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Présentation des hypothèses

1 DISPATCHES FROM ALONG THE COAST :

2.2 La création des premiers médiablogues francophones (période 2003-2004)

2.2.2 Libération : proposer les blogues aux correspondants étrangers

2.2.2.1 Une communication d’entreprise huilée…

Le quotidien de gauche lance ses deux premiers médiablogues en janvier 2004, et ce, à quelques jours d’intervalle (Fievet et Turrettini, 2004 : 232). Le journal confie des

pages pour l’élection présidentielle états-unienne de novembre 2004 à ses deux correspondants : Pascal Riché, basé à Washington, anime La course à la Maison Blanche3 et Fabrice Rousselot, de son côté à New York, alimente Campagne toute ! !4. Ces deux médiablogues sont des « ballons d’essai » pour Libération. En effet, le quotidien a prévu de les arrêter au terme de l’élection.

Encadré 2 – L’appel québécois aux correspondants… entendu en France ?

Dans le magazine Le Trente (20045), Michel Dumais, journaliste québécois spécialisé en nouvelles technologies, formule le souhait que les médias réagissent à la popularité des blogues et qu’ils en proposent sur leurs sites à leur tour. Dumais croit que les correspondants à l’étranger sont les personnes toutes désignées pour les

1 HUFNAGEL, J. (2006), « Les défis de la presse en ligne : l’expérience de liberation.fr (1995-2006) », Entreprise et histoire,

no 43, pp. 58-66

2 Op. cit., FIEVET, C. et É. TURRETTINI, 2004

3 Le blogue est hors-ligne, mais il est archivé sur les serveurs de la Wayback Machine. La première capture disponible est le

12 avril 2004 : https://web.archive.org/web/20040412202918/http://liberationwashington.typepad.com/

4 Le blogue est hors-ligne, mais il est archivé sur les serveurs de la Wayback Machine. La première capture disponible est le

16 avril 2004 : https://web.archive.org/web/20040216044946/http://liberationnewyork.typepad.com/

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animer : « Je verrais très bien les correspondants étrangers bloguer. Il y a une occasion pour tous les médias de changer leur modèle de sites Internet plates! Internet est un média qui permet à tout le monde d’être un émetteur et un récepteur, et c’est ce que permet le blogue ». Son souhait semble être entendu au-delà des frontières du Québec, puisque les premiers médiablogues français sont produits par des correspondants internationaux, soit les deux journalistes de Libération basés aux États-Unis.

Les deux correspondants publient des billets presque tous les jours et, dans les moments de plus forte actualité, la cadence de production s’accélère, et ce, jusqu’au soir de l’élection. Cependant, la production varie au cours de l’année : lors de leurs vacances, les journalistes suspendent temporairement leur animation (La course à la Maison Blanche, 20041). Ainsi, ils font comprendre aux lecteurs que leurs médiablogues sont un moyen de publication professionnel et non un journal personnel. L’outil se veut professionnel, mais le style et le ton des billets sont personnels : ils écrivent à la première personne et ils partagent des anecdotes de campagne (Fievet et Turrettini, 2004 : 142-143). Ainsi, un décalage entre les deux supports (imprimé et blogue) est à noter.

Au cours de ce projet, le quotidien évalue à la fois l’intérêt de ses deux journalistes et du public envers ce nouveau mode de production. Quelques jours après l’élection, Libération dresse le bilan dans les pages du journal. Le quotidien se dit séduit par le succès obtenu par ces deux pages qui ont conquis les deux correspondants, la rédaction et les internautes. Riché et Rousselot ont produit 250 billets qui ont généré plus de 2 500 commentaires d’internautes et un million de visiteurs. Libération entend poursuivre l’expérience des blogues et annonce la création de quatre nouvelles pages

1 LA COURSE À LA MAISON BLANCHE, 03/04/2004, « Vacances », RICHÉ, P.,

https://web.archive.org/web/20040427161245/http://liberationwashington.typepad.com:80/pascal_riche/2004/0 4/vacances.ht ml

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pour le début de l’année 2005. Ces blogues ont des sujets variés : ils traitent, par exemple, de la Chine, d’éducation, de football et de politique états-unienne. Cette dernière page s’inscrit dans la continuité de celles de Riché et de Rousselot : les lecteurs de l’édition papier et les internautes sont invités à soumettre des idées de titres (Libération, 11/12/2004b1)2.

Pour Libération, le blogue offre des atouts sur plusieurs points : d’une part, l’attractivité du public et, d’autre part, la possibilité de monétiser les pages par l’entremise de publicités. La popularité des blogues de Riché et de Rousselot est exclusive au web. D’après nos recherches effectuées dans Europresse, aucune référence à leurs blogues n’a été faite dans l’édition papier. Ainsi, la venue d’un million de visiteurs sur ces deux blogues laisse penser à Libération et aux autres médias que les médiablogues ont un pouvoir attractif auprès des internautes et que ce dispositif représente une façon originale de proposer du contenu. Quant à la dimension économique, les blogues captent le public et ils génèrent des revenus avec les publicités affichées.

Le choix de « Libé » de lancer quatre blogues au début de l’année 2005 est un choix longuement mûri. En juillet 2004, dans un texte qui présente le nouveau site, Libération inscrit son site web « [à] l’heure de l’avènement du web 2.0 » (Libération, 06/07/20043) et promet une mise en valeur de l’interactivité et des discussions sur l’ensemble du site. Le journal évoque aussi la question des blogues, ceux-ci sont réservés à quelques membres de la rédaction :

« L’ensemble des journalistes de Libération participent à l’enrichissement en continu du site. Ils tiennent également des blogs et conçoivent des contenus multimédias. Concernant les

1 Libération, 11/12/2004b, « liberation.fr défricheur », auteur non mentionné, p. 5

2 Cette page sur les États-Unis s’intitule, finalement, À l’heure américaine et est animée, cette fois, de façon conjointe par

Pascal Riché et Fabrice Rousselot pendant un peu moins de deux ans (avant de quitter Libération de façon volontaire à la suite d’un plan social) et suivi de Laurent Mauriac, le nouveau correspondant aux États-Unis.

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blogs, Libération a décidé d’en attribuer uniquement aux personnes choisies par la rédaction. Aussi bien à des experts d’un domaine donné qu’à des “correspondants locaux”. La rédaction reste néanmoins ouverte aux propositions de ceux qui voudraient devenir blogueurs » (Libération, 06/07/2004). Libération attribue des médiablogues à quelques membres de la rédaction, triés sur le volet. Il réalise également un appel à tous pour que des personnalités extérieures au journal puissent aussi les rejoindre. Le discours laisse paraître un optimisme certain concernant le futur du quotidien, mais la réalité est toute autre.

2.2.2.2 …Pour cacher la crise en interne

À l’intérieur des murs de Libération, le quotidien connaît de vives tensions, ce qui limite la croissance de ses activités en ligne et hors-ligne. La présence que doit prendre le web divise les journalistes et la direction. Cette réflexion à propos du web existe dans d’autres rédactions, mais la situation est plus critique à Libé : les ressources sont plus faibles qu’ailleurs. En 2004, le quotidien réunit ses forces vives pour réaliser deux produits sous un même toit : la version papier et le site. Libération ne peut faire comme Le Monde ou Le Nouvel Observateur, qui ont davantage de leviers financiers, et qui ont créé des filiales pour leurs activités électroniques. Tous les membres de Libération sont groupés dans le même édifice, rue Béranger, dans le IIIe arrondissement de Paris, alors que les titres qui ont opté pour la filiation possèdent des rédactions print et web physiquement séparées. Dans les autres rédactions, les projets de regroupement ne sont prévus qu’à partir de l’automne 2007, soit après l’élection présidentielle. Avec l’intégration print et web, les journalistes sont plus critiques du web, puisqu’ils voient ses effets négatifs chaque jour comme le souligne Johan Hufnagel (2006 : 601), qui était le rédacteur en chef adjoint de Libération à cette époque :

« À l’intérieur du quotidien, le site est […] perçu comme une menace pour le titre lui-même. On parle de la cannibalisation, du croisement de la courbe des ventes avec celle de l’audience

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du site. On ne qualifie pas encore ceux qui y travaillent de sous - journalistes mais il y a au moins l’idée de journalisme au rabais. Cette défiance n’est pas propre à Libération : elle est largement partagée dans les rédactions qui se sont mises au web, en France comme à l’étranger. Comment se traduit ce décalage ? Concrètement par l’absence quasi totale de collaboration entre les services. Deux autres idées partagées par la rédaction : les journalistes de Libération sont des journalistes de presse écrite papier – et payante ; on ne doit pas mettre en ligne gratuitement un contenu que l’on fait payer en kiosque. »

Le journal connaît des déficits importants : quatre millions d’euros de pertes pour l’année 2004 et au moins six millions uniquement pour la période allant de janvier à août 2005. Les déficits proviennent des baisses du lectorat (-17,4 % depuis 2001) et des revenus publicitaires (-8,5 % de janvier à août 2005). Pour résoudre la situation, dans un premier temps, un plan social est négocié et marque le départ de 52 des 360 employés, puis dans un second temps, Serge July, le PDG de Libération, lance les négociations pour un projet de rédaction bi-média (Le Monde, 26/11/20051,

22/10/20052)3. Le principe du bi-média consiste en un enchevêtrement de deux

rédactions aux supports différents, soit le papier et le web dans le cas qui nous concerne. Le bi-média rassemble les forces humaines pour les amener à travailler pour un titre de presse d’ensemble indépendamment du support. Toutefois, des dossiers ou des exclusivités peuvent être conservés pour un support afin de lui injecter une valeur ajoutée. D’un point de vue légal, le bi-média consiste en de nouveaux accords de travail afin d’encadrer la production et les droits de publication. Les réalités propres de chaque organisation complexifient son déploiement :

« [Le bi-média] opère un compromis entre la nécessité de rationaliser les structures, de maîtriser les coûts et les impératifs visant à proposer pour chaque support un contenu spécifique [...]. À l’imprimé revient le long, le fond, l’approfondissement :

1 Le Monde, 26/11/2005, « Les salariés votent la reprise du travail à “Libération”, SANTI, P., p. 18

2 Le Monde, 22/10/2005, « “Libération” tente la révolution Internet sans jeter le papier au panier », SANTI, P., p. 29 3 Les problèmes économiques de la presse amènent les autres titres à établir des rédaction bi-média dans les années suivantes

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ce qu’il est convenu de qualifier d’information à valeur ajoutée. [...] Aux différents supports numériques reviennent les contenus que servent le mieux ces derniers, qu’il s’agisse de l’immédiateté, de l’interrelation avec le public ou de la combinaison des récits par le texte, le son, l’image et les liens  » (Charon, 2012 : 301).

Au terme de négociations ardues, Libération devient la première rédaction française et francophone2 en fin d’année 2005 à intégrer le print et le web ensemble. Cependant, et malgré les nouveaux accords, les tensions demeurent vives.

L’année suivante, en juillet 2006, lors de la présentation d’une énième refonte du journal, Libération (04/07/20063) réitère sa position de choisir les journalistes qui animeront les blogues ainsi que son invitation à des personnalités extérieures au journal. Le quotidien revoit aussi sa maquette visuelle : les éléments graphiques prennent plus d’espace au détriment du texte. Les modifications sont également éditoriales : le contenu sera plus proche des attentes du public. Bref, l’annonce est la même que celle faite deux ans plus tôt. Au sein de Libération, les responsables hiérarchiques parlent de blogues aux journalistes : ils soumettent des propositions à leurs correspondants à l’étranger et à leurs correspondants locaux qui sont sous-utilisés dans les pages du journal. Ces journalistes sont les premiers affectés par la perte d’espace et par la nouvelle direction éditoriale. D’après l’un des journalistes approchés, les correspondants se font souvent refuser des propositions de textes par manque d’intérêt ou par manque d’espace dans les pages du journal :

« Nous sommes à la première crise de Libération. Les gens trouvaient que l’étranger c’était chiant, inintéressant. On sortait de la période du référendum sur la constitution pour l’Europe et George W. Bush venait de se faire réélire aux États-Unis. La France se refermait un peu.

1 CHARON, J.-M. (2012), « Historique du journalisme en ligne », in DEGAND, A. et B. GREVISSE (dir.), Journalisme en

ligne. Pratiques et recherches, Bruxelles: De Boeck, pp. 19-34

2 À ce moment, dans le monde anglophone, seuls Le New York Times et The Guardian ont de telles ententes (Hufnagel,

2006 : 63).

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Au journal, on me disait que l’étranger n’intéresserait personne en permanence. Les gens ne faisaient plus appel à moi. C’était dépressif. Je me demandais à quoi je servais. Je commençais à décrocher. Je me heurtais à des gens qui n’arrêtaient pas de dire qu’ils m’aimaient et quand je proposais un papier, ils faisaient la sourde oreille. Il y a ça et le manque de place dans les p ages. C’est Johan Hufnagel, [rédacteur en chef adjoint], à l’époque, qui m’a convaincu de faire un blogue. Je ne voulais pas. Je me disais que ce blogue allait intéresser 10 personnes incluant ma mère. [Johan] Hufnagel m’a dit que ça allait avoir du succès parce que les gens sont intéressés par la façon dont je traite les sujets. Il m’a convaincu et je l’ai fait et j’ai été dépassé par le succès. Je n’en revenais pas, surtout du plaisir que cela pouvait m’apporter et même que le blogue et le net ont permis de consolider ma place à Libération » (Journaliste France-23). Ainsi, le blogue est le moyen trouvé par Libération pour garder les correspondants actifs, qui sont sous-employés, après les changements apportés à l’édition papier. De plus, avec le blogue, Libération mobilise les acteurs dans un projet nouveau qui crée une appartenance symbolique à l’organisation. En effet, dans le cas de notre enquêté, il reconnaît, a posteriori, qu’il s’est redéfini professionnellement en assurant sa place au sein du quotidien.

De prime abord, l’intégration des blogues se fait au nom de l’interaction avec le public en insufflant un vent de modernité au titre. Cependant, l’économie fragile du journal explique l’adoption des blogues. Pour cacher la situation que nous avons décrite au sein du quotidien, Libération reprend, en réalité, le discours marketing du web 2.0 afin de masquer les tensions au sein du journal. Les journalistes redoutent le poids grandissant du web et ils voient peu d’intérêts ou d’avantages personnels pour eux au sein de l’organisation. Néanmoins, le manque d’intérêt et le manque de place dans les pages du journal pour les sujets internationaux ont poussé les acteurs à se redéployer en ligne.

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