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Classification des formes verbales en fonction de leurs sphères temporelles

tradition grammaticale

3.3. Sphères temporelles

3.3.1. Classification des formes verbales en fonction de leurs sphères temporelles

Dans les grammaires françaises, la règle de la CDT repose sur la notion de

« sphères temporelles ». Les formes verbales indicatives et subjonctives sont ainsi classées en deux catégories : celles qui font référence au passé [+ pas] et celles qui font référence au présent / futur [- pas]. La forme périphrastique he cantado est associée à l'une ou l'autre, voire aux deux catégories en fonction des grammaires consultées (par exemple Bedel : he cantado + -e/-a versus GDLE : he cantado + -ra~se), d'où la difficulté de conclure au caractère (non-) concordant de cette forme. « [H]ay situaciones dudosas : ''he mandado que venga / viniese''184 » signale ainsi Rafael Lapesa.

[+ pas] [- pas] Tableau 5 : Classification des « sphères temporelles »

183 Op. cit., § 218, p. 155. Notre soulignement.

184 Rafael Lapesa, Estudios de morfosintaxis..., op. cit., p. 873.

D'après la règle, pour faire concorder la forme verbale subordonnée avec la forme verbale principale, il faut alors s'assurer que ces deux formes se situent dans une même colonne du tableau ([+ pas] ou [- pas]) indépendamment de l'appartenance à un même mode.

Nous proposons de vérifier l'adéquation entre les valeurs temporelles traditionnellement admises et les emplois en discours.

3.3.2. Le « temps » des formes verbales 3.3.2.1. Formes en -é/-í/-e

185

, -o/-oy

186

, -ré

Tout d'abord, dans les énoncés qui suivent, les formes verbales vine, se celebra, se decide, comenzará, desarrollará font sans conteste référence à un moment passé, présent et futur :

a. Yo vine ayer a las once a recoger algunas cosas [..]187

b. En el Consejo Europeo de 1989 celebrado en la capital de España se decidió el inicio de la primera etapa de la UEM [Unión Económica y Monetaria] En el Consejo que hoy se celebra se decide el cómo y el cuándo de la tercera y definitiva etapa188.

c. Organizado por el Ayuntamiento de Zizurkil y para todas las edades, el día 23, lunes comenzará una nueva edición, la décima, de la 'Semana del Teatro' que se desarrollará hasta el 29 de abril189. (06/04/2012)

La phrase a. fait bien référence à un événement passé (ayer a las once). Dans le second exemple, la tenue du Conseil et ses délibérations s'inscrivent dans le présent-futur du locuteur c'est-à-dire du moment où le lecteur prend connaissance de l'information jusqu'à la fin du Conseil. Enfin, l'extrait de presse du 6 avril annonce un événement programmé deux semaines plus tard (le 23 avril).

185 Forme verbale du type canté, comí, quise.

186 Nous ne retenons ici que le morphème le plus caractéristique du présent (à la 1ère personne du singulier), à savoir le -o, qu'il soit couvert ou non par un yod. Nous ne tenons pas compte des deux seuls présents en -e (sé, he), car parler de la forme « en -e » pour les désigner serait ambigu puisque nous utilisons par ailleurs cette formulation pour certains prétérits (quise).

187 CREA, Jorge Martínez Reverte, Demasiado para Gálvez, Barcelona : Editorial Anagrama, 1989, p. 98.

188 CREA, Joan Elias Boada, La Vanguardia, 16/12/1995, Barcelona : T.I.S.A, 1995.

189 El Diario Vasco, I. Arratibel, « La X Semana del Teatro se desarrollará del 23 al 29 de abril en Zizurkil », 06/04/2012. Disponible sur http://www.diariovasco.com.

L'inversion des formes verbales a. (passé révolu) et c. (futur) produirait des énoncés agrammaticaux :

a'. *Yo vendré ayer a las once a recoger algunas cosas [..]

c'. *[dentro de dos semanas] comenzó una nueva edición, la décima, de la 'Semana del Teatro' […]

Ces commutations montrent que les formes du type canté et cantaré se heurtent à des limitations de leur signifié temporel : canté ne peut référer au futur et cantaré ne peut référer au passé. On peut donc situer ces formes verbales sur l'axe temporel (temps des horloges) :

] [

Fig. 2 : Représentation temporelle de canté et cantaré

Le présent, espace temporel compris entre le passé et le futur, est ici représenté par l'intervalle qui sépare les deux crochets. Sa délimitation pose problème puisque le locuteur peut y associer ou y soustraire les secondes, minutes, heures, jours, etc. qui précèdent ou suivent l'instant d'énonciation. Des énoncés du type llegaron hoy – association d'un passé révolu et d'un marqueur temporel présent – de la part de locuteurs « from the northwest or from America190 » ne sont donc pas incorrects. Preuve en sont deux énoncés provenant d'un journal péruvien :

(11) a. [Titre] Estos dos lujosos cruceros llegaron hoy a Trujillo191.

b. [Tournure reprise dans l'accroche de l'article] Dos lujosos cruceros arribaron hoy a nuestra ciudad.

Il n'existe pas ici d'incompatibilité entre les prétérits de ces exemples et l'adverbe temporel hoy. Les uns renvoient à un événement achevé au moment de la rédaction de l'article (paquebots à quai), d'où le choix du journaliste de le soustraire de son actualité. L'autre renvoie à une convention, la notion d' « aujourd'hui » correspondant ici à la journée du

190 Ralph Penny, op. cit., p. 169.

191 La industria, « Estos dos lujosos cruceros llegaron hoy a Trujillo », 08/02/2012. Disponible sur http://laindustria.pe. [consulté le 20/06/2012]

canté ] [ cantaré

8 février. Le présent est donc extensible ou réductible selon la volonté du locuteur, d'où les flèches placées au-dessus des crochets :

] [

Fig. 3 : canté, canto, cantaré

Pour Gustave Guillaume, ce présent mobile, élastique, intègre de fait du passé et du futur :

Le présent se recompose d'une parcelle de passé, soustraite à l'époque de passé, et d'une parcelle de futur, soustraite à l'époque future. À ces deux parcelles sera donné le nom de chronotype […]. La parcelle de futur sera ainsi le chronotype α, et la parcelle de passé, le chronotype ω. Soit, pour la recomposition du présent, la formule : ω.α.192

L'étendue des parcelles de passé et de futur résulte de choix conscients et inconscients de la part du locuteur. Le temps est une variable somme toute relative y compris dans le « monde réel », celui des horloges, comme le rappelle le cosmologiste Stephen Hawking à propos de la théorie de la Relativité :

[…] et là, il fallut abandonner l'idée d'un temps unique et absolu. A sa place, chaque observateur aurait sa propre mesure du temps enregistrée par une horloge qu'il emmènerait avec lui : les horloges emmenées par différents observateurs ne seraient pas nécessairement d'accord. Donc, le temps devint un concept plus personnel, relatif à l'observateur qui le mesurait.193

La spatialisation du temps est perceptible dans nos représentations fléchées. C'est au physicien Arthur Eddington que l'on doit cette flèche194, ajoutée en 1929 à la représentation linéaire du temps. Pour Hawking, la flèche du temps de nos schémas est une « flèche

192 Gustave Guillaume, Esquisse d'une grammaire descriptive de la langue française, Leçons de linguistique, série C, leçon du 24 janvier, année 1946-1947, Presses Univ. Septentrion, 1991, p. 75.

193 Stephen W. Hawking, Une brève histoire du temps. Du Big Bang aux trous noirs, Paris : Flammarion, 1989, p. 185.

194 Étienne Klein, « Le temps, son cours et sa flèche », Qu'est-ce que l'Univers ?, Yves Michaud (éd.), Paris : Odile Jacob, 2001, vol. 4, p. 270-283, p. 270.

]

canto

[

cantaré canté

psychologique195 ». Mais elle traduit bien le fait que « le temps, adimensionnel en soi, n'est représentable que sous saisie spatiale, dimensionnelle196 » (G. Guillaume). Poursuivons avec l'approche physique du temps grâce à la définition proposée par l'astrophysicien Hubert Reeves :

De cet épais et mouvant tissu dans lequel s'inscrivent nos vies, le physicien ne garde traditionnellement que la plus mince trame. Le temps, pour lui, n'est rien d'autre qu'une suite d'instants numérotables, à l'image des oscillations d'un métronome. Ces instants sont divisables en unités aussi petites que l'on veut. A la limite, il dirait que le temps « passe » successivement par une infinité d'instants de durée nulle. Le « présent » est comme un point qui se déplace sur une droite : derrière lui le passé ; devant lui l'avenir. Le temps transforme, de façon continue, l'avenir en passé197.

La « durée nulle » vers laquelle tendent les instants qui constituent le temps n'est pas sans rappeler le sténonome de Guillaume : « le présent est un être sténonome198, c'est-à-dire un être qui tend vers la plus grande étroitesse possible, un être qui ne sera jamais trop étroit, mais cependant ne doit pas devenir nul199. » Après ces réflexions générales sur le temps chronologique et les formes verbales que l'on peut y localiser, intéressons-nous aux autres formes verbales (-aba/-ía, -ría, -re, -ra) afin de déterminer si l'on peut elles-aussi les situer dans le temps.

3.3.2.2. Formes en -aba/-ía, -re, -ría, -ra

Première idée reçue : la forme cantaba ne se limite pas à la référence d'événements passés, malgré ce que l'on peut lire par exemple chez Rafael Lapesa200 ou chez Alarcos Llorach (« perspectiva temporal de pretérito201 »). D'ailleurs, Rafael Lapesa qui inclut cantaba dans la sphère [+ pas] décrit, six pages plus tard, un « imperfecto narrativo […] [que]

nos presenta el hecho como si nosotros asistiéramos a su desarrollo, como si los

195 Op. cit., p. 197.

196 Gustave Guillaume, Leçons de linguistique 1948-1949, Paris : Klincksieck, 1971, p. 214.

197 Hubert Reeves, op. cit., p. 132-133.

198 Note de l'auteur. « Du grec στενός : étroit. » 199 Gustave Guillaume, Esquisse..., op. cit., p. 76.

200 « Ambos [cantaba y canté] son tiempos del pasado », Rafael Lapesa, Estudios de morfosintaxis..., op. cit., p. 859.

201 Emilio Alarcos Llorach, op. cit., § 225, p. 160.

acompañáramos202 » [notre soulignement]. Citons comme exemple le cas d'une corrida.

Lorsque le torero José María Lázaro dédie le taureau à l'infante Elena, le combat n'est pas encore terminé et la vie du torero est en quelque sorte suspendue (Si venía a jugarme la vida).

Une fois le risque assumé (me la voy a jugar), le combat peut reprendre.

(12) Si venía a jugarme la vida, me la voy a jugar por usted el doble203.

Parmi les valeurs traditionnellement associées à l'« imparfait », Alarcos Llorach rappelle que « se dice que cantaba posee sentido imperfectivo o durativo204 ». En réalité, ceci n'est pas une caractéristique intrinsèque mais une conséquence de son signifié : le présent inactualisé ne dispose pas de limite future sur l'axe imaginaire. Quand il s'agit de faire référence à un événement passé, le locuteur ne peut se transporter dans le révolu. Il ne peut y être qu'observateur : soit observateur sur l'axe imaginaire (forme cantaba), soit observateur sur l'axe chronologique (forme canté). Dans l'article dont provient l'exemple (13), le journaliste qui annonce le tremblement de terre survenu la veille commence par situer l'événement sur l'axe chronologique au moyen d'un adverbe temporel (ayer) et du passé actualisé (Turquía sufrió ayer una de las peores catástrofes naturales de su historia). Une fois ce repérage objectif effectué, le journaliste se transporte et transporte avec lui les lecteurs dans un passé imaginaire pour faire revivre le séisme :

(13) Todo el mundo dormía cuando centenares de edificios del oeste del país se vinieron abajo205.

Ici, ce n'est pas la forme en -aba/-ía qui suggère une durée dans le passé, mais l'intervalle qui correspond à la transition de l'axe imaginaire à l'axe chronologique, à savoir un sommeil interrompu à un moment repérable sur l'axe chronologique (3 h 02, heure locale). En effet, tant que ce passage n'est pas effectif, la forme en -aba/-ía n'est pas bornée par un événement ultérieur. C'est donc la combinaison de ces deux éléments qui confère la valeur de durée dans le passé et non la seule forme « imparfait ». Les conceptions du temps des linguistes rejoignent une fois de plus celles des physiciens : pour Étienne Klein206, le temps s'apparente à un « cordage tressé » composé de « plusieurs temporalités enchevêtrées ».

202 Ibid., p. 865.

203 El País, Alberto Urrutia, « Lázaro: ''Si venía a jugarme la vida, me la voy a jugar el doble'' », 29/05/2007, http://elpais.com. [consulté le 20/06.2012]

204 Emilio Alarcos Llorach, op. cit., § 225, p. 161.

205 El País, « Un gran terremoto causa más de 2.000 muertos y 11.000 heridos en Turquía », 18/08/1999.

206 Étienne Klein, op. cit., p. 274.

Poursuivons avec la forme en -re, « l'ante-futur207 ». Ici encore on qualifie une forme à partir de ce qui caractérise la majorité de ses emplois : les conditionnelles (si V2-re, V1-ré) et les temporelles (cuando V2-re, V1-ré), contextes dans lesquels la réalisation du procès principal dans le futur dépend de la réalisation préalable du procès subordonné. La terminologie même d'ante-futur souligne d'ailleurs cette relation d'antériorité à un futur, donc à un élément extérieur à la forme cantare.

Autre illustration : la forme cantaría associée, dans la règle de CDT, à la sphère temporelle du passé [+ pas]. Or cette forme, également appelée « futur dans le passé », peut en discours sortir du cadre temporel passé. À titre d'exemple ou plus exactement de contre-exemple, Joan Puigcercós, président du parti ERC en 2010, utilise le conditionnel lorsqu'il envisage une possible déroute à l'élection parlementaire catalane du 28 novembre :

(14) Sería injusto que ahora perdiéramos electores208.

L'élection parlementaire se tenait quelques jours après cette déclaration et appartenait donc au futur de Puigcercós, non à son passé. Dans ce futur, deux scénarios sont envisageables : victoire ou défaite. Ici, le locuteur se place en observateur futur des résultats électoraux pour porter son jugement en cas de défaite (« Sería injusto »). Cette translation temporelle s'accompagne d'un nouveau repère, un nouvel « ahora », un repère imaginé par le locuteur qui se place en situation d'observateur (l'œil sur la figure 4). C'est à partir de ce repère et de l'hypothèse d'une défaite que le locuteur formule son jugement.

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Fig. 4 : Présent réel et présent imaginé

207 Edward Baranowski, op.cit., p. 509.

208 Diario de Navarra, 22/11/2010. Disponible sur http://www.diariodenavarra.es.

22 novembre : Présent réel

28 novembre : Présent imaginé

ahora

Nouvelle entorse à la classification en « sphères temporelles » : quand le goal Carlos Bueno envisage la possibilité de jouer en Nationale, la forme subjonctive hiciera ne fait pas référence à un moment passé. À l'instar de « si iría », « si hiciera » fait allusion à un événement futur :

(15) Y reitero, no sé si iría a jugar a Nacional, es un tema que está manejando mi representante, pero sé que si lo hiciera la gente me va a adorar209.

Les différents contre-exemples listés ci-dessus révèlent que la classification en sphères temporelles [- pas] / [+ pas] de la plupart des formes verbales ne permet pas de rendre compte de leurs emplois en discours. La terminologie utilisée pour qualifier les « temps » des formes verbales ne coïncide pas obligatoirement avec la localisation « temporelle » des événements. Rappelons à ce sujet que, à la différence du français ou de l'espagnol, certaines langues comme l'anglais ou l'allemand distinguent le « temps » verbal du « temps » chronologique (tense versus time ; Tempus versus Zeit) : « le temps qui passe est apparenté à tide (marée). Les fortes marées de la Manche et de la mer du Nord rythment le temps, ce qui serait impossible en milieu méditerranéen, espace des langues latines210 ». Les signifiants temps et tiempo sont « issus du latin tempus qui, à l'origine, désignait l'état de l'atmosphère et, notamment, le mauvais temps, la tempête211. » Mais disposer de deux signifiants dans sa langue n'empêche toutefois pas Ralph Penny de faire l'amalgame des deux dans sa définition de tense : « [a] grammatical category which correlates directly or approximately with time212 ».

Face à l'absence d'adéquation parfaite entre temps chronologique et temps verbal traditionnel, une autre théorisation des modes et temps s'impose afin de dégager ce qui – en Langue – permet les emplois constatés en discours. Cela nécessite tout d'abord d'exposer les fondements théoriques sur lesquels nous nous appuierons.

209 Ovación digital, Silvia Pérez, « No sé si iría, pero si lo hiciera la gente me va a adorar », 27/11/2011, http://www.ovaciondigital.com.uy [consulté le 20/06/2012].

210 Odon Vallet, Petit lexique des mots essentiels, Paris : Albin Michel, 2001, p. 278.

211 Op. cit., p. 278-279.

212 Ralph Penny, op. cit., p. 328.

Chapitre 4.