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L’approche juridique

III.3. De la compensation à la régulation

Une rapide et très schématique présentation des projets en cours précèdera la nécessaire réflexion sur le fonctionnement et la régulation du dispositif.

III.3.1. Les projets en cours

La Caisse des dépôts a créé en 2008 une filiale à 100 % (CDC Biodiversité) dotée d’un capital de 15 M€ dont l’objet est d’accompagner les opérateurs dans ce domaine. Parmi

même expressément exclus de son appréciation : cf. Chrestia P., 1997, op. et loc. cit.) ; C. E. 10 juillet 2006, THT Boutre-Carros, RFDA, 2006, p. 990, note M.-F. Delhoste.

d’autres mesures d’accompagnement, la société a décidé de « produire » de la biodiversité, en vue notamment d’offrir des « unités de biodiversité » à des opérateurs qui seraient contraints de compenser les atteintes que leur activité a causées ou est susceptible de causer. Selon ses responsables, cette partie de l’activité de la nouvelle filiale représenterait, pour l’heure, 10 % environ du chiffre d’affaires global.

Le schéma (très caricaturalement) est le suivant.

La CDC acquiert des surfaces qu’elle gère ou fait gérer (par des opérateurs agréés par l’État) dans un esprit de conservation et de protection. Elle se propose ainsi de « fabriquer » de la biodiversité.

Ces espaces et cette gestion sont ensuite « convertis » (sous la responsabilité et avec l’agrément de l’État) en unités de comptes spatio-temporelles appelées « unités de biodiversité » (la gestion « écologique » pendant 30 ans de 100 hectares correspon- dant à l’habitat de telle espèce représentera, par exemple, 50 unités de biodiversité).

Lorsqu’un aménageur ou le promoteur d’une activité envisagera de mener à bien une opération, l’État, après avoir vérifié que l’aménageur/promoteur a tout fait pour (i) éviter les impacts, (ii) réduire les impacts qui n’ont pas pu être évités, constatera quels sont les impacts négatifs résiduels. Ces impacts résiduels seront convertis en unités de biodiversité et l’aménageur/promoteur pourra acquérir auprès du fabricant de biodiversité autant d’unités qu’il en aura détruites.

Un schéma identique pourrait être utilisé pour la réparation d’atteintes à l’environnement visées par la loi du 1er

août 2008 : à titre de réparation complé- mentaire et/ou compensatoire, le responsable de l’atteinte pourrait envisager « d’acquérir » un nombre d’unités de biodiversité équivalentes à celles qu’il aurait détruites et qui n’auraient pas pu faire l’objet d’une réparation primaire.

III.3.2. Plaidoyer pour une régulation des mécanismes de compensation

et d’échange

L’expérience décrite ci-dessus, largement inspirée de mécanismes déjà mis en œuvre notamment aux États-Unis40

, est évidemment de nature à faire naître toute une série de questions de principe. Quelle sera la nature juridique de ces unités de biodiversité ? Est-il envisageable de raisonner sur ce point par référence aux autorisations administratives octroyant des quotas de gaz à effet de serre ? Comment et par qui seront établies les valeurs d’équivalence entre des « choses » qui, par nature, ne sont pas fongibles ? Si ces unités de biodiversité correspondent à un engagement de gestion « écologique » limité dans le temps, ne risque-t-on pas de voir une même unité servir à compenser plusieurs dommages successifs41 ?

Toutes ces questions sont légitimes et méritent une réflexion qui doit convoquer la théorie du droit, le droit des biens et les principes directeurs du droit de l’environnement.

40

Voir, par exemple, Hernandez S. (2004), « Compensations pour la diversité biologique, une opportunité économique et financière »,Revue Échanges, décembre, n° 238.

41

Sur toutes ces questions, voir Camproux-Duffrene M.-P. 2008, « Le marché d’unités de

Toutes renvoient aussi à la question de la régulation d’un tel marché. C’est sous ce dernier angle que, dans le cadre du présent rapport, il convient de les aborder, tant il est vrai que tout nouveau marché appelle la mise en place de mécanismes et d’organes de régulation.

Si on accepte de schématiser42, l’expression de « nouveau marché » peut désigner deux situations.

Il peut y avoir nouveau marché par l’ouverture à la concurrence d’un secteur qui jusque-là était un monopole public (la télévision, les télécommunications, pour n’évoquer que les plus connus). Le nouveau marché peut aussi naître du fait que des biens, jadis hors marché, font leur entrée sur un marché. Tel est le cas des quotas de gaz à effet de serre ou des futures unités de biodiversité.

La mise en place de mécanismes et d’organes de régulation s’impose d’autant plus lorsqu’il convient de veiller à la recherche d’un équilibre entre une libre concurrence à construire et d’autres principes hétérogènes au marché. Si l’on raisonne sur la télévision, par exemple, il est nécessaire de trouver un juste équilibre entre la libre concurrence et la liberté d’expression, la création artistique, etc.43

Le marché des unités de biodiversité correspond très exactement à ce schéma. L’idée est, en créant des titres qui la représentent, de convertir la biodiversité en instruments susceptibles de faire l’objet de mécanismes d’échange et de compensation. Ce nouveau bien, objet de l’échange, est en lui-même particulièrement difficile à définir. Tous les spécialistes relèvent que la biodiversité ne peut plus être aujourd’hui conçue comme la simple addition de gènes ou d’espèces ; ce sont les interactions entre ces éléments, les services qu’ils se rendent44, qui sont essentiels. La première difficulté est (sera) donc de « construire » le bien en question.

Au-delà, ce nouveau bien est à l’évidence porteur de valeurs exogènes au marché qui sont elles-mêmes délicates à cerner. Pour la facilité du propos, on les rangera sous l’étiquette de « durabilité », afin d’exprimer l’idée, d’une part, que le bien représenté par le titre n’est pas – au sens propre – reproductible à l’infini et, d’autre part, qu’il participe aux équilibres nécessaires à la vie.

Or l’analyse du schéma présenté ci-dessus fait apparaître des risques de confusion entre les prérogatives régaliennes de l’État45

, la détermination des valeurs d’échange

42

Pour plus de nuances, on se référera à l’article fondateur de M.-A. Frison-Roche, « Le droit de la régulation », D. 2001, p. 610 et s.

43

« Un secteur justifiant la construction d’un corpus de règles et d’une autorité de régulation est dans l’entre-deux du droit de la concurrence et du droit public, dans une conception dynamique et croisée de l’un et de l’autre… Le secteur est à la fois ouvert à la concurrence et non abandonné à la concurrence », écrivait M.-A. Frison-Roche (ibid.). Voir également du même auteur, « Définition du droit de la régulation économique », D. 2004, p.126 et suiv.

44

La directive n° 2004/35/CE relative à la responsabilité environnementale et la loi du 1er août 2008 qui la transpose ont introduit ce concept en droit interne.

45

Interdire un projet, l’autoriser en mettant en œuvre les polices administratives auxquelles il sera soumis, accepter ou refuser un programme de réparation présenté par l’exploitant responsable d’une atteinte.

ou de compensation46 et la surveillance du marché ainsi créé, notamment pour éviter tous les dysfonctionnements, du type entente ou position dominante, qui ne manqueront pas d’apparaître.

Cette confusion fonctionnelle est susceptible de faire naître des effets pervers en cascade, au premier rang desquels celui de voir l’exercice des prérogatives régaliennes soumis à la logique marchande – le projet est autorisé puisque les atteintes pourront être compensées à travers l’achat d’unités de biodiversité – et, plus encore, celui de voir la logique marchande emporter les valeurs exogènes non marchandes.

En d’autres termes, il semble indispensable que l’autorité qui fera fonctionner le marché et qui établira les valeurs d’équivalence soit distincte de celle qui exercera les prérogatives régaliennes et qui dira ce qui est dans la sphère de l’échange.

Comme il est fréquent, les germes d’une telle autorité de régulation sont présents dans toute une série d’initiatives actuelles, même si aucun projet ne présente toutes les garanties nécessaires. L’analyse des pratiques de ces différentes institutions en gestation permettra de dire si elles entendent jouer le rôle de régulateur.

Ce rôle de régulateur pourrait-il être tenu par le Conseil scientifique que la Caisse des dépôts et consignations a décidé de mettre en place ? On peut en douter : la principale qualité d’un régulateur est d’être extérieur au secteur régulé, tout en représentant les intérêts contradictoires qui s’y expriment. C’est de cette extériorité et de l’acceptation des décisions qu’il prend, qu’il tire principalement sa légitimité47

.

La mise en place qui serait aujourd’hui programmée d’un « observatoire de la compensation » pourrait répondre à la condition d’extériorité, mais n’aurait a priori

pour objectif – comme son nom l’indique – que d’observer, ce qui ne peut pas être la seule mission d’un organe de régulation.

Les directives européennes 85/337 (« projets ») et 2001/42 (« plans et programmes ») ont fait une partie du chemin vers la constitution d’un réel dispositif public de régulation : elles prescrivent en effet qu’une « autorité compétente en matière d’environnement » donne son avis, rendu public, au cours du processus d’élaboration de la décision sur l’évaluation des impacts environnementaux présentée par le pétitionnaire de l’opération, et en particulier sur les mesures envisagées pour éviter, atténuer, ou compenser ces impacts. Ces dispositions reviennent donc à faire valider par une autorité qualifiée les mesures envisagées, le cas échéant, en matière de compensation.

En vertu du principe de subsidiarité, ces directives laissent aux États membres le choix des modalités de mise en œuvre de ces dispositions. Leur transposition en droit français, en cours d’achèvement, confie la fonction « d’autorité environnementale » soit aux préfets pour les opérations de portée locale, soit à des structures rattachées

46

Ce qui implique l’établissement des « équivalences », voire des conditions d’établissement de ces « équivalences ».

au ministère en charge de l’environnement pour les opérations nationales. De surcroît, la fonction de cette « autorité » est actuellement limitée à l’émission des avis prescrits par les directives.

À terme, la mise en place d’un dispositif de régulation efficace supposerait, d’une part, que son indépendance soit réellement assurée et, d’autre part, que ses compétences s’étendent explicitement à la validation des opérations de compensation, ce qui n’est qu’implicite actuellement. À cet égard, si, pour faciliter le fonctionnement de ce marché, le recours à des valorisations monétaires sur le modèle des valeurs « tutélaires » déjà existantes pour la vie humaine ou le temps qui passe peut être envisagé, la question centrale est de savoir selon quelles procédures seront élaborées ces valeurs et quels seront les intérêts contradictoires pris en compte. À l’évidence, la légitimation technique ne paraît pas suffisante et de telles valeurs ne pourront être socialement acceptées que si leur élaboration bénéficie d’une légitimation démocratique. L’autorité de régulation environnementale pourrait en être l’instrument.

Il s’agit là de conditions indispensables à l’émergence d’une véritable autorité de régulation, tant il est vrai qu’une telle autorité, pour être utile et efficace, doit être indépendante de l’exécutif et du secteur qu’elle régule, tout en étant apte à recueillir toutes les informations issues de ce secteur et à prendre en compte les intérêts contradictoires qui s’y expriment.

Si, poussant plus loin la réflexion, on s’interroge sur la composition d’une telle autorité, plusieurs propositions peuvent être avancées. Des magistrats des deux ordres devraient évidemment en faire partie ; à leurs côtés devraient siéger des représentants de l’État, des organisations non gouvernementales ayant pour objet la protection de l’environnement, des promoteurs et des aménageurs, mais aussi des personnalités qualifiées issues des communautés scientifiques concernées, au rang desquelles les sciences humaines et sociales ne devraient pas être oubliées.

D’autres difficultés méritent encore réflexion : quelles devraient être les prérogatives de l’autorité ? Au-delà de ce que pourrait être son « influence » par la publication de rapports ou d’avis, doit-elle être dotée de prérogatives réglementaires ? Peut-on même songer à lui conférer des prérogatives juridictionnelles ? Dans cette dernière hypothèse, à quels recours faut-il songer ? Une organisation assurant les fonctions de régulation ne trouve, en effet, son utilité que si elle fournit des repères stables, susceptibles d’être audités et homogènes, s’appuyant sur l’ensemble des connaissances réunies dans le domaine dont elle traite. Ce type d’organisation est, en effet, constamment exposé au risque de « capture » par certains acteurs du secteur et l’une des parades les plus efficaces contre ce risque réside dans la publicité et l’audit des opinions qu’elle émet, sur la base du principe d’objectivité, afin de faciliter la controverse utile à la décision finale.

La conduite de réflexions sur ces différentes interrogations ne devrait pas être trop longtemps différée.

Chapitre IV

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