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TYPOLOGIES D ’ INSTRUMENTS POLITIQUES À UNE PROPOSITION DE TYPOLOGIE

Chapitre 8 La méthode compréhensive de Max Weber et ses idéaltypes idéaltypes

8.1 Contexte théorique et épistémologique

Selon Baudouin (1998), en science politique, comme au sein des sciences sociales de manière plus générale, trois courants nourrissent la controverse dont nous venons de faire état sur les méthodes d’appréhension des phénomènes sociaux : a) l’empirisme, qui donna naissance dans

202 Pour ces auteurs, la classification est et a toujours été un élément méthodologique important dans le développement des sciences. Et si la procédure classique utilise le critère du « genus proximum » et du

« differentia specifica » pour produire un système logique de catégories distinctes, au sein des sciences sociales, comme le relève à juste titre Kaufmann-Hayoz et al. (2001), c’est la notion de type qui a joué un rôle important dans la discussion méthodologique, notamment depuis les publications de Max Weber (1904).

203 Qui, d’ailleurs, met en garde le chercheur contre l’erreur qui consisterait à emprunter cette mauvaise voie.

204 De l’ordre de la théorie de la connaissance.

le domaine de la science politique au courant behavioriste nord-américain, b) l’approche positiviste d’Emile Durkheim et c) l’approche compréhensive de Max Weber.

Comme indiqué auparavant, notre choix méthodologique s’étant porté sur cette dernière méthode, nous commencerons par introduire les deux premières approches afin de pouvoir saisir les tenants et aboutissants de notre option.

8.1.1 De l’empirisme au positivisme

L’empirisme, considéré en tant que tradition philosophique, mais aussi et surtout en tant que courant méthodologique205, prône « l'exaltation des faits » (Baudouin, 1998, p. 14). Les faits, les faits, rien que les faits, pourrions-nous avancer. L’empirisme est « un ‘factualisme’ : il a la religion du fait » (Baudouin, 1998, p. 14).

Conformément à la philosophie méthodologique prêchée par l’empirisme, le travail du chercheur, ou devrions-nous plutôt dire de « l’observateur-cueilleur », pour faire référence à notre ancêtre chasseur-cueilleur homo erectus, consiste à recueillir et à décrire les faits tels qu’ils s’imposent à lui. Ces derniers sont un matériau brut qui ne nécessite aucun traitement pour nous révéler leurs secrets. Ils « sont eux-mêmes porteurs de signification et ne laissent [donc] au chercheur d'autre alternative que de les décrire avec minutie »206 (Baudouin, 1998, p. 14). Voilà une conception de la recherche qui ne laisse donc guère de place à la subjectivité du chercheur.

Dans le domaine de la science politique, l’empirisme donna naissance à un courant qui allait dominer les recherches des politologues nord-américains pendant plus d’un demi-siècle : le behaviorisme.

Selon Baudouin (1998), ce courant207 ne constitue qu’une « version raffinée de l’empirisme » (p. 14) qui, dans le but de délivrer la science politique de l'abstraction, condamne « le parti-pris propre à la philosophie politique et l'exigence conceptuelle chère aux fondateurs européens des sciences sociales » (p. 14).

Aussi le politologue, n’ayant pas (ou plus) pour objectif d’expliquer mais de décrire, trouve-t-il son salut dans la rigueur technique. Au travers de ses recherches, trouve-t-il ne considère que les comportements (behavior) observés et donc observables. Dans le but d’enregistrer les faits, il sollicite systématiquement les techniques quantitatives, statistiques et mathématiques. Enfin, son activité de prédilection devient le travail de terrain.

Or, si le courant behavioriste, remarque Baudouin (1998), a offert à la science politique une rigueur, une précision et un outillage technique dont elle avait besoin, son bilan reste tout de même très contrasté. En effet, de multiples reproches peuvent lui être adressés, parmi lesquels son obsession pour les faits quantifiables et directement observables, obsession qui pousse le chercheur à faire porter ses recherches sur des processus visibles et non qualitatifs. Lui est également reproché son caractère conservateur : il légitimerait l'ordre social en épousant strictement les faits et en s'interdisant par la même occasion toute critique. Mais :

205 Dont Hume et Bacon furent les premières figures emblématiques.

206 Aussi, l’empirisme peut-il être qualifié de courant d’« appropriation immédiate du réel » (Baudouin, 1998, p.

14).

207 Qui s’est notamment développé sous l’impulsion de Merrian, Lasswell et Lazarsfeld.

la principale critique est, cependant, d'ordre épistémologique : les faits sont eux-mêmes inintelligibles si l'observation n'est pas fécondée par un questionnement initial, par des hypothèses de travail qu'il appartient au chercheur de ‘construire’ ou ‘d'imaginer’

(Baudouin, 1998, p. 16).

C’est ainsi en réaction à l'empirisme « qui rabaisse la pensée à la ‘cueillette de faits’ » (Baudouin, 1998, p. 16), mais aussi à l'apriorisme « qui ignore l’expérience empirique pour s’en tenir au verdict de la raison ou des sentiments » (p. 16), que s’est dressé le courant positiviste, dont la paternité peut être attribuée au philosophe français Auguste Compte mais qui a, à la suite de ce dernier, principalement été prolongé et enrichi par les réflexions du grand sociologue français Émile Durkheim.

L'ambition scientifique de la théorie d’Émile Durkheim, exposée dans son célèbre ouvrage Les règles de la méthode sociologique (1937/1977), se traduit par une approche de nature scientifique208 des faits sociaux, faits qu’il faut considérer « comme des choses » (p. 15).

Selon Durkheim (1937/1977), les faits sociaux constituent « des manières d'agir, de penser et de sentir extérieures à l'individu et qui sont douées d'un pouvoir de coercition qui s'imposent à lui » (p. 5). Ils sont en eux-mêmes « détachés des sujets conscients qui se les représentent » (p. 28) et sont susceptibles – tout comme les faits naturels – de faire l’objet d'une observation rigoureuse, impersonnelle et quantifiable.

Pour parvenir à un minimum d'objectivité, le chercheur se doit alors d’étudier les faits sociaux

« du dehors comme des choses extérieures » (p. 28). A cette fin, il doit « écarter systématiquement toutes les prénotions » (p. 31) et s’interdire « résolument l’emploi de ces concepts qui se sont formés en dehors de la science et pour des besoins qui n’ont rien de scientifique » (p. 32).

Enfin, pour expliquer un phénomène social, le chercheur se doit de « rechercher séparément la cause efficiente qui le produit et la fonction qu’il remplit » (p. 95). Ainsi « l’explication sociologique consiste exclusivement à établir des rapports de causalité » (p. 124) et, dans le but de « démontrer qu’un phénomène est cause d’un autre » (p. 124), le chercheur ne possède qu’un seul et unique moyen : « c’est de comparer les cas où ils sont simultanément présents ou absents et de chercher si les variations qu’ils présentent dans ces différentes combinaisons de circonstances témoignent que l’un dépend de l’autre » (p. 124).

A cette fin, deux méthodes peuvent être utilisées par le chercheur :

• la méthode expérimentale, telle qu’elle est mise en pratique dans le domaine des

« sciences dures » et qui consiste à contrôler de manière directe les variables indépendantes209 par le bais de l’expérimentation ;

• ou la méthode comparative qui peut être qualifiée de méthode expérimentale indirecte puisque le chercheur, confronté à l'impossibilité de contrôler directement les causes et leurs effets, se doit de les contrôler indirectement en comparant des situations dans lesquelles ils sont absents ou présents.

208 Une scientificité conçue à l’image de ce qui se fait alors dans le domaine des sciences naturelles, qualifiée, par opposition aux sciences sociales, de « sciences exactes » ou « sciences dures ».

209 Ou causales.

Néanmoins, souligne Durkheim (1937/1977), puisque dans le domaine des sciences sociales

« les phénomènes sociaux échappent évidemment à l’action de l’opérateur (du chercheur), la méthode comparative est la seule qui convienne » (p. 124).

Ainsi, l’approche positiviste peut être qualifiée d'explicative et d'objective puisqu’elle souligne l’importance pour le chercheur en sciences sociales d’exclure tous préjugés ou jugements de valeurs pour produire, à l’image du chercheur en « sciences exactes », une explication causale des faits sociaux.

8.1.2 L’approche compréhensive de la réalité sociale

La tradition positiviste qu’Emile Durkheim a grandement contribué à imposer dans le domaine de la recherche en sciences sociales a été remise en question par les écrits du célèbre sociologue allemand Max Weber (Baudouin, 1998). Et même si, comme nous pourrons le constater par la suite, la conception wébérienne de la scientificité des sciences sociales ne conteste pas l’intégralité du message positiviste, elle s’en démarque néanmoins fortement en rétablissant une part certaine de subjectivité dans la démarche du chercheur (cf. Encadré 15 ci-après).

En vertu de la conception wébérienne du monde, la matière sociale est inépuisable et d'une excessive complexité et la réalité ne peut donc être comprise dans sa globalité. Dans cette perspective, le chercheur, qui doit « repérer des régularités et élaborer des lois générales […] » (Baudouin, 1998, p. 21) de nature causale, se doit au préalable de « forger des concepts propres à expliciter les faits sociaux » (p. 21).

Par conséquent, l’approche wébérienne souligne l'importance de la conceptualisation du monde pour expliciter les faits sociaux. En comparaison avec l'approche explicative et objective du positivisme, cette approche peut ainsi être qualifiée de compréhensive et de subjective puisqu’elle réhabilite la subjectivité du chercheur en sciences sociales. Pour comprendre l’activité sociale, nous nous devons donc aussi de l’interpréter. Rappelons ici que du point de vue de l’empirisme, « non seulement l'élaboration des concepts n'est pas nécessaire, mais elle ne peut que brouiller la compréhension des faits ou l'égarer vers la spéculation idéologique » (Baudouin, 1998, p. 14). Ces deux visions de la science sont donc en réelle opposition.

Encadré 15 : La réhabilitation de la subjectivité dans la démarche du chercheur

La réhabilitation de la subjectivité au sein de la démarche du chercheur en sciences sociales a notamment été soutenue par Dilthey (1900/1995) qui, dans son approche du fondement scientifique des sciences humaines, oppose les sciences de l'esprit aux sciences de la nature et récuse le positivisme en tant qu'application à l'analyse des sciences de l'esprit. Selon lui, ces dernières se prêtent à la méthode compréhensive qui, au contraire de la méthode explicative, n'écarte pas la subjectivité du chercheur. Celui-ci doit dès lors exécuter un travail d'interprétation dans le but de donner du sens aux phénomènes qu'il étudie.

Cette idée se retrouve également chez Held (1991) qui s'intéresse plus particulièrement au domaine de la théorie politique. Pour lui, la nature de la théorie politique est d'étudier des concepts qui ne sont pas directement observables en tent que tels dans la société (tels que ceux de souveraineté, de classe sociale, de domination politique). Cette nature se prête donc à l'interprétation et la subjectivité du chercheur n'est plus considérée comme un piège en tout point. Cette dimension interprétative de la théorie politique se fonde sur la science herméneutique qui dégage des règles d'interprétation. Dans ce sens, Held définit le champ d'investigation de la théorie politique autour des quatre pôles suivants : le contexte, l'analyse conceptuelle (signification des concepts), la question des valeurs et la modélisation. Il en sera de même pour Weber.

Source : adapté de Dilthey (1900/1995) et Held (1991)

Dans le but d’illustrer nos propos soulignons les définitions que donne Weber (1956/1995) des notions de sociologie et de compréhension :

Nous appelons sociologie (au sens où nous entendons ici ce terme utilisé avec beaucoup d’équivoques) une science qui se propose de comprendre par interprétation [deutend verstehen] l’activité sociale et par là d’expliquer causalement [ursächlich erklären] son déroulement et ses effets. Nous entendons par « activité » [Handeln] un comportement humain […], quand et pour autant que l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif. Et par activité « sociale », l’activité qui, d’après son sens visé [gemeinten Sinn]

par l’agent ou les agents, se rapporte au comportement d’autrui, par rapport auquel s’oriente son déroulement. (p. 28)

Dans tous les cas, « comprendre » signifie saisir par interprétation le sens ou l’ensemble significatif visé (a) réellement dans un cas particulier (dans une étude historique par exemple), (b) en moyenne ou approximativement (dans l’étude sociologique des masses par exemple), (c) à construire scientifiquement (sens « idéaltypique ») pour dégager le type pur (idéaltype) d’un phénomène se manifestant avec une certaine fréquence. (p. 35)

Ainsi, et comme le remarque très justement Raynaud (2001), au sein de la démarche wébérienne, la compréhension n’est utile que dans le but avoué de générer une explication causale « qui seule peut vérifier l’objectivité des constructions scientifiques » (p. 1211).

« C’est donc bien l’idéal d’une science ‘objective’ » (p. 1211) qui, selon la conception wébérienne de la démarche scientifique en sciences sociales, oriente la recherche. D’ailleurs, comme le souligne ce même auteur, « la compréhension doit être vérifiée par l’explication parce que, en elles-mêmes, les analyses compréhensives n’ont qu’une valeur hypothétique […]. » (p. 1209).

L’approche compréhensive wébérienne ne dispense donc pas le chercheur d’établir les relations sur le plan causal mais signale l’importance d’une étape préliminaire par laquelle le chercheur doit (obligatoirement) passer pour donner sens à la réalité sociale qui fait l’objet de ses recherches.

Ainsi et contrairement à la démarche scientifique prônée par le positivisme d’Émile Durkheim, la démarche wébérienne insiste sur le fait que c’est au chercheur de donner un sens à l’activité humaine et, par conséquent, d’élaborer l’outil conceptuel dont il va se servir pour l’interpréter.

Par contre, nous devons relever que si la méthodologie positiviste prônée par Durkheim dans ses écrits se refuse à toute interprétation de la réalité et rejette en cela la subjectivité du chercheur, il n’en va pas de même dans sa pratique. Dès lors l’opposition faite entre la méthode compréhensive wébérienne et l’approche positiviste (notamment mise en avant dans la littérature spécialisée) ne serait en réalité qu’un « effet de style ».

En effet, selon la thèse soutenue par Boudon (1994), si dans son discours méthodologique Durkheim prêche une épistémologie empiriste, dans sa pratique scientifique210 il applique une méthodologie de la compréhension et ainsi « pratique une épistémologie non empiriste proche de celle de Weber » (p. 104). Aussi, comme le souligne l’auteur, derrière l’analyse des corrélations employée par Durkheim (1897) dans son ouvrage sur l’étude sociologique du

210 C’est-à-dire dans ses analyses et ses travaux empiriques.

suicide211 peut-on sans grande difficulté découvrir une analyse compréhensive du comportement.

Dès lors ne devons-nous pas voir dans ce constat un aveu qui consiste à reconnaître que dans le domaine des sciences sociales l'observation empirique seule ne suffit pas pour accéder à la connaissance de la réalité, d’une part, et que, d'autre part, l'observation n'est pas un fait complètement objectif : la subjectivité du chercheur intervient (nécessairement) dans la perception de la réalité. Ce dernier n'est pas passif mais au contraire actif au sein du processus de connaissance.

Concédons toutefois que la réalité n'est pas complètement ouverte à la subjectivité et que toutes les interprétations ne sont pas possibles. Il s’agit dès lors pour le chercheur de ne pas tomber dans le travers qui consisterait à prendre son interprétation de la réalité pour ce qu’elle n’est pas, à savoir la réalité en elle-même. Comme nous allons pouvoir le constater, la méthodologie wébérienne ne tombe pas dans ce travers et est donc de ce point de vue très intéressante à appliquer dans le domaine des typologies d’instruments politiques.

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