurait quelque chose de morbide, et donc de pervers, si ce n’est de diabolique, de venir regarder un être humain réduit ainsi à l’état de chose. Cela n’est pas faux dans l’absolu si il s’agissait de venir contempler du cadavre. Or cela est faire peu de cas de la transformation par le chirurgien artiste du corps, de son travail comme processus de médiation artistique ou scientifique qui fait que l’on ne se trouve pas en présence du vrai défunt mais de sa représentation, d’une interprétation, comme les cires mortuaires ou les sculptures sur les pierres tombales, ou même les photographies sur lit de mort. Autant de pratiques courantes au XIXe qui ont disparu, et c’est peut-être cela qui fait ici aussi discussion.

Rappelons que les sculptures sont anonymes, toutefois les nombreux postulants à la plastination espèrent sans doute devenir ainsi un peu éternels. Sorte de momies ouvertes, le corps est donné à voir dans en apparente objectivité, alors qu’en réalité, il est retravaillé par

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les techniques les plus artificielles, les liquides étant remplacés. De même que les momies supposaient une grande technicité de mise en œuvre, on peut penser que ce qui reste du corps plastinisé n’est guère plus réel qu’une cire. Mais la charge symbolique n’est pas la même. Il y a l’illusion de contempler de vrais morts alors que l’on se trouve à mi-chemin de la vraie résine… En fait le corps plastinisé fait sauter les catégories entre le vrai et le faux, l’authentique et la copie, comme l’avait pointé avec pertinence le muséum de Neuchâtel dans La Grande Illusion. Articulation de la nature et de la technique qui font sauter les antiques dualismes qu’a exploré l’exposition L’Homme transformé de la Cité des Sciences en 2002. Comme le fait Orlan d’un autre point de départ.

5. CONCLUSION

Autre point discutable, c’est la marchandisation autour de ce travail, Gunther Van Hagens étant devenu millionnaire avec ce travail, (à 8 dollars l’entrée, l’expo a déjà rapporté 100 millions de dollars) les expositions sont savamment orchestrées comme des événements et vendus ainsi comme toutes propositions commerciales. Les produits boutiques déclinés ajoutent aussi à la confusion et au malaise ressenti par certains. Ne s’agit-il que de faire de l’argent sur le dos des morts ? En fait Gunther Van Hagens suit le processus marchant à l’œuvre dans l’art contemporain et dans toute la société, on peut lui reprocher, mais il ne fait que suivre les grandes tendances que le Moma ou Orsay met également en œuvre pour ces grandes expositions… Enfin reste la question de l’origine des cadavres, certains accusant l’artiste de développer des filières suspectes, voire répréhensibles, toutefois si les procès peuvent menacer l’homme, cela ne peut guère être retenu à charge contre l’artiste. Léonard de Vinci n’a-t-il pas été confronté aux mêmes accusations ?

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A. GIORDAN, J.-L. MARTINAND et D. RAICHVARG, Actes JIES XXVI, 2004

SILVERLAKE LIFE, THE VIEW FROM HERE :

DONNER SON CORPS AU CINÉMA

Francis GAST

Université Marc Bloch, Strasbourg

MOTS-CLÉS : CORPS – SIDA – MORT – CINÉMA – ENGAGEMENT – ART – POLITIQUE

RÉSUMÉ : Le film Silverlake Life : The view from here présente le témoignage d’un couple d'hommes séropositifs qui, en Californie en 1993, filment leur propre histoire. Le film est une description minutieuse et concrète non seulement d'une maladie dans son évolution, mais surtout du vécu du malade. Il se situe ainsi aux frontières de l’observation médicale, de l’art et de la politique.

ABSTRACT : Silverlake Life : The view from here is a film about a gay seropositive male couple in California who film their everyday life in 1993. It describes in minute detail and concretely the evolution not only of an illness but in particular how this is experienced by the patient. The film is very much a political, artistic and medical statement.

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1. INTRODUCTION : DE L’INDIVIDU AU POLITIQUE

Le film Silverlake Life1 présente le témoignage d’un couple d'hommes séropositifs en Californie, en

1993. Tom Joslin et Mark Massi, deux cinéastes, filment leur propre histoire. Lors de sa diffusion sur Arte, ce film était précédé du commentaire suivant : "Lorsque Tom Joslin et Mark Massi apprennent qu’ils sont séropositifs, ils décident de fixer avec leur caméra au jour le jour l’évolution de leur maladie. Si le film est d’une certaine façon la chronique d’une mort annoncée, il est aussi une histoire d’amour ou des moments d’humour et de tendresse alternent avec d’autres marqués par la douleur et le désespoir". Ce commentaire assez limitatif cantonne le film dans une dimension d'histoire individuelle. Mais il en occulte la portée politique revendiquée par les auteurs et son importance culturelle : le sida a bousculé notre culture et l'a marquée avec force et le cinéma a joué un rôle considérable dans cette provocation. La question du corps y devient centrale. Le contexte de l'épidémie va forcer la parole face aux tabous : parler est désormais vital. Le silence, la morale apparente, les discriminations n'entraînent plus seulement des injustices et leur cohorte de vies gâchées ; elles deviennent mortelles.

2. QUEL CINÉMA ?

Le film se présente comme un journal vidéo. Mais il dépasse largement les limites de ce qui pourrait n'être qu’un reportage d'une situation de crise : c'est une véritable œuvre dramatique où les personnes filmées deviennent leurs propres personnages dans le cadre d'une mise en scène documentaire qui le rapproche d'une fiction. Il met en scène la souffrance, le corps malade, l'humain qui va mourir. En cela, il s'apparente à une tradition séculaire des arts de l'image : Christ crucifiés ou au tombeau, gisants, victimes des grandes épidémies, cadavres sur les champs de bataille, leçons d'anatomie ou scènes médicales, corps douloureux et torturés contrastant avec les représentations de la beauté, de la jeunesse, de l'harmonie. Mais, ici, ce sont les malades eux-mêmes qui se filment et s'offrent au regard d'autrui dans le cadre d'une œuvre marquée par la sobriété.

Pourquoi mettre ainsi en spectacle et exposer publiquement leurs corps malades et leur vie commune ? Quel impact recherchent-ils ? Quelle urgence y a-t-il derrière ce geste cinématographique ?

Ce film intimiste, loin de l'exhibitionnisme auquel il aurait pu succomber, ne cède ni à la complaisance ni au désespoir. Le refus du pathos permet à l'émotion vraie de surgir. C'est un regard

1 Silverlake Life : The View from Here, 1993, 99', documentaire. Réalisation : Tom Joslin, Peter Friedman. Production : Peter Friedman, Tom Joslin. Participation : Channel 4. Les citations en français proviennent des sous-titres du film.

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triste et tendre sur une vérité inattendue qui vient ravager des existences heureuses, mais une vérité qu'il faut regarder en face et nommer, pour mieux l'affronter. En se mettant en scène, Tom et Mark affrontent leur propre pudeur, la transgressent parfois, concentrés sur l'objectif et le sens de leur film : montrer la vérité afin qu'elle soit connue et reconnue.

C'est donc sans apitoiement ni sentimentalisme qu'ils vont nous raconter une histoire d'aujourd'hui, l'histoire de leurs corps, une tragédie intense et déjà banale, vécue par deux amis, deux amants, qui se recentrent sur l'essentiel car le temps est compté. Chaque moment, chaque geste, chaque parole prend alors un poids particulier, une importance démesurée, un sens que le quotidien des existences ordinaires ne permet plus d'appréhender. Leurs corps qui s'altèrent les plongent dans un autre rapport au temps, à l'espace, au savoir ; ils ne partagent plus les enjeux communs. Déjà, ils commencent un deuil. Le film peut ainsi se déployer en longues séquences au rythme lent, à l'encontre des modes en cours, dans cet accompagnement vers la mort où le moins malade aide l'autre à mourir. D'une certaine manière, ils sont libérés des limites que les enjeux quotidiens nous imposent et accèdent ainsi à un stade au-delà des limites, sublime selon l'étymologie même du mot, où l'homme affronte son histoire en refusant qu'elle soit destin.

La représentation n'est pas simplement celle d'une maladie dont le cinéma manifesterait les symptômes : c'est avant tout celle d'humains malades, de leur vécu, de leur vie affective, psychologique et sociale. C'est aussi la représentation d'un drame collectif à travers une histoire singulière, une histoire de corps, un documentaire à valeur exemplaire proche d'une fiction, voire d'un mythe. Rappelons le contexte, 1993 : pour les séropositifs, l'époque est rude. Médicalement d'abord : la maladie est repérée depuis treize ans environ. Elle marque le corps comme territoire envahit et ravagé par un ennemi intime et insaisissable. Aucun traitement n'existe, le monde scientifique et médical est désarçonné. On tâtonne. L'humanité se retrouve devant une grande épidémie comme celle qui l'avait déjà décimée au XXe siècle, la grippe espagnole, responsable de 30 à 40 millions de morts, le chiffre actuel des séropositifs dans le monde. On avait cru l'époque des grandes épidémies révolue.

Elle est rude aussi humainement parce que la maladie équivaut à une condamnation à mort, lente et cruelle, où le patient et ses proches sont confrontés au spectacle de leur propre dégradation physique. Le corps s'affaiblit, s'amaigrit, tombe malade, le sarcome de Kaposi le marque, comme un tatouage : c'est une décomposition. Une lèpre plutôt qu'une peste, même dans sa transmission : par contact, essentiellement sexuel, et non par la propagation de miasmes pestilentiels. Après les années heureuses de la "révolution sexuelle", un obstacle inattendu vient réintroduire des limitations là où les censures étaient abolies.

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Mais la transmission se fait aussi par transfusion sanguine et de mère à enfant. C'est donc une maladie qui engage la relation, le couple, la famille, le cercle d'amis, autant que la société. Elle en tire son importance culturelle, celle précisément qui va marquer notre époque de manière décisive. Rude encore parce que l'épidémie provoque des réactions de panique qui se traduisent par la résurgence des vieux démons : discrimination, mise au pilori. La chasse aux sorcières s'ouvre et les sorcières sont d'abord les homosexuels et les Africains qui deviennent des figures de la contamination. La société cherche à se protéger d'une maladie d'autant plus dangereuse qu'elle est invisible à ses débuts et connotée par les catégories du déviant et de l'étranger.

Les milieux religieux conservateurs s'y mêlent avec leurs litanies de prêches et de malédictions. Ils semblent trouver là une revanche sur cette libération des corps qu'avaient permis la contraception, l'IVG, les unions libres, l'homosexualité revendiquée et de manière générale tout comportement libéré du modèle traditionnel. Ils entravent violemment les campagnes de prévention au nom de leur morale qu'effraye le préservatif. Le séropositif contaminé par voie sexuelle est considéré comme responsable de ce qui lui arrive ; il est puni. Pire, la contagion devient une agression que des corps nuisibles, toxiques, exerceraient contre les corps sains. Le sida devient une maladie délinquante, le corps une arme de destruction. La terreur inhibe les facultés rationnelles et livre les consciences aux croyances ; le sida défie l'Etat de droit en agissant comme révélateur des pulsions totalitaires latentes et violentes qui hantent la société et se manifestent avec une force surprenante. C'est l'époque où des politiciens populistes exploitent la terreur. Ils parlent de sidaïques et ou de sidatoriums, ces léproseries où l'on pourrait concentrer et isoler, renouant ainsi avec les techniques de renfermement2 les plus archaïques et les plus cruelles : ensevelir des corps vivants.

Que peut opposer à cela un couple accablé par l'annonce de sa séropositivité ? Un défi à relever. Celui d'opposer à ces préjugés un nouveau regard sur l'humain et ses comportements. Car l'époque s’ouvre aussi à la conquête d'un nouvel espace de liberté. Et l'arme de ce défi sera leur corps, précisément, sous la forme d'un don, un don fait par ces hommes qui se mobilisent, au nom d'une solidarité avec les autres séropositifs, et au nom d'une volonté transformatrice qui cherche à engager le monde vers plus de civilisation. Leur démarche est altruiste. Ils vont faire ce geste, ils vont donner leur corps, non à la médecine dont ils ont bien des raisons de se méfier, mais au cinéma. Ils trouveront ainsi dans le cinéma, leur métier, une raison de lutter, la possibilité de partager leur culture, l'arme d'un combat politique. Ils choisissent de faire face ainsi et non de se retirer dans une solitude accablée, désinvestissant le monde extérieur. Ils s'engagent dans la construction d'une image positive de leur couple et, du même coup, de tous les couples homosexuels. En donnant leur corps au cinéma, ils le donnent aussi à la communauté.

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3. CAMÉRA AU CORPS

Le cinéma précisément s'occupe beaucoup des corps. Une caméra ne peut pas, en effet, filmer la tristesse, mais elle peut filmer une larme qui coule sur une joue. Elle ne peut pas filmer l'amour, mais elle peut filmer deux regards échangés, un baiser, une main sur la peau. Elle ne peut pas filmer la violence, mais elle peut filmer un coup porté ou un homme enfermé. Le corps au cinéma est la fois signe et sens. "Un corps n'existe que traversé par les trajets du plaisir et de la douleur, c'est cela qui se perçoit et qui se communique. Il n'existe que dans l'entrecroisement des marques mobiles qui forment son gestuel et l'expression de son visage3."

Le cinéma devient un trait d'union, le support par lequel se concrétise une information, une émotion, une intuition, une raison de penser et de méditer. C'est la quête d'un équilibre difficile devant l'indicible, la volonté de laisser une trace. Ou tout simplement l'humain, tel qu'il apparaît et que Tom et Mark vont mettre en scène. Ces corps qu'ils veulent nous faire connaître, c'est leur personne, leur histoire, leur raison, leurs émotions, leurs mots, leur engagement, leur fragilité et leur force. Et ces deux hommes ont bien des raisons de donner ainsi leur corps au cinéma : ils ne demandent pas un baiser au lépreux mais un regard sur leurs corps en vie, en relation, en amour, en métamorphose et en souffrance. C'est sur leur être et leur existence, qui ne se limitent pas aux avatars biologiques d'une maladie mortelle, que se porte un regard global. Les représentations qu'ils entendent ainsi construire sont marquées par la complexité de l'humain et ne sauraient se réduire à quelques stéréotypes univoques. De leur film, cette œuvre ultime où se confondent la vie et la création, on peut retenir plusieurs images emblématiques.

Le film commence sur l'image de la solitude. Mark est seul. Il est celui qui reste, celui qui a accompagné son ami jusqu'à la mort mais qui n'aura pas, en retour, le même "privilège". Il évoque avec nostalgie leur relation devant les cendres de son compagnon. En regardant la caméra il précise que la vie n'est pas le cinéma, invitant le spectateur à un regard distancié. Il délimite ainsi nettement les rôles : s'ils sont cinéastes, ils sont surtout acteurs autobiographiques et ce qu'ils mettent en scène, ils l’éprouvent et le vivent jusqu'au tréfonds d'eux-mêmes, sans fard ni protection.

Et pour ne pas en douter, cette image fantomatique, cette silhouette qui apparaît soudain. On y voit l'ombre d'une tête qui bouge lentement derrière un rideau, anonyme. Décharnée, les oreilles et le nez saillants, elle se meut lentement, cherchant à fixer désespérément un point d'ancrage quelconque. Un corps plombé par l'asthénie. Une image qui nous renvoie immédiatement à des réminiscences sans concession : celles des déportés, celle encore des affamés des grandes famines et guerres du siècle, visages émaciés à mi-chemin entre la vie et la mort, profils de momies

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vivantes. Des corps qui perdent leur chair. Mais, précisément, ni la faim, ni la guerre, ni la déportation ne sont des phénomènes naturels. Leur caractère éminemment politique en fait des situations déterminées par les conduites humaines. Et le sida, s'il est maladie provoquée par un virus, ne saurait se limiter à un malheur naturel : sa dimension politique et culturelle est d'emblée affirmée par cette image vacillante qui place le film dans un contexte historique et social.

Des séquences les montrent entre les mains de la médecine. Tom est pris en charge par des médecins visiblement gênés. Ils n'ont aucune réponse convaincante. Probablement sûrs de l'issue fatale ils font, au mieux, semblant de soigner. Ces soins palliatifs laissent l'illusion agir quelques moments encore. Mark, plus écologiste, est pris en charge par des herboristes qui lui concoctent d'infâmes bouillies et tombe entre les mains de vrais escrocs, gourous invoquant des esprits dans un Miracle Manor, tellement caricaturaux qu'aucun scénariste n'oserait les intégrer à une fiction. Un autre passage les montre vingt ans auparavant, quand tout cela a commencé, et que Tom et Mark avaient décidé d'affronter le regard de leur famille : déjà, ils avaient utilisé le cinéma, s'étaient mis en scène, pour annoncer leur projet de vie commune. Renonçant au pacte de l'hypocrisie, ils ont choisi d'affirmer leur identité : une affirmation, pas un aveu. Leur sexualité y est présentée et assumée. "Je ne veux plus mentir, je veux faire ce film". On y voit leurs corps jeunes et beaux, les corps de deux amoureux qui regardent la caméra pour dire des choses aussi simples que le sentiment et le désir mutuel qui les réunit. Et cela provoque des réactions affolées auprès de la famille : une mère, désespérée mais résignée et finalement assez bienveillante ; un père horrifié, mais qui se résigne également et ne coupe pas les ponts avec son fils. Une tragédie banale sur les tabous qui entourent les corps et leurs actes. Mais aussi les paroles amicales d'une belle-sœur empathique qui permettent de mesurer l'évolution du regard. Les fêtes de familles, auxquelles ils participent, se poursuivent. Mais en mettant en scène leur vie commune, Tom et Mark s'exposent. Ainsi ils revendiquent un droit, un droit clairement et fortement affirmé par la description de cette vie partagée. "Gay is Revolution" dit Mark. "Le sida est apparu comme un moyen de renforcer la conscience identitaire homosexuelle"4.

Mais quand la maladie arrive et la caméra retrouve sa fonction de confidente, les corps, filmés vingt après, sont émouvants et terribles : affaiblis, amaigris, se déplaçant lentement, le regard intense, un sourire triste flottant sur leurs visages. Ils luttent contre un épuisement sans fin. Le regard est direct, le spectateur pris à témoin et impliqué, le scandale manifeste : la mort dans la jeunesse.

Une scène-clé les montre dans la piscine d'amis. Tom nage avec difficultés. Mark exhibe son corps marqué par le sarcome de Kaposi. Bien que la propriétaire de la piscine ait une attitude éclairée et généreuse, Mark est irrité : "Elle veut que je garde ma chemise pour ne pas faire peur, mais cela

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renforce ce mauvais côté en moi, le fait de rejeter mon corps". Il montre alors son dos en déclarant : "I'm being political", l'affirmation d'un geste politique. C'est un moment essentiel du film.

Leur vie quotidienne se poursuit ainsi lentement jusqu'à l'inéluctable. Bientôt Tom est défiguré, un œil fermé. On doit le nourrir comme un enfant. Le 25 juin, il gît, nu et décharné : il vient de mourir. Mark filme en pleurant. La mise en scène de la mort, ultime tabou, est forte lorsqu'elle est, comme ici, image documentaire5. Ce statut la différencie de l'image de fiction : elle ne renvoie pas à ces

morts innombrables jouées pour le cinéma et son culte de la violence spectaculaire ; entre le spectateur et l'image s'insinue alors le simulacre, le trucage qui rend supportable le spectacle d'une mort simulée. Elle est différente, surtout des images peintes. Elle n'est pas la trace du geste d'un peintre qui représente la douleur à travers un objet manufacturé : elle est l'empreinte directe, du corps souffrant, trace réelle de cette souffrance, image conservée d'un moment véritable qu'un humain à vécu et montré et dont la vidéo garde la mémoire, condamnant ce corps à exposer éternellement sa douleur. Aucun doute sur cette souffrance ; il n'y a pas controverse comme pour le Suaire de Turin. Voilà le don fait par ces hommes, le don de leur corps au cinéma. "Il est beau, non ?" dit Mark, égaré, se forçant encore à filmer.

Une série de scènes montrent alors le traitement que subit ce corps privé de vie : empaqueté dans un plastique, placé dans un corbillard où la caméra de Mark le suit dans un ultime geste de fidélité, comme un premier pas vers son deuil, comme une raison de laisser exploser la colère. Un paquet arrive quelques jours plus tard. Dans un petit sac en plastique transparent, une matière : le corps en cendres de Tom. Il y a quelque chose d'une profanation dans cette réduction des cendres à une marchandise emballée et expédiée comme un produit quelconque du commerce. Mark se coupe en ouvrant le paquet, des cendres tombent sur le parquet. "Tu te répands partout, Tom", dit Mark. Il place les cendres dans une urne de style oriental, tentative pour solenniser ce traitement trivial du corps. Les obsèques sont l'occasion de mesurer combien le regard des autres a déjà amorcé une mutation : le prêtre a des paroles positives et ouvertes, les amis témoignent. Mais c'est surtout la mère de Tom qui a changé de regard. Témoin de l'affection et de la fidélité indéfectible de Mark pour Tom, de la force généreuse qui les a animés, elle a compris le sens et l'intensité de leur relation. Elle adopte Mark qui approche de sa fin et l'accompagne. Un geste pathétique qui est au cœur du projet de ce film. Comme cette mutation s'est manifestée chez Mary, elle se développe chez les amis, et jusque dans les institutions, ainsi que le montre le sermon progressiste du pasteur aux obsèques de Tom : "Le pire peut arriver aux meilleurs". Un film qu'un ami va finir quand Mark à son tour va mourir…

5 Barthes R. (1980). La Chambre Claire . Paris : Seuil, p. 120 : "J'appelle référent photographique, non pas la chose

facultativement réelle à quoi renvoie une image ou un signe, mais la chose nécessairement réelle qui a été placée devant l'objectif, faute de quoi il n'y a aurait pas de photographie. La peinture peut feindre la réalité sans l'avoir vue."

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4. FIN ?

Avec le sida, Tom et Mark prennent conscience de ce qui se joue. Le lien entre le sida et la sexualité implique une approche globale de tout leur vécu et de leur relation avec l'environnement social. Ils ne peuvent plus laisser les vieilles hypocrisies hypothéquer leur existence et tant d'autres. Ils savent que c'est le moment, maintenant. Alors ils témoignent et montrent. Désabusés, sans vindicte, mais radicaux. Avec colère. Ce geste cinématographique place la caméra face à leur corps, leur vérité, et représente un acte essentiel dans l'affirmation d'un droit : en témoignant directement Mark et Tom reconquièrent une position de sujet. Le film échappe aux contrôles institutionnels, aux scientifiques, aux médecins, aux éducateurs, à tous les "officiels du sida" qui parlent d'une maladie qui ne les frappe pas et dont les patients sont les objets. Ce statut d'objet, Tom et Mark le refusent. Grâce à la caméra, ils renvoient eux-mêmes le reflet de leur maladie, sans déléguer cette tâche à d'autres. Avec violence. Il n’y a plus alors dans ce film que des sujets libres saisissant les outils de l’ère moderne pour crier leur témoignage et l’intégrer dans le flux incessant des images qui nous assaillent, avec l’espoir que celles-ci vont, peut-être, nous toucher. Loin des euphémismes ou des consolations de circonstance, le film s'attaque avec force et détermination à la tentation de la dénégation. Face à l'épidémie d'indifférence, Tom et Mark proposent à toute une génération une quête de la conscience. Par la mise en spectacle des corps, de la maladie, de l'amour, de la sexualité et de la mort, le cinéma va se livrer à une description minutieuse et concrète d'une maladie et du vécu du malade, aux frontières de l’observation médicale, de l’art et de la politique. Son ambition ultime restera sans doute de susciter des identifications, de modifier les regards et d'ouvrir des dialogues. C'est l'impact revendiqué, la raison de leur engagement.

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A. GIORDAN, J.-L. MARTINAND et D. RAICHVARG, Actes JIES XXVI, 2004

QU’EST CE QU’UN ÊTRE HUMAIN ?

LE CORPS DANS LES FILMS DE SCIENCE-FICTION

Michèle DESCOLONGES

Laboratoire Travail et Mobilités, Université Paris X Nanterre

MOTS-CLÉS : CORPS TECHNICISÉS – CORPS PROGRAMMÉS – CORPS DUPLIQUÉES – CORPS-ESPRIT – AUTONOMIE

RÉSUMÉ : Depuis quelques décennies, des films de science fiction destinés au grand public, reflètent, en les déformant, des interrogations relatives aux développements scientifiques et techniques. Nous illustrons ce questionnement, « qu’est-ce qu’être humain ? », par deux présupposés complémentaires : la puissance du corps est illimitée ; le corps peut s’inventer. En conclusion nous suggérons que cet engouement répond à des désirs, tout en les déplaçant.

ABSTRACT : For several decades mainstream-oriented science fiction movies reflect - if disrupting – the questioning related to scientific and technical developments. One may picture the questioning – ‘what is a human being’ – with a double and complementary presuppositions : the might of the body is unlimited, the body is able to invent itself. In conclusion, we suggest this infatuation addresses some desires and though shifting them.

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1. INTRODUCTION

Les films de science-fiction et certains films d’imagination ont exploré les possibilités du corps humain, mais leur diffusion a été limitée à un public d’initiés. Depuis quelques décennies, cette exploration se développe à travers des films à vocation mondiale, ouverts à de nouveaux publics, notamment les adolescents.

Chacun de ces films met en scène des pratiques sociales nouvelles que les sciences et les techniques rendent possibles, mais en les amplifiant. En effet, les auteurs se livrent à un travail d’imagination combinant développements sociaux, développements techniques et règles éthiques. Les films se présentent ainsi comme des récits, chargés de montrer les ambitions et les errements des sociétés modernes. Ils reflètent, en les déformant souvent, des interrogations relatives aux développements scientifiques et techniques, spécifiques des sociétés développées.

Ainsi, les space opera, tels 2001, l’odyssée de l’espace1, La guerre des étoiles 2 ont-ils connu un développement corollaire à la conquête spatiale. Ils empruntent au thème déjà ancien des robots – inventé au début du XXe siècle par l’écrivain tchèque Karel Kapek, le terme « robot » est issu de rabote, travailler en russe. Ils rejouent aussi des représentations de l’espace ; certains illustrent les représentations de la « pluralité des mondes », thème en vogue à partir de l’ouvrage de Fontenelle (1686) jusqu’aux débuts du XIXe siècle, cependant que des extraterrestres peuvent arriver jusqu’à nous, ainsi que l’illustre E.T.3. D’autres témoignent que nous sommes désormais dans un seul monde – c’est l’idée d’une seule planète, à mettre en relation avec les thèses écologistes et le projet de développement durable.

Relevant de la conception d’un seul monde, la série des Alien4 (à partir de 1979) introduit de nouveaux questionnements issus des biotechnologies. Depuis X-Men5 (2000) ou Minority report6 (2002), les possibilités offertes par les biotechnologies sont centrales. Elles sont associées au développement des réseaux de télécommunications, et parfois à d’autres technologies. Par exemple, dans Minority report, le système Maglev (magnetic levitation) évoque l’usage substitutif de rampes magnétiques aux carburants traditionnels ; les boules sur lesquelles s’affichent les noms des victimes, les araignées espionnes, les écrans de verre, etc., supposent le recours aux nanotechnologies.

1 Stanley Kubrick, G.-B., 1968.

2 George Lucas, U.S.A., 1977. Quatre autres épisodes ont suivi. 3 Steven Spielberg, U.S.A., 1982.

4 Ridley Scott, U.S.A., 1979. Trois autres films ont suivi, dirigés par d’autres cinéastes. 5 Bryan Singer, U.S.A., 2000. Le deuxième film date de 2003.

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Par différence avec les décennies précédentes, qui valorisaient la conquête d’espaces intersidéraux, on peut considérer que la nouvelle conquête est celle des potentialités humaines. Cette conquête va se jouer sur trois registres complémentaires : les problèmes éthiques, les possibilités sociales, les développements scientifiques et techniques. La combinaison des différents registres reflète des questions d’actualité politique. Par exemple, si les données biométriques sont utilisées à des fins politiques, la fraude de ces données n’est-elle pas légitime ?

Il s’agit parfois de questions nouvelles et difficiles, qui n’ont pas reçu de réponses définitives. Par exemple, en France, face aux techniques de la procréation, le Comité national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé a été conduit à préciser à partir de quand et de quoi il était possible de distinguer, dans le fœtus, une personne digne de respect. Ce Comité a avancé le critère suivant : le fait de discerner un corps et un visage humains permet de parler d’une personne.

Or, nombre de ces films témoignent d’incertitudes et interrogent : qu’est-ce qu’être humain ? Qu’est-ce qu’un humain qui prend corps ? Qui est légitime à se prononcer en ces domaines ? Qui prend des décisions permettant aux humains de persévérer dans leur être ? Ils le mettent en scène, le plus souvent de manière ambiguë. Car sous le couvert d’un appareillage très sophistiqué et apparemment rationnel, ils vont refléter des croyances populaires, s’accordant à « une opinion généralement acceptée »7. On peut certainement appliquer ici l’analyse développée par Marc Bloch.

Celui-ci avait montré que les fausses nouvelles nées pendant la guerre obtenaient du crédit « parce que les imaginations sont déjà préparées et fermentent sourdement », mais aussi parce qu’elles étaient issues de sociétés aux « liens précaires » - ce qui peut caractériser également les sociétés développées.

Je vais illustrer ce double registre par deux présupposés complémentaires, irriguant ces films.

2. LA PUISSANCE DU CORPS EST ILLIMITÉE…

… Et la détention de la puissance résulte de la technique. Effectivement, ces corps puissants prennent de nombreuses formes, et on a affaire :

• Soit à des corps « technicisés », pour lesquels la technique constitue une prothèse ou une doublure, obtenus par des charcutages. Par ex., Wolverine (X-Men), dont les os, doublés de métal, lui procurent non seulement une force physique exceptionnelle, mais aussi un corps

7 BLOCH M. (1921). Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre, Extrait des Écrits de guerre .

Figure

Tableau de bordel de Pompéi, Femme à l’arbre (Moyen-âge)
Tableau 2 : Compilation des caractéristiques générales.
Tableau 3 : Les caractéristiques physiques des fonctions spécifiques

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