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Présentation des hypothèses

1 DISPATCHES FROM ALONG THE COAST :

2.3 Une croissance graduelle du médiablogue (période 2004-2007)

2.3.1.3 Une animation critiquée

Dans la littérature indigène, les professionnels de l’information sont agacés par l’absence de qualité dans les billets et par leur diffusion pluriquotidienne. Dans une chronique publiée dans Le Trente (2008a1), Steve Proulx, médiablogueur lui-même,

1 Le Trente (2008a), « Les blogues sont dangereux », PROULX, S. vol. 32, no 6, https://www.fpjq.org/mediagnostic-les-

BARBEAU Jean-Sébastien| Thèse de doctorat | juin 2018

critique cette pratique quasi généralisée au sein de la médiablogsphère qui nuit à l’ensemble de la profession journalistique :

« Analysons, si vous le voulez bien, la production d’un blogueur- journaliste type. Je ne vise personne en particulier. Appelons-le, disons, Patrick Lénervé1. Lors d’une journée donnée, Patrick pond sur son blogue en moyenne six billets. En voici leur teneur : 1. Patrick cite un article qu’il a lu. 2. Patrick cite un article d’un de ses collègues avec lequel il est “ben d’accord”. 3. Patrick diffuse une vidéo YouTube montrant un type qui mange des bibittes. 4. Patrick donne un aperçu de ce qu’il écrira demain dans la version de fibres cellulosiques de son journal. 5. Patrick diffuse la vidéo d’un éléphant qui peint son autoportrait. 6. Patrick déclare que les écolos sont des petits curés.

Le lendemain, même refrain. Ou à peu près. Là où certains voient dans les blogues l’éloge de la spontanéité, je vois plutôt des textes bâclés, écrits vite, lus vite et oubliés vite. Bien sûr, le truc est séduisant. La forme du blogue n’autorisant ni l’analyse plate ni la profondeur trop profonde, le lecteur raffole de ces petites bouchées pas trop dures à digérer. Hmmm! Le blogue, c’est du journalisme par à-coups. Un petit coup par-ci. Un petit coup par-là. Et on passe à autre chose. Quand un sujet d’importance survient, tous les blogueurs y vont de leur petite analyse personnelle. Et c’est ainsi que l’actualité attrape le hoquet. C’est ce que l’on appelle une “plus-value” ? J’appelle cela un recul du journalisme. »

L’auteur reconnaît pousser le trait, mais son exemple se veut révélateur de la pratique du médiablogue. Steve Proulx dénonce l’absence de démarche professionnelle, soit une recherche approfondie et une rédaction de qualité. Cette manière de produire le blogue ressemble à celle de Gugliminetti, mais seulement sur le plan de la forme. Ce dernier écrit plusieurs petits billets au quotidien qui, mis bout à bout, forment un f il continu résumant l’actualité technologique. Le carnet techno est une extension du pôle informationnel du site de Radio-Canada. Quant aux médiablogueurs critiqués par Proulx, ceux-ci sont en rupture par rapport aux entreprises qui les hébergent : les

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blogueurs proposent des textes d’opinion et un contenu axé sur le divertissement, alors que les sites n’offrent que du contenu journalistique, soit des informations et des opinions.

Par ailleurs, Proulx identifie une caractéristique notable des médiablogues d’alors en évoquant le divertissement. En fin d’année 2006, Patrick Lagacé quitte Le Journal de Montréal pour rejoindre La Presse où il tient une chronique et un blogue. Dans son nouvel espace virtuel, il crée un billet épisodique qu’il appelle « La pause Kit Kat1 »

diffusé les après-midi. Entre 2006 et 2013, Lagacé rédige 458 de ces « pauses » où il partage des photos, des vidéos et des sites humoristiques ou ludiques glanés sur le web. La pause est inventée pour faire une coupure avec l’actualité courante comme il le souligne en janvier 2013 :

« Non, je ne suis pas payé par Nestlé pour ploguer des “pauses Kit Kat” sur ce blogue. Je trouvais juste que “Pause Kit Kat” était un titre parfait pour un moment de détente léger sur ce blogue, dans le feu roulant de l’actualité quotidienne, l’expression a collé et maintenant je suis comme pris avec. True story2 »(Le blogue de Patrick Lagacé, 20133).

Avec ce concept, Proulx y trouve tout ce qu’il dénonce à propos du courant dominant de la médiablogosphère québécoise : des billets écrits à la hâte, vides de contenu et sans réel intérêt public.

Une seconde critique est la faible qualité des échanges dans les espaces de discussion. Le niveau attendu n’est pas au rendez-vous d’après François Cardinal dans un éditorial sur les blogues. Il conclut son texte en disant que : « Pour paraphraser Tom Rosentiel, du Project for Excellence in Journalism, les blogues doivent être pris pour ce qu’ils sont : l’équivalent

1 Une référence à la marque de biscuit et de son slogan « Take a Kit Kat break » (« Prenez une pause Kit Kat »). 2 « Vraie histoire » (traduction personnelle).

3 LE BLOGUE DE PATRICK LAGACÉ, 08/01/2013, « Pause Kit Kat de type parallélépipédique », LAGACÉ, P.,

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de la machine à café, c’est-à-dire l’endroit où les gens discutent de manière informelle de tout et de rien. Rien de plus » (La Presse, 03/03/20051)2. Les médiablogueurs réfutent ces attaques. Patrick Lagacé et son collègue Jean-François Codère désamorcent ces critiques dans un numéro du Trente (2006a). Ils expliquent que le blogue a des usages journalistiques variés comme tester une idée de reportage ou recueillir une poignée de témoignages pour un futur article :

« Patrick Lagacé est rapidement devenu le porte-étendard de la blogosphère de Quebecor Média et dit que son blogue a changé son travail de journaliste : “Un blogue, ça peut servir à tester une idée de reportage. C’est un peu comme une répétition générale au théâtre”, dit-il. Dans le débat sur le kirpan, il avoue avoir sondé les internautes avant d’écrire une chronique pour le Journal. […] Son collègue Jean-François Codère, chroniqueur technologique au Journal de Montréal, indique, lui aussi se servir d’un blogue pour ses recherches. Au courant d’une panne de service du serveur courriel de Sympatico, il a demandé à des internautes de confirmer la rumeur sur son blogue, prosaïquement intitulé Cossins et gogosses3 du XXIe siècle (jfcodere.blogue.canoe.com). Après avoir recueilli une poignée de témoignages, il a retiré sa requête du site afin de ne pas brûler son idée de reportage. “Avec ces témoignages en main, le porte-parole de Sympatico ne pouvait pas me raconter n’importe quoi”, explique-t-il. »

Selon eux, ils sont de meilleurs journalistes avec le blogue : les appels à témoins leur donnent rapidement accès à une variété d’opinions et d’expériences sur lesquels ils s’appuient pour faire leur travail. Bref, les deux médiablogueurs trouvent des messages de qualité dans la participation des internautes.

1 La Presse, 03/03/2005, « Bloguer pour ne rien dire », CARDINAL, F., p. A16

2 Le propos de l’éditorialiste François Cardinal change l’année suivante, puisqu’il contribue au Blogue de l’édito, puis il créé

son propre blogue sur le thème de l’urbanisme à Montréal et intitulé Quel avenir pour Montréal ?

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Encadré 3 – Chronique de la transformation du travail : viser l’autonomie

Dans les littératures indigènes françaises et québécoises, les journalistes et les têtes dirigeantes des salles de rédaction trouvent un intérêt commun à proposer et à animer des médiablogues : l’autonomie. Cette qualité facilite le travail, car elle supprime des intermédiaires dans l’échelle de production, comme l’explique Benoît Munger, le responsable du site web du Devoir :

« Quand je suis arrivé dans le métier à la fin des années [19]70, la distance était assez grande entre mon travail de journaliste et la publication finale. Au cours des dernières années, j’ai vécu un rétrécissement de cette distance-là, grâce à la technologie. Les blogues en sont l’illustration parfaite. Pour la première fois, ce que le journaliste écrit est publié immédiatement, sans aucun intermédiaire » (Le Trente, 20041).

D’ailleurs, les journalistes des deux pays tiennent une position semblable : ils rêvent de s’autoéditer et ils voient que le numérique rend la chose possible (Lemonde.fr, 20152 ; Le Trente, 2004).

Cependant, la quête de l’autonomie est également un argument important pour ces entreprises, puisqu’elles voient dans le blogue une façon de rationaliser le travail et de réaliser des économies. Selon Jean-Gustave Padioleau (19853), les organisations sont gouvernées par deux formules. La première est le critère de la « rationalité techno-économique » qui est « la quête, sans cesse remise sur le tapis, de l’efficacité et de l’efficience définies dans un langage utilitariste de croissance, de productivité ou de produit » (Padioleau, 1985 : 29). Transposée au blogue, la chaîne de production

1 Op. cit., Le Trente, 2004.

2 Lemonde.fr, 20/12/2015, « 20 ans du Monde.fr : les blogs font leur apparition sur le site », ROBERT-DIARD, P. et J. LOPEZ,

http://www.lemonde.fr/actualite-medias/video/2015/12/20/20-ans-du-monde-fr-les-blogs-font-leur-apparition-sur-le- site_4835386_3236.html#Yd10oqHhmBkjsKqY.99

3 PADIOLEAU, J.-G. (1985), “Le Monde” et le “Washington post” : précepteurs et mousquetaires , Paris : Presses

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journalistique serait entièrement revue par les organisations. Au lieu d’impliquer, au moins, autant d’acteurs que d’étapes dans le processus de production et de diffusion (rédacteur en chef, journaliste-rédacteur, secrétaire de rédaction, imprimeur, distributeur), comme cela l’est dans le journalisme traditionnel, cette même chaîne de production serait réduite à une seule personne, le journaliste-rédacteur, qui réaliserait l’entièreté des étapes. Bref, le blogue instaurerait un « silo working » ou « production en silo », une méthode de travail en émergence dans le management (Willcock, 20131). La seconde formule, selon Padioleau (1985 : 30), est « l’impératif de discipline ». N’ayant plus qu’une personne dans la chaîne de production, l’acteur est alors entièrement imputable de sa production. En cas d’erreur, l’organisation peut jeter le blâme sur le journaliste fautif et se désengager de toute responsabilité. En revanche, dans le cas inverse, elle prend le crédit lors de « bons coups » par ses journalistes. Bref, dans les deux cas, l’organisation ressort gagnante.

Si les journalistes se disputent sur la manière de produire les médiablogues, en revanche, ils s’entendent sur un point : l’hybridation des genres est un danger pour la profession. En 2006, le congrès de la Fédération professionnelle des journalistiques du Québec (FPJQ) organise son colloque annuel2 et aborde, notamment, l’émergence des blogues dans la profession. Un

article, publié dans le numéro hors-série du magazine Le Trente réalisé pour le congrès, interroge le possible mélange des genres journalistiques dans les blogues. La conclusion est que les médiablogueurs sont négligents. La rigueur journalistique devrait être la même que dans les autres supports :

« Un journaliste peut-il écrire un article “objectif” et prendre position ou exprimer des opinions très “subjectives” dans son blogue en même temps ? Le lecteur ne risque-t-il pas de considérer qu’il s’agit toujours d’informations objectives ? Bref, on a l’impression, à tort ou à raison, qu’on n’exige pas la même rigueur sur le blogue que dans un article ou un topo » (Le Trente, 2006b3).

1 WILLCOCK, D. I. (2013), Collaborating for Results. Silo Working and Relationships that Work , Farnham: Gower 2 Intitulé Le far web : Nouvelle frontière de l’information.

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Les questions posées dans l’article répondent à une actualité médiatique, puisque, plus tôt dans l’année, Le Conseil de presse du Québec (20061), le tribunal d’honneur de la profession,

a formulé son premier blâme pour confusion des genres dans un médiablogue.

Au travers de ces critiques, on retiendra que la manière de produire les billets n’est pas fixe, et que les médiablogueurs recherchent les bons comportements à adopter. Ces écrits alimentent la réflexion et leur servent de leçons ainsi qu’aux journalistes tentés par l’expérience des blogues. Bref, ces textes critiques et explicatifs s’inscrivent dans la notion d’apprentissage pour comprendre le fonctionnement du dispositif.

2.3.2 La France

En France, l’adoption des blogues est graduelle sur les sites de presse quotidienne nationale : après Libération en 2003, Le Monde lance ses premières pages en 2004. Il faut ensuite attendre 2006 pour voir le premier blogue du côté de La Croix ; 2007 pour Le Figaro ; 2009 pour Les Échos ; et, enfin, l’année 2010 pour L’Équipe. Il nous faut constater que dans tous ces titres, à l’exception des Échos, les correspondants sont parmi les premiers journalistes à démarrer les blogues. De plus, les quotidiens n’hébergent pas que des blogues produits par leurs propres journalistes, ils invitent également des personnalités extérieures et, dans certains cas, ils créent des plateformes d’hébergements destinés aux internautes. Ces plateformes sont directement inspirées de Skyblogs, la plateforme d’hébergement la plus populaire sur la planète au cours de cette période.

2.3.2.1 La crainte du web et l’arrivée des blogues sur lemonde.fr

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