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INTRODUCTION DE LA PARTIE

1.2 LES FABLABS, UN RÉSEAU MONDIAL DE DÉVELOPPEMENT DE LA FABRICATION PERSONNELLE

1.2.1 CONCEPTUALISATION ET ÉMERGENCE DES FABLABS

L’histoire du Mouvement maker s’inscrit dans la lignée de la fabrication domestique et des Arts and crafts. Celle des FabLabs en particulier est davantage imbriquée dans l’histoire de l’informatique. L’histoire des FabLabs se situe dans une continuation du développement de la micro-informatique. La personnalisation de l’informatique a été le moteur d’une révolution

FabLabs, la prochaine révolution serait cette fois liée à la personnalisation de la fabrication. Les FabLabs dans leur ensemble peuvent alors être compris comme un dispositif conçu pour soutenir cette révolution afin qu’elle bénéficie au plus grand nombre. Cette sous-section présente l’histoire des FabLabs2 dans le but de mieux comprendre l’origine de leurs principes de fonctionnement. Nous y pointons que si l'organisation en réseau des FabLabs est parfois présentée comme un phénomène qui aurait émergé du terrain dans un mouvement bottom-up (Gershenfeld, 2012), elle permet toutefois au CBA du MIT de dérouler un agenda de recherche établi au début des années 2003, dans une démarche qui peut ainsi sembler de type top-down.

1.2.1.1 Les FabLabs comme nouveau mode de développement technique et organisationnel pour la fabrication personnelle.

À la fin des années 1990, Nicholas Negroponte dirige le MIT Media Lab. Il y a selon lui une réciprocité entre développement technologique et développement social : l’accès à la technologie peut produire des formes d’émancipation sociale individuelle et communautaire, et le développement des technologies bénéficie de (voire nécessite) leur appropriation par diverses communautés (Bosqué et al., 2015 ; West et Greul, 2016). Il monte des programmes internationaux pour mettre la technologie au service de challenges sociaux tels que l’éducation, la santé et le développement communautaire, dans lesquels les publics ciblés participent à la construction des réponses4.

En 2001, un financement de la National Science Fondation (NSF) permet la création du « Center of Bits and Atoms  (CBA) au cœur du MIT MediaLab. Ce projet est porté entre autres par Neil Gershenfeld, qui en prend dès lors la direction. C’est à ce physicien et informaticien professeur au MIT qu’est communément attribuée la paternité du concept de FabLab. Le MIT’s

CBA se présente comme une initiative interdisciplinaire explorant les frontières entre les

sciences informatiques et les sciences physiques. Il vise le décloisonnement du développement

2 L’Histoire des FabLabs présente certaines variations selon les versions (Bosqué, 2016 ; Bosqué et al.,

2015 ; Eychenne, 2012 ; Gershenfeld, 2005, 2012 ; Menichinelli, 2015 ; Morel et Roux, 2016 ; Walter-Herrmann et Büching, 2013 ; West et Greul, 2016). Ces évolutions et transformations concernent tout particulièrement l’ordre d’apparition des premiers FabLabs (Gershenfeld, 2012 ; Bosqué et al., 2015 ; 2 ; Bosqué, 2016 ; Stacey, 2014). Le

MIT Medialab est souvent considéré comme le premier FabLab. Il s’agit là d’un raccourci. Le MIT Medialab est

un organe du MIT comportant un Laboratoire de fabrication numérique de grande envergure : le CBA dont les FabLabs sont une émanation. Plus précisément, les deux premiers FabLabs sont des versions « miniatures », moins coûteuses et "orientées prototypage" du laboratoire de fabrication du CBA. Les écrits divergent quant à l’antériorité de l’un ou de l’autre de ces FabLabs pionniers et expérimentaux. Nous présentons un historique construit en croisant trois types de données : les écrits scientifiques et ouvrages existants, des données secondaires (rapports, demandes de financements, déclarations, CR de réunions, bilans de l’association, etc.) et des données qualitatives issues d’échanges informels et d’interviews.

3https://www.nsf.gov/awardsearch/showAward?AWD_ID=0122419 4http://dn.media.mit.edu/

du matériel informatique et de celui des logiciels5. Il cherche également à repenser fondamentalement l’organisation de la recherche en matière de développement technologique et informatique. Plus spécifiquement, il s’agit de transformer la nature des procédés de fabrication à travers deux principaux axes de transformation. Le premier est la décentralisation. Le second est la participation du plus grand nombre afin de bénéficier de l’intelligence collective nourrie de la diversité en matière d’expertises, de contextes locaux, de besoins, de repères culturels, d’accès aux ressources, etc.

Les membres du CBA souhaitent expérimenter de nouveaux modes de production décentralisés, connectés entre eux et accessibles à tous. Ils cherchent avant tout à explorer la création, le déploiement et la gestion de réseaux de processeurs ultralégers et d’objets connectés. Pour soutenir ce programme, ils proposent de développer « un programme d’enseignement pour aider à éduquer une génération qui peut raisonner au-delà de la frontière traditionnelle matériel/logiciel et qui peut programmer des systèmes dont le comportement complexe émerge de l’interaction de nombreux éléments simples»6.

En ce sens, en 2000, un enseignement appelé « how to make (almost) anything »7 (HTMAA) est créé. Contrairement aux approches classiques de spécialisation, ce cours vise à enseigner à des groupes d’étudiants pluridisciplinaires comment manipuler les divers outils de conception et de fabrication du laboratoire lui-même, et ce dans des démarches de fabrication personnalisées, pour soi-même8. Ce cours constitue une forme d’expérimentation et d’observatoire de ce qu’un groupe d’individus issus de disciplines différentes peut produire par et pour eux-mêmes s’ils ont accès collectivement à un ensemble d’outils de prototypage.

Se dessinent alors les premiers traits du concept de FabLabs, parmi lesquels figure l’intérêt de déployer des espaces de production décentralisés et interconnectés. Un tel arrangement sociotechnique, qui associe réseau technique et réseaux humains, est alors pensé

5 Traduit par l’auteur. Source : https://www.nsf.gov/awardsearch/showAward?AWD_ID=0122419 6 idem

7 Le cours a été source de plusieurs surprises. La première fut son succès. Dès sa création, le cours a accueilli 100 étudiants au lieu des 10 prévus parmi lesquels un faible nombre ayant des connaissances en physique et en technique de fabrication et de nombreux architectes et artistes donc les motivations étaient plus personnelles que professionnelles. Pour en savoir plus voir notamment (Walter-Herrmann et Büching, 2013).

8 Description officielle de l’enseignement : “This course provides a hands-on introduction to the resources for designing and fabricating smart systems, including CAD/CAM/CAE; NC machining, 3-D printing, injection molding, laser cutting; PCB layout and fabrication; sensors and actuators; analogue instrumentation; embedded digital processing; wired and wireless communications. This course also puts emphasis on learning how to use the tools as well as understand how they work.’ Source : https://ocw.mit.edu/courses/media-arts-and-sciences/mas-

comme un moyen de ne pas reproduire la « fracture numérique » qui a accompagné le développement de l’informatique dans le cadre de la révolution numérique.

A l’origine des FabLabs réside l’idée que les TIC se sont développées et que le rôle qu’elles occupent dans la société mériterait d’être reconceptualisé dans la mesure où les avancées technologiques ont mené à de nouvelles fractures sociales (Gershenfeld, 2005, 2012) Les promoteurs des FabLabs sont alors convaincus que la prochaine révolution industrielle sera celle de la fabrication numérique et qu’il faut concevoir un nouveau mode de développement technique et organisationnel afin de rendre cette révolution efficiente et soutenable socialement. Dans ce contexte le modèle devra reposer sur une compatibilité mondiale et intégrée des technologies : des réseaux techniques, gérés par une forme de contrôle centralisé. Pour fonctionner, ce modèle de convergence implique que des réseaux sociaux se superposent à ces réseaux techniques.

Ainsi, avec le réseau des Fablabs, il s’agit de développer un système de fabrication personnelle locale basé sur le partage de connaissances entre personnes hétérogènes dans et entre les lieux. C’est aussi un moyen de répondre au plus près aux besoins des individus. Cela permettrait non seulement d’assurer l’appropriation des technologies de fabrication numériques par le plus grand nombre mais aussi d’en accélérer le développement par la multiplication des contributions.

Le financement du CBA par la NSF incluait un budget pour créer une forme de diffusion,

 un rayonnement communautaire ou éducatif, des activités de ce centre de recherche. Dans la

lignée du programme Digital Nations, Sherry Lassiter, chef de projet de CBA, a monté une équipe pour mener un nouveau projet qui visait à reproduire l’expérience interne du cours how

to make almost anything mais en « mettant des outils dans les mains des gens, pour voir ce qui pouvait se passer.» (Bosqué et al., 2015 ; 33).

L’équipe du CBA a alors conçu un « kit » (composé de machines, matériel, matériaux et logiciels) destiné à être déployé dans un espace accessible au public. Il s’agissait d’une version moins couteuse — et orientée prototypage rapide — des équipements du CBA, qui fut surnommé « FabLab » pour « Fabrication Laboratory » ou, au choix, « Fabulous Labs » (Lassiter, 2014 ; 250).Ce premier kit a été installé en 2003 dans le centre-ville de Boston dans une structure dirigée par Mel King, un activiste politique et ancien professeur auxiliaire au

MIT : le South End Technology Center (SETC) qui deviendra par conséquent le premier

C’est sous l’impulsion de la diaspora ghanéenne qui fréquentait le SECT qu’une seconde initiative aurait été amorcée (elle aussi financée par la NSA) dans la ville de Sekondi-Takoradi (Stacey, 2014)9. Très rapidement, d’autres organisation de type FabLab ont ouvert leur portes – ou adopté le label FabLab – au cœur de territoires aussi différents qu’éloignés, et toujours avec une relation directe à l’équipe située au CBA MIT. Ainsi, en 2004, en plus du FabLab de Boston et du Ghana, il en existait deux en Inde, un au Costa Rica, un autre en Norvège.

Dès leurs premiers mois d’existence, et sous l’impulsion de l’équipe située à Boston, les premiers FabLabs s’engagent dans un projet commun. Ils démontrent ainsi l’intérêt de la collaboration au niveau global pour favoriser le développement local et fournissent un exemple qui illustre le concept du réseau de FabLab, lequel sera longtemps repris dans les écrits et discours.

« Fournir un accès à Internet a été l'un des objectifs de nombreux FabLabs. Le

laboratoire de Boston a lancé un projet visant à fabriquer des antennes, des radios et des terminaux pour les réseaux sans fil. La conception a été affinée dans un FabLab en Norvège, testée dans un autre en Afrique du Sud, déployée à partir d'un troisième en Afghanistan, et fonctionne maintenant sur une base commerciale autonome au Kenya. Aucun de ces sites ne disposait de la masse critique de connaissances nécessaire pour concevoir et produire les réseaux de manière autonome. C’est en partageant les fichiers de conception et en produisant les composants localement, qu’ils ont pu y parvenir collectivement. La capacité d'envoyer des données à travers le monde pour ensuite produire localement des biens à la demande comporte des implications révolutionnaires pour l'industrie. » (Gershenfeld, 2012, p. 48)

Depuis, le « FabLab program » est revendiqué comme une « MIT global initiative » : la création d’un ensemble de structures décentralisées situées au cœur de communautés locales hétérogènes correspond aux objectifs originels poursuivis par le CBA MIT.

Ces initiatives développées dans des contextes marginaux poursuivaient des finalités sociales variées et opérationnelles via la mise en commun d’un même kit de technologies numériques. Selon Neil Gershenfeld, ces laboratoires multifonctions représentaient un coût et surtout une utilisation comparable à ceux des mini-ordinateurs : la conception de nouveaux usages et l’identification de nouveaux utilisateurs pour les machines. (Gershenfeld, 2012, p. 47). Nous retrouvons le parallèle souvent tissé dans la littérature entre l’histoire de l’informatique et celle de la fabrication numérique (Anderson, 2012).

Les FabLabs sont conçus comme l’expérimentation d’un nouveau mode de fonctionnement de la fabrication et du développement technologique. Ils reposent sur deux piliers conceptuels qui se déclinent au niveau local et au niveau global : la mutualisation et la collaboration.

Localement les utilisateurs mutualisent des outils, partagent des savoirs et s’entraident. Globalement les organisations mutualisent des techniques, des savoirs, des expériences, des problèmes, des solutions et de la documentation. Le fait d’avoir un même « kit », une même boite à outils technologiques et méthodologiques est un premier moyen de s’assurer de pouvoir collaborer au niveau global (Bosqué et al., 2019).