• Aucun résultat trouvé

6.1. Le plaisir du chant : un objectif d’apprentissage ?

Dans son premier entretien, l’enseignante de l’école 1 déclare n’avoir qu’un seul objectif en chant : « avoir du plaisir à chanter ». Pour Vergnaud (cité par Soulas 2002) « le chant est synonyme de plaisir pour autant que l’élève ose chanter. Lorsqu’un élève prend du plaisir dans une activité, cela va l’inciter à en vouloir d’avantage. Cette notion de plaisir est intimement liée au désir d’apprendre. Vergnaud conclut en disant que « seul la timidité peut entraver le plaisir de chanter et le plaisir de réussir. Il n’y a pas d’apprentissage sans désir et sans plaisir » (p.10).

Dans l’entretien ante, A.P. déclare que « le but premier c’est de donner le gout du chant aux élèves, de leur donner le plaisir de chanter. Pour ça, je ne sais pas si c’est un objectif » (Annexes p.222). Cette déclaration m’amène à me poser encore un certain nombre de questions. Est-ce que le plaisir de chanter peut être un objectif d’apprentissage ? Nous avons vu plus haut que les objectifs plus spécifiques se rapportent principalement à la mémorisation textuelle, à l’écoute ainsi qu’à la collaboration. Nous avons pu constater que les aspects plus techniques de la vocalité n’étaient que très peu abordés.

Dans ses réponses aux questions post, l’enseignant A.P explique: « Je pense qu'il faut faire une différence entre nos élèves, qui viennent tous à la chorale, et un chœur d'enfants qui auraient décidé de travailler le chant et qui ont besoin de cette culture vocale » (Annexes p.232). Selon lui, la technique vocale n’est donc pas enseignée du fait que ce n’est pas un objectif qu’il considère important dans un chœur amateur. Ce genre de formation ne nécessite pas de travail spécifique lié à la vocalité. Je me questionne encore. Pourquoi un chœur d’élèves amateur à l’école primaire n’aurait-il pas besoin de cette culture vocale ?

L’enseignant précise ensuite que « cet aspect du chant est, il faut tout de même l'avouer, un peu rébarbatif et les répertoires que nous abordons ne demandent pas une technique vocale particulière. Une amélioration sensible des performances dans ce domaine ne peut se faire, à mes yeux, qu'individuellement » (Annexes p.232). Il apparaît donc ici que cet aspect du chant ne deviendrait une nécessité qu’en fonction du répertoire que l’on aborde. Cet enseignant assigne manifestement le travail de la technique vocale à un type de répertoire, à savoir le répertoire « savant ». De plus, ce n’est apparemment pas la dimension du chant qu’il affectionne le plus.

Par rapport aux représentations que se font les enseignants de la pratique du chant à l’école

primaire ainsi que dans leur propre pratique d’enseignement du chant et de direction de chorale, nous pouvons émettre l’hypothèse que le plaisir de chanter ainsi évoqué ne rime pas avec un certain aspect de la vocalité qui est le travail de la technique vocale. Voici d’ailleurs la réponse de l’enseignante C.L. lorsque je lui ai demandé pourquoi elle ne faisait pas plus de régulations sur des aspects liés à la vocalité : « Je ne le fais pas car, dans les petits degrés, je vise le plaisir de chanter. D'autre part mes compétences ne me permettent pas d'aborder correctement ce domaine » (Annexes p.230). Cette réponse illustre, à mon sens, clairement ce postulat. Ce qui est également mentionné plus haut est que le travail « technique » dépendrait également du niveau de connaissance de l’enseignant à ce sujet. Est-ce qu’un enseignant ne doit pas se former de façon à parfaire ses connaissances si celles-ci s’avèrent

« insuffisantes » ?

Avoir du plaisir à chanter serait un premier objectif et peut être la première étape pour accepter d’accéder à un travail même basique de la technique vocale. Toutefois, est-ce qu’un élève qui aime chanter, mais qui, malheureusement, bourdonne, perdrait le plaisir de chanter si on lui proposait un travail afin d’améliorer sa justesse ? Est-ce que justement, le fait d’avoir du plaisir à chanter ne donnerait pas envie de s’améliorer encore plus, de progresser dans le domaine de la vocalité ?

Lorsque j’ai demandé à cette même enseignante si elle pensait que le fait de travailler la technique vocale plairait moins aux élèves que la pratique du chant seul, elle a répondu que, n’ayant jamais été confrontée à ce paramètre dans les différentes chorales qu’elle a dirigées, elle ne peut pas donner d’avis par rapport à cela. Il se peut donc que les élèves trouvent agréable et plaisant de travailler leur « technique vocale ».

Sans aller jusqu’à vouloir former des chanteurs professionnel, car là n’est pas l’objectif, le travail vocal n’a pas que des répercussions sur la voix chantée. Cela peut constituer un travail préventif en vue d’une meilleure utilisation de la voix dans la vie quotidienne. La posture, la respiration, la projection du son, etc., sont autant d’éléments qui favorisent une bonne phonation et préservent les organes de la voix. Si ce n’est pas à l’école qu’on leur explique ce qui est à la base même du langage, où les élèves peuvent-il l’apprendre ? De même que si on ne leur permet pas d’ouvrir leur regard à différents horizons culturels, ce n’est pas forcément en dehors de l’école qu’ils vont y être amenés.

En parlant du groupe d’élèves à qui elle donne la chorale cette année, c'est-à-dire deux classes de 1P, l’enseignante explique : « donc là, on a une chorale où les enfants chantent et ou on prend du plaisir. La musique c’est quand même quelque chose de très « tactile, sensoriel, affectif », enfin beaucoup de choses... » (Annexes p.215). Elle relève ici un certain rapport au corps qui est décrit par Soulas (2002). L’auteur explique que, depuis toujours, une dualité essentielle existe entre le corps et l’esprit. Le corps est un outil qui doit être apprivoisé et maîtrisé (p.43). Dans les systèmes éducatifs, trop peu de temps est consacré à enseigner aux enfants à maîtriser leur corps, et encore moins d’activités leur sont proposées afin de les confronter à cette dualité corps/esprit. L’école hiérarchise les disciplines scolaires et privilégie de ce fait les disciplines « principales ». L’art est très souvent considéré comme superflu (en

fonction de cette hiérarchie) ou comme une perte de temps. Nous assistons également à une hiérarchisation entre le corps et l’esprit, où l’esprit est privilégié par rapport au corps (p.47).

Pourtant Soulas souligne que c’est justement notre corporéité qui nous sensibilise au monde.

Notre matérialité de l’art passe d’abord dans notre corps à travers le pouls qui nous donne un rythme (le rythme cardiaque) et la respiration qui nous donne un souffle et une voix (p.50).

Selon elle, cette voix, « est primitivement chant et [...] rejoint le langage poétique, elle est présence à soi dans le souffle et la respiration » (p.50). Avant même de l’avoir travaillée, la voix chantée est présente en nous, dans notre physiologie, dans notre fonctionnement (Soulas 2002).

C’est peut être ce dernier point qui retient les enseignants d’approfondir leur enseignement sur des aspects plus « techniques » de la vocalité. Le fait est que, potentiellement, tout le monde disposant d’un appareil phonatoire fonctionnel, est capable de chanter et ce sans grande maîtrise particulière. Trevarthen et Gratier (2005) relèvent que « la musicalité innée du cerveau, et son sens du temps, de l’expression mélodique et de la narration motivent le corps qui chante et danse » (p.106). Tous les êtres humains possèdent, selon eux, une « musicalité communicative » qui se développe chez les bébés et qui serait à la base du langage parlé.

Nous disposons donc tous d’un potentiel musical dans la voix. Le tout est de savoir l’utiliser et le mettre en valeur. Toutefois, une personne qui sait parler ne sait pas forcément chanter.

Tout le monde a priori peut chanter, mais tout le monde ne peut pas forcément chanter juste, avec du rythme ou en transmettant des émotions. Chanter sollicite de nombreux organes et demande une certaine coordination entre chacun des éléments qui interviennent dans le processus de phonation. Et c’est tout cela qu’il faut apprendre à maîtriser.

6.2. Contenus non-enseignés et pistes didactiques non empruntées : observations et réflexions

Nous pouvons constater que, malgré le fait que nous ayons convenu de leur importance et de leur pertinence, certaines déclinaisons du schéma de la didactique du chant n’ont pas pu être observées durant les leçons qui ont été filmées.

Pour commencer, au niveau de l’exécution, nous avons vu que les aspects techniques de la vocalité n’étaient pas, ou très peu, abordés durant les cours. Les enseignants prétextent un manque de temps, un manque de connaissances, un manque de motivation, etc. A vouloir chanter à tout prix, ils délaissent un certains nombre de facteurs essentiels pour faire progresser les élèves en chant car, pour eux, cela ne fait peut-être pas partie de ce qu’ils devraient aborder avec une classe.

Dans le cadre théorique, nous avions relevé le fait que la voix parlée n’est pas la voix chantée.

Or, cette distinction ne semble pas être faite par les enseignants. En effet, le fait d’avoir déjà

« parlé toute la journée » ne constitue pas un échauffement suffisant de la voix chantée.

Soulas (2002) ainsi que d’autres auteurs évoquaient le changement de posture qu’il faut opérer et qui donne tout son sens à la préparation vocale en début d’une leçon de chant ou d’une répétition de chorale. Durant les séances de chorale, aucun temps n’est prévu pour permettre aux élèves de se mettre « dans la peau » d’un chanteur, avec tout ce que cela implique au niveau de l’attitude corporelle et psychologique. Pourtant, les deux enseignants ont reçu des formations dans le domaine de la musique et particulièrement de la direction de chœur. Tous deux dirigent, ont dirigé ou font partie d’ensembles chorals hors cadre scolaire.

Pourquoi ne font-ils pas bénéficier l’école, leurs élèves de cette expérience ?

Tous les chants qui ont été filmés étaient accompagnés par le piano. Les enseignants n’ont pas abordé de chant a capella (sans accompagnement). En effet, le chant a capella demande encore d’autres connaissances et compétences, par exemple pour ne pas changer de ton en cours de route (monter ou baisser), garder le même tempo, ne pas se laisser influencer par d’autres voix (dans un chant polyphonique), etc. Ce type de chants demande un travail spécifique qui n’est pas le même que lorsqu’on chante avec un support audio ou un accompagnement (piano). Durant les séances, nous avons constaté que les enseignants s’appuyaient beaucoup sur le piano, notamment pour ce qui est de la justesse et du tempo.

Toutefois, nous pouvons nous interroger au sujet des canons qui ont été appris durant les quatre séances filmées et terminés depuis. Etaient-ils destinés à être chantés a capella ? Nous pouvons imaginer que oui dans l’école 1. Mais cette réponse n’est justifiée que par le fait que l’enseignante ne peut pas diriger et jouer en même temps. Ce n’est pas le cas dans l’école 2, car le canon a toujours été accompagné par le piano.

La dernière branche, concernant l’écoute, n’est qu’en partie abordée. Seuls des « modèles » de chants sont présentés aux élèves, et de préférence des bons modèles leurs sont donnés à entendre. Etant donné que la majeure partie de l’enseignement passe par la démonstration, ne serait-il pas envisageable de présenter un exemple de ce qu’ils doivent chanter ainsi qu’un contre-exemple afin les faire comparer et qu’ils prennent petit à petit conscience de ce qui est plus adéquat ? Cela rendrait les élèves critiques et permettrait de les impliquer dans les différents choix effectués, notamment au niveau de l’interprétation.

Enfin, nous avons constaté que certains répertoires musicaux n’avaient pas été abordés durant les séances. Nous n’avons pas eu la chance d’observer la pratique de répertoire des musiques du monde ou du répertoire savant/expérimental. Dans la partie analytique, nous avons déjà eu quelques éléments de réponse concernant les critères sur lesquels se basent les enseignants pour choisir le répertoire. Nous avions déjà relevé que l’enseignante de l’école 1 avait eu l’occasion de travailler du Bizet avec une autre classe. Nous savons également qu’A.P.

(l’enseignant de la deuxième école) a été « compositeur » de musique expérimentale dans laquelle on trouve du chant et des « body-percussions ». En effet, il s’est mis dans cette posture, dans le cadre d’une préparation à un concert, et ce travail faisait également l’objet d’une recherche. Il est intéressant de constater que lorsqu’ils en ressentent la nécessité, les enseignant trouvent différents moyens d’aborder des répertoires dont ils n’ont « pas l’habitude » avec leur classe. Dans ces situations, l’objectif final était d’assister à un concert.

Les enseignants n’occupent donc pas le même rôle lorsqu’il y a une médiation culturelle à la

clé : un concert par exemple. Pourquoi ne font-ils un travail approfondi que dans ce genre de situation ? Les enseignants développent certaines compétences s’ils sont au service d’une

« aventure », d’un projet culturel. D’ailleurs, l’enseignante qui a chanté du Bizet avec ses élèves a probablement dû faire un certain travail vocal avec ses élèves. Nous pouvons alors nous demander pourquoi ils le font dans certaines conditions et pas dans leurs pratiques habituelles ? Qu’auraient-ils pu mettre en place si, dans le cadre de ce mémoire, nous leur avions demandé de créer des séquences d’enseignement dans lesquelles ils devaient intégrer la plupart des déclinaisons de la didactique du chant ? Se seraient-ils sentis assez compétents pour le faire ?

6.3. Apport et limites de la recherche

Les limites de cette recherche se situent essentiellement au niveau méthodologique. En effet, dans les domaines artistiques tout comme en sport, il est difficile de réellement constater des progrès dans les apprentissages en chant sur un laps de temps aussi court qu’un mois. Ma recherche a donc été limitée dans ce sens. Toutefois, le fait de suivre réellement ces enseignants durant quatre leçons m’a permis d’observer les régularités et la logique de leurs pratiques. Étant donné que les leçons sont toujours basées sur le même « modèle », on repère plus facilement lorsque quelque chose diffère. Il est alors intéressant d’en tenir compte dans l’analyse.

De plus, il n’est pas possible de généraliser les conclusions effectuées dans ce travail. En effet, en se limitant à deux enseignants seulement, le but était ici de faire émerger les dimensions principales de l’enseignement du chant en contexte scolaire ordinaire donné par des généralistes.

Ce travail était l’une des premières recherches qui s’attache à des pratiques ordinaires effectives dans ce domaine. Comme cela avait déjà été soulevé dans l’introduction, très peu de recherches en didactique ont été faites à propos de ce que les enseignants font concrètement sur le terrain. De ce fait, j’espère pouvoir contribuer à l’élaboration d’un corpus de données permettant aux chercheurs de se baser sur des pratiques réelles d’enseignement dans l’évolution des concepts théoriques.

Une des limites que j’ai pu constater est la difficulté parfois de s’accorder sur une terminologie avec les enseignants n’ayant pas été formés dans le même « bain théorique ».

Disposant de longues années d’expérience, ces derniers n’ont pas utilisé le même « langage scientifique ». Beaucoup de théories didactiques ont été créées après que ces enseignants aient terminé leur formation. De ce fait, parfois en tant que novice, nous arrivons avec nos questions élaborées à partir d’une certaine terminologie à laquelle les enseignants n’ont pas eu accès. Il m’arrivait parfois de ne pas être sûr que nous parlions du même concept ou du même

mécanisme. Mais je me suis rendue compte qu’il y avait tout de même énormément d’indices qui transparaissait de leurs propos et de leur pratique et même si parfois le discours ne répondait pas toujours directement à la question posée, je trouvais souvent des éléments de réponses ailleurs.

6.4. Perspectives

À présent, il serait intéressant de poursuivre cette recherche sur un plus long terme. Ainsi, il serait plus aisé de constater réellement des progrès dans d’autre aspect du chant que ceux qui ont pu être observés. De plus, il serait peut être pertinent de mettre en perspective les pratiques d’enseignement du chant d’enseignants généralistes avec celle de maître spécialiste de musique qui interviennent dans les écoles. La comparaison des deux permettrait de constater si réellement la question de la formation a une influence sur l’enseignement et permet d’observer des pratiques réellement différentes en fonction du niveau d’expertise de l’enseignant.

Il serait peut-être également pertinent d’imaginer la création d’une ingénierie de l’enseignement du chant qui serait soumise à ces mêmes enseignants ou à d’autres afin de voir comment ils s’approprient le dispositif et le mettent en pratique. Il s’agirait de leur donner des outils théorique et de leur proposer des pistes d’actions qu’ils pourraient utiliser pour palier à ce soit disant manque de connaissance dans le domaine pour en faire profiter les élèves. Le fondement de cette recherche est basé sur la volonté de rendre la pratique du chant à l’école plus accessible à tous les enseignants, y compris ceux qui se sentent les moins à l’aise. Ceci dans le but de leur permettre de disposer de suffisamment de notions sur le sujet pour véritablement envisager chez les élèves une progression dans le domaine du chant.

Encore une fois, il s’agit d’une recherche qui s’intéresse à une certaine pratique d’un certain champ disciplinaire à l’intérieur d’un certain contexte. Nous parlons ici en l’occurrence de l’enseignement primaire public à Genève, avec tout ce que cela comporte comme dimension culturelles et sociales, des représentations que l’on se fait de l’institution, et à la hiérarchisation des disciplines en fonction des priorités données à l’enseignement. Ce qui ne nous permet pas d’établir des traits génériques. Mais cela permet de tisser des liens entre la didactique et l’enseignement musical en fonction d’élément concrets repérés sur le terrain.

L’élaboration de cette recherche dans le cadre de mon mémoire m’a permis de faire plusieurs rencontres aussi diverses qu’enrichissantes tant au niveau personnel que professionnel et formatif. Cela m’a permis d’approcher le terrain en adoptant une autre posture que celle de simple observatrice, stagiaire ou remplaçante. J’ai pris ici la posture de « chercheuse ». Une posture qui ne nous est pas familière et donc pour laquelle tout est à apprendre. Les observations ainsi menées sont donc forcément conduites par les questions de recherche.

Notre regard est plus ou moins focalisé sur certains aspects de l’enseignement en fonction de notre intérêt de base.

Cette conclusion ne met pas un terme à cette recherche qui permet d’ouvrir de nouveaux champs d’exploration dans le domaine de l’éducation musicale et de la didactique.

Personnellement, cela m’a permis de concilier deux intérêts personnels : la musique, plus particulièrement le chant, ainsi que les pratiques éducatives. J’aurai la chance de pouvoir allier les deux dans une petite partie de ma pratique future de l’enseignement. J’espère donc que les nouvelles interrogations soulevées à travers cette recherche permettront à d’autres enseignants ou étudiants d’explorer de nouvelles pistes de réflexion sur l’enseignement musical dans les institutions scolaires ordinaires.