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Conclusions : Grande Eglise, et crise messalienne

2 L’Eglise et les charismes aux IVème et Vème siècles: le messalianisme

2.3 Conclusions : Grande Eglise, et crise messalienne

2.3.1 - Le messalianisme, un mouvement complexe

Il ne peut être simplement identifié à une secte exclue de la Grande Eglise.

- D’une part, il rassemble des chrétiens aspirant à davantage de ferveur spirituelle, à un christianisme radical et complet. Il peut être placé non pas en rupture mais en continuité avec les expériences des chrétiens des trois premiers siècles. Ceux-ci étaient alors minoritaires, persécutés, mais forts d’une foi sans compromis, d’une puissance de témoignage allant jusqu’au martyre. Des manifestations spirituelles charismatiques pouvaient être vécues au sein même des différents courants constituant l’Eglise.

- D’autre part, il présente des expressions et des visages très variés en fonction des publics auxquels ils s’adressent, et des positions différentes adoptées par rapport à la Grande Eglise en voie d’institutionnalisation. Marc le Moine, Basile et Grégoire de Nysse se situent clairement à l’intérieur du courant majoritaire, ils y sont intégrés. Basile encourageait l’intégration de ces communautés eschatologiques et charismatiques à l’intérieur de la communion ecclésiale. Macaire lui, paraît se trouver à l’articulation entre une Grande Eglise de plus en plus institutionnalisée, une Eglise de « multitude », imprégnée de culture gréco-romaine, et des enthousiastes intransigeants, radicaux, issus de milieux populaires peu préparés à une spiritualité ou des discours jugés trop philosophiques. En même temps, il reste proche de la spiritualité de Grégoire de Nysse et de Basile (et de Marc le Moine également) : par exemple, certains traits du vocabulaire de Basile et Macaire présentent des correspondances : tous deux utilisent le terme de « chrétiens » de préférence à celui de « moines », comme pour signifier par-là la normalité de leur radicalité et de leur ferveur121. Mais des nuances sont perceptibles: par exemple, chez Basile, le terme plèrophoria a un sens de plénitude de foi, de conviction et d’assurance dans la présence

119 H. URS VON BALTHASAR, op. cit., p 228-230. 120 Ibid., p 227.

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divine ; chez Macaire, l’accent porte sur la plénitude spirituelle et mystique, une pleine réalité, une puissance. Les proximités et les nuances entre ces différents courants sont donc fines.

- On peut donc retenir la proposition d’un pre-messalianisme, ou de plusieurs degrés de ferveur, et de multiples mouvements « messaliens ». Comme le soulignent plusieurs auteurs, les difficultés de Macaire (et des courants Messaliens) traduisent probablement au départ, un choc entre des cultures et des sensibilités opposées, bien plus que des différences doctrinales et théologiques. Il est par exemple significatif que la Grande Lettre, attribuée à Macaire et anathémisée à Ephèse puisse aujourd’hui être lue comme antérieure au De instituto christiano de Grégoire de Nysse. Plusieurs auteurs s’accordent pour y déceler une réécriture dans un style plus correct, plus classique et philosophique de la Grande Lettre afin de la rendre plus acceptable par les milieux plus cultivés à l’intérieur de la Grande Eglise122. De instituto christiano serait « une tentative pour traduire les idées de Macaire-Syméon sur l’ascèse spirituelle en un langage plus littéraire, apte à être lu des milieux cultivés, en atténuant les expressions messaliennes et en infusant dans la Lettre des notions philosophiques 123». De même, pour Vincent Desprez, « la Grande Lettre se présente comme la réponse à des attaques *…+ Elle est un manifeste destiné à justifier l’ascèse surtout spirituelle de son auteur. L’Homélie I, 52, le second texte important qui exprime les difficultés de Macaire-Syméon avec l’Eglise officielle, ne fait état que de calomnies ; l’auteur y revendique son appartenance à l’Eglise, mais à une Eglise spirituelle, ce qui explique les tensions avec la hiérarchie124 ». Il n’a pas été possible de travailler directement sur les textes eux-mêmes, ceci pourrait faire l’objet d’étude ultérieure (il s’agirait notamment de comparer la langue de Macaire et celle de la réécriture de Grégoire de Nysse). Il faut souligner ici le poids des différences de langage, de milieu social et de culture dans les incompréhensions et jugements émis réciproquement entre enthousiastes et membres de l’Eglise de plus en plus institutionnelle.

Marc le Moine et Macaire sont donc pris entre une double difficulté : leur appartenance à une Eglise, dans laquelle le nombre de baptisés augmente en masse et dont la ferveur diminue et ne correspond plus à leur soif et leur propre expérience spirituelle (ou celle de leurs disciples), et l’existence de courants dissidents, plus ou moins marginaux dont l’expression peut devenir excessive, ostentatoire et sectaire. Ils répondent différemment à cette tension : Marc se consacre à ses jeunes disciples moines, les forme aussi parfaitement que possible, en les gardant à l’intérieur de la Grande Eglise, en soulignant toute la valeur des sacrements et de l’attachement aux Ecritures. En même temps, il les conduit aussi loin que possible dans les profondeurs d’une expérience mystique qu’il vit lui-même également. Macaire, lui, dans ses homélies, dénonce de façon plus frontale, à la fois les deux dangers. Il est amené à établir des distinctions et des catégories de chrétiens, ce qui lui génère de nombreux ennemis. Les publics auxquels ils s’adressent diffèrent profondément : pour Marc, l’un élevé dans la foi chrétienne et préservé des excès, l’autre plus populaire et moins éduqué, appelé à la conversion ou converti plus récemment.

Le passage à une Eglise officielle et reconnue, à une évangélisation de masse fait donc évoluer non pas le rite du baptême, mais sa signification parmi les baptisés: Pour certains, le baptême devient une convention, et même une obligation, que l’on peut repousser le plus loin possible par peur de la pénitence trop rigoureuse. La catéchèse n’est alors que formalité. L’Eglise tente d’intégrer la culture et certains lieux et rites d’origine païenne, au risque d’un syncrétisme dénoncé par les chrétiens convaincus. A cette partie de l’Eglise plus complaisante avec les autorités et la société, s’opposent des baptisés aspirant à une vie en conformité avec leur foi et leur engagement : si le martyre et la persécution ont disparu, un nouveau

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M. PLESTED, Ibid., Macaire et les Cappadociens, p 53, citant Jean GRIBOMONT, Le De instituto christiano et le Messalianisme de Grégoire de Nysse, p 316-317.

123 PSEUDO-MACAIRE, Ibid., p 52. 124

martyre et une consécration radicale sont toujours possible dans les monastères et dans une ascèse toujours plus rigoureuse.

2.3.2 Les réponses de l’Eglise en définition à ces courants en son sein ou à sa marge ?

- La première consiste en un rejet et une exclusion par l’Eglise de ceux qui remettent en question des points de doctrine et de pratique de l’Eglise. Cela a été le cas pour les messaliens jugés hérétiques au concile d’Ephèse. C’est ici la vision d’une Eglise Une et uniforme qui définit clairement ses limites et sa doctrine, alors que le courant rejeté se considère au contraire comme l’Eglise authentique, l’Eglise du cœur.

- Une deuxième possibilité est l’intégration au cœur de l’Eglise de ce type de courant qui adapte sa doctrine et sa pratique pour la rendre compatible avec l’institution, (c’est ce que tente de faire Marc le Moine, ainsi que Basile et Grégoire de Nysse, chacun à sa façon). La Grande Eglise ne se modifie pas dans l’ensemble, mais certains responsables de l’Eglise s’ouvrent aux questions posées, semblent considérer ces courants enthousiastes comme un ferment positif dans une pâte devenue un peu lourde.

- Une troisième solution peut être une sorte de coexistence plus ou moins pacifique, l’Eglise officielle fermant en apparence les yeux sur des groupes restant dans l’Eglise mais à sa marge, de façon discrète et peu perturbante pour l’Eglise : il semble que du temps de Marc, certains Messaliens soient restés comme cachés dans l’Eglise, pratiquant leur spiritualité sans être inquiétés dans la mesure où ils ne remettaient pas en cause l’institution (était-ce le cas de Marc le Moine ?). C’est ici peut-être un modèle d’Eglise majoritaire, supportant l’existence de minorités discrètes, sans rechercher obligatoirement le dialogue.

- Macaire se place en tension entre la première et la deuxième situation.

Comme pour le montanisme, différentes tendances vont de positions modérées, désireuses de rester fidèles à la Grande Eglise et à ses sacrements, aux courants les plus excessifs, se déclarant la vraie Eglise, l’église du cœur, des parfaits, par opposition à une église jugée trop institutionnelle et complaisante. Ces excès se renforcent avec les années (secondes générations de messaliens) et avec le rejet comme hérésie à Ephèse.

2.3.3 Confrontation de deux cultures

Marcus Plested et Pierre Maraval déplacent la question de l’appartenance ou non de Marc et de Macaire aux courants messaliens ; ils insistent sur le poids de la confrontation entre les deux cultures grecque et syriaque, dans cette controverse sur les Messaliens : « le Pseudo-Macaire (qui écrit en grec), a emprunté au monachisme syriaque non seulement ses thèmes centraux, mais aussi les images et le langage poétique et symbolique à travers lesquels s’exprimait une expérience spirituelle intensément vécue. L’ambiguïté de ce langage, qui a pu parfois conduire à des dérives dans des milieux de langue grecque, explique les accusations d’hérésie portées contre les Messaliens. 125»

Marcus Plested va dans le même sens : dans un article récent confrontant Macaire et le Messalianisme126, il invite à réduire le message et le mouvement des Messaliens et à n’y voir qu’une « tendance ascétique radicale » (p 257), d’origine de l’Est syriaque, mal comprise et mal accueillie par les évêques gréco-romains qui y étaient confrontés. Cet ascétisme radical était comme un défi pour l’Eglise institutionnelle, dans

125 P. MARAVAL, Ibid., p 273.

126 M. PLESTED, “Macarius and Messalianism: The Status Quaestionis”, Studia Patristica, Vol L, Peeters Publishers, Leuven, 2011, p 253-258.

l’Empire et au-delà, par les excès de son ascèse, par son langage et par des styles de vie étonnants. Pour lui, comme pour Pierre Maraval, ce n’était pas un mouvement mais plutôt des tendances, dont l’incompréhension provenait de la confrontation entre une culture grecque plus philosophique et raisonnante, et une culture orientale plus biblique, plus intuitive et mystique.

Pour Marcus Plested, il convient donc de séparer Macaire de toute appartenance à la question Messalienne et de travailler la théologie spirituelle et mystique de Macaire pour elle-même, avec son corpus très riche théologiquement et spirituellement. Macaire appartient à l’Eglise institutionnelle qui défend la nécessité et l’intégrité du baptême de l’Eglise. Il avertit sur les dangers de l’apathéia-impeccabilité, sur les visions et refuse la doctrine du mal subsistant dans l’homme. Mais en même temps, il est ouvert aux charismes et pose la question de l’intégration de la mystique dans l’Eglise, ainsi que d’une théologie non seulement christologique mais aussi pneumatologique.