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Représentations du temps linguistique

4.3. Représentations du temps linguistique

4.3.2. Capacités référentielles de la forme en -ra

Au Moyen Âge, les emplois des formes en -ra et -se étaient bien distincts, la forme en -ra permettant d'exprimer un accompli réel (dixera ≈ había dicho) :

(16) E después que fue ido Merlín, Ulfín dixo al Rey todo lo que Merlín le dixera261. (vers 1400-1498)

Cet emploi s'explique par l'origine de la forme en -ra qui « procède […] de l'indicatif (passé, PERFECTUM) : AMAVERAM > amara. » est « [a]vant 1250, environ, [...]

limitée au mode indicatif. Seule la forme en -se est apte à signifier le subjonctif, dans les positions syntaxiques considérées262. » Une analyse quantitative et chronologique des formes comiera (à valeur d'accompli réel), habié comido et había comido263 montre que la forme en -ra (en bleu sur la figure 10) est utilisée tout au long de la période XIIIe-XVe siècle pour exprimer l'accompli réel et n'est réellement substituée par les formes transcendantes habié / había comido (en vert et rouge sur le graphique) qu'à partir du XVIe siècle.

259 Gilles Luquet, « Temps linguistique et ''temps verbaux » …, op. cit., p. 55.

260 Ibid., p. 43.

261 CORDE, El baladro del sabio Merlín con sus profecías, v. 1400-1498, Isabel Hernández González, CILUS (Salamanca), 1999.

262 B. Darbord, B. Pottier, op. cit., p. 173.

263 La recherche dans la base de données CORDE des formes comiera, Comiera, comido a renvoyé 280 occurrences.

Fig. 10 : Expression de l'accompli révolu au moyen des formes comiera, habié comido, había comido

Jack Schmidely264 évoque le caractère ambigu voire l'« ambivalence » face aux valeurs de la forme en -ra « dans la première phase de l'espagnol médiéval » puisqu'elle « est susceptible d'exprimer le révolu sous deux aspects :

– soit un événement qui a eu effectivement lieu et qui n'est plus.

– soit un événement qui n'a pas été, mais dont on imagine a posteriori la réalité, un passé imaginé et imaginaire. »

Pour F. Javier Herrero Luiz de Loizaga265, la forme en -ra initialement indicative se transforme à partir du XVe-XVIe en une forme subjonctive (su asentamiento como forma del subjuntivo) concurrençant alors la forme en -se. D'autres auteurs commentent cette migration du mode indicatif au mode subjonctif, cette « subjuntivización »266 de la forme cantara :

Federico Hanssen267 : « En la lengua antigua, amara no es pretérito de subjuntivo, sino indicativo de pluscuamperfecto (= amaveram). Igualmente hubiera amado es un pluscuamperfecto, en el cual la idea de la anterioridad se expresa dos veces. »

264 Jack Schmidely, « Le parcours ambigu du subjonctif en -ra », Les Cahiers du CRIAR, 14, 1995, p. 205-213, p. 207.

265 F. Javier Herrero Ruiz de Loizaga, Sintaxis histórica de la oración compuesta en español, Madrid : Gredos, 2005, p. 286.

266 Alexandre Veiga, « Las formas verbales subjuntivas... », op. cit., p. 175.

267 Federico Hanssen, op. cit., § 191, p. 90-91. [notre soulignement]

María Cruz Martinez268 : « Vemos como cantara sigue conservando el valor de anterioridad y la perspectiva de pasado, pero se ha producido un deslizamiento modal. La causa hay que buscarla en el empuje efectuado por la forma perifrástica había cantado habebam cantatum que empieza a ser utilizada para expresar la anterioridad y no el resultado de la actividad previa. Entonces, cantara “había cantado” pasa a ser empleada con un valor condicionado. El hecho al que hace referencia está supeditado a que se cumpla la condición de la prótasis. »

Jack Schmidely269 : « forme indicative au départ, elle était susceptible d'''actualiser'' ou de ''virtualiser'' un événement du passé. […] [E]lle passe ensuite par une période de ''synapse'' (Molho270 p. 593, Luquet271 p. 200) où elle se révèle à la fois indicative et subjonctive. Dans une période postérieure, devenue totalement subjonctive, il lui sera loisible d'évoquer non seulement du révolu, mais également du non révolu, tout en limitant ses compétences à l'''irréalisable'' (Luquet, p. 259). Enfin, cette dernière restriction tombe et -ra finit par exprimer aussi bien une hypothèse réalisable qu'irréalisable. »

NGLE272 : « El uso de CANTARA como forma del subjuntivo comenzó a extenderse en el siglo XV, especialmente a partir de las oraciones condicionales y de otros contextos modales, y se hallaba afianzado en el Siglo de Oro. »

Ralph Penny273 : « Cantara has moved definitively into the subjunctive mood, losing its older pluperfect and conditional (perfect) values ».

Le tableau ci-après résume les formes employées pour l'expression de l'accompli réel (colonne I) et de la condition (colonnes II à V). C'est par ce second domaine que « la forme en -ra fait son entrée dans le mode subjonctif274 ». Des exemples illustrant les différentes valeurs – accompli réel / virtuel ; irréel du présent / passé ; potentiel – sont proposés à la suite du tableau.

268 María Cruz Martinez, « Diacronía de ''cantara'' », Archivum : revista de la facultad de fililogía, 1981-1982, n° 31-32, p. 513-526, § 4.2.1. [notre soulignement]

269 Jack Schmidely, « Le parcours ambigu du subjonctif en -ra », op. cit., p. 205. [notre soulignement]

270 Maurice Molho, op. cit.

271 Gilles Luquet, Systématique..., op. cit.

272 NGLE, op. cit., p. 1805-1806, § 24.2i. [notre soulignement]

273 Ralph Penny, op. cit., p. 168. [notre soulignement]

274 Jack Schmidely, op. cit. p. 207.

I II III IV V

Tableau 9 : Évolution des capacités référentielles des formes en -ra~se

• cas I : valeur d'accompli réel (révolu réalisé) : cantara = había cantado (17) ca non era costumbre de tierra

de Suria que ninguna

& la otra donzella era aun pequenna281.

275 Jack Schmidely, op. cit., p. 208.

276 « À l'origine, elle [la forme en -se] s'ouvre à de larges possibilités expressives : elle virtualise autant le révolu que le non révolu, et elle couvre aussi bien des hypothèses ''non marquées'' (Luquet, Systématique..., op. cit., p. 116, ''c'est-à-dire une hypothèse a priori réalisable'' p. 119) que ''marquées'' ou ''irréalisables'', même si, selon Luquet (pp. 116, 122, 155, 202...), il lui faut pour admettre cette dernière valeur le renfort du ''contexte de discours''. » Jack Schmidely, « Le parcours ambigu du subjonctif en -ra », op. cit., p. 206.

277 « -ra finit par expulser – ce sera chose faite au début du XIVe siècle (cf. Luquet, Ibid., p. 185) -se des irréels du passé. Dès lors, dans l'expression de la condition, la répartition est claire : -se se limite désormais au non révolu qui laisse la porte ouverte à la réalisation de l'hypothèse, alors que -ra, fidèle à sa vocation première, ne sort pas du révolu et évoque une condition caduque, donc irréalisée et, du même coup, désormais irréalisable. » Op. cit., p. 207.

278 Cf Luquet, Systématique..., op. cit. p. 214-217, cité par J. Schmidely, p. 208.

279 Cf Luquet , ibid., p. 279, cité par J. Schmidely, p. 208 : « -ra s'en tient à l'irréalisable et -se au réalisable ».

280 Cf Luquet, ibid., p. 263-267, cité par J. Schmidely, p. 208 : « -ra continuera à accroître son champ d'action et commencera à apparaître dans l'expression de l'hypothèse réalisable. Au terme de ce processus – qui se développera au siècle suivant – il ne restera aucun emploi de -se qui ne puisse être concurrencé par un -ra ».

281 CORDE, Gran Conquista de Ultramar. Ms. 1187 BNM, 1293, [Madison], Louis Cooper, Franklin M.

Waltman, 1995, fol. 162R.

• cas II et III. L'exemple (18) suit le modèle si V2-ra, V1-ra. Il contient une forme en -ra à valeur de révolu irréalisé (irréel du passé, cas III) et une forme en -ra exprimant un accompli virtuel (cas II). La forme en -ra de la protase exprime un irréel du passé et celle de l'apodose un accompli virtuel. Dans cet exemple : si supiera lo que aora sé correspond à une projection imaginaire dans le passé (si supiera = no sabía) d'où découle un présent virtuel (tres horas oviera) :

(18) Menedemo.- Bien dizes, pero déxame un poco con él. Veamo si emos de concluyr tanta importunidad, que de unas cosas en otras nos ha detenido seys oras, y en verdad que ya yo diese algo por verme fuera de aquí.

Galterio.- ¿Y cómo, y quiés concluyr? ¿Y tanta congoxa tienes? Por cierto, pensé que te holgavas a vezes con tantos desvaríos, a vezes hablando allá en vuestras gramáticas que vosotros os entendéys. Pero en verdad, si supiera lo que aora sé tan por estenso de tu voluntad estoviera certificado, tres horas oviera que ya no estovieramos aquí282.

L'exemple (19) est extrait du voyage de Christophe Colomb : s'il avait navigué vers le Nord (si yo fuera de la parte del setentrión) au lieu du Sud (yo fue del austro : passé actualisé), il aurait (mais il n'a pas) découvert de fabuleuses contrées (trovara provinçias fermosas) :

(19) Bien podrá ser que, fuera de la ribera de la mar, que la tierra adentro que abrá otro regimiento, como avemos leído y se deve creer la mayor parte, mas yo no me e querido detener en ningún cavo a enbiar a otra tierra salvo correr la costa de la mar cuanto yo puedo, porque, después de savida la mar y la costa d' ella, buscaremos y entraremos en la tierra y partiremos de nuestra casa con tal propósito y adereço, porque abremos visto de la mar el lugar donde nos parezerá de gastar el tiempo. Verdad [[es]] que si yo fuera de la parte del setentrión, como yo fue del austro, fazia el Catayo, que trovara provinçias fermosas283.

- Irréel du passé (si fuesen clerigos) subordonné à une forme en -se d'aspect transcendant :

(20) Otrosy quanto tanne ala veynte e tres petiçion que diçe ansi: Otrosi muy esclareçido rrey e sennor, por las leyes e ordenamientos delos sennores rreyes pasados es ordenado e defendido alos legos no fagan sobre si cartas de debdos ni otros contratos por ante los notarios delas yglesias, por que por esta cavsa vuestra jurediçion se mengua, e quelos tales notarios non devian vsar nin hazer fe sy no enlas cosas que acaeçen e perteneçen ala yglesia, e rrevocar atodos e quales quier

282 CORDE, Comedia Thebayda, v. 1500, José Luis Canet, UNED-Universidad de Sevilla-Universidad de Valencia (Valencia), 1993, p. 210.

283 CORDE, Relación de Colón del viaje a Cuba y Jamaica [Textos y documentos completos de Cristóbal Colón], 1495, Consuelo Varela, Juan Gil, Madrid : Alianza Editorial, 1992, p. 307.

escrivanos que se oviesen fecho si fuesen clerigos, ansy en espeçial commo en general, e que non fiziesen fe en pleytos tenporales nin en pleyto que acahesçiese a lego, saluo enlas cosas delas yglesias e que perteneçiesen a ellas, sy non lo fiziesen con su abtoridad284.

• cas IV : valeur de non révolu réalisable (potentiel)

Contrairement aux emplois de la forme en -ra à valeur d'irréel, la forme en -se dans l'extrait (21) permet de souligner le doute émis sur le fait que Tristan ait pu délivrer le roi Arthur (si yo supiese que tristan fizo esta delibranza que uos dezides […] nos non sabemos si / el delibro al rey), ce qui incite Daris à renouveler son annonce en insistant sur la validité de l'information (Sabet que tristan delibro al rey artus → sabet por çierto que el lo delibro).

(21) Señyor dixo daris yo uos dire como lo podemos fazer / Sabet que tristan delibro al rey artus dela preson de era iudgado ala muerte

le perdonades todo uuestro mal talante çertas dixo el rey si yo supiese que tristan

fizo esta delibranza que uos dezides desto me plazria mucho ami &

grant honor uernia dende atodos nos / mas nos non sabemos si el delibro al rey / Señyor dixo daris sabet / por çierto que el lo delibro et con esto ganaredes uos grant

amistat con el rey por su honor perdonades a tristan todo error et dañyo

que el uos aya fecho fasta oy [...]285.

Dernière illustration du potentiel dans le récit des derniers jours de Ferdinand IV.

Il était très malade (ovo tantos de acidentes que llegó muchas veses a punto de muerte) et par conséquent son décès était envisageable (teniendo todos que moriría) d'où l'éventualité si oviese de morir, que lo tomase la muerte.

284 CORDE, Cuaderno de las Córtes de Córdoba del año 1455, 1455, Real Academia de la Historia (Madrid), 1866, p. 695.

285 CORDE, Cuento de don Tristán de Leonís. Roma, Vaticana 6428, [Madison], 1313 - v. 1410, Ivy A. Corfis, 1995, fol. 84V.

(22) Como quier que nunca le dexó la fiebre e porque non podía esforçar como él quería, físose levar a las casas de Ruy Pérez de Sasamón [...]. E estando en estas casas, ovo tantos de acidentes que llegó muchas veses a punto de muerte. E teniendo todos que moriría, la reyna Doña Costança queríalo levar a Carrión, porque si oviese de morir, que lo tomase la muerte en poder della e de D. Juan Núñez, e físolo D. Juan Núñez por se apoderar de los reynos286.

• cas V : valeur de non révolu irréalisable (irréel du présent) dans l'extrait ci-dessous puisqu'Alexandre n'est pas Parménion, et réciproquement.

(23) Cuenta Valerio en el sexto libro en el IV capitulo, que desque Dario fue vencido de Alexandre, davale a su fija en casamiento con una parte del rreyno e con diez vezes cient mill marcos, sobre lo qual Alexandre demando consejo a un su cavallero que se llamavan Parmenyon, el qual dixo que si el fuesse Alexandre, que lo reçeberia.

E dixo Alexandre: - E yo sy fuesse Parmenion. - E queria dezir: - El mi coraçon es de rrey e es mucho mayor. Por ende me convienen mayores cossas287.

• Exemple mixte : si V2-ra, V1-ra (irréel)/ si V2-se, V1-ría (potentiel). Le passage de l'irréel du présent (si aquí agora os fallárades juntos) vers le potentiel (si allí fuéssedes) indique que, s'il n'est pas possible de réunir Florestan et le père d'Oriana pour sauver celle-ci des malheurs qui l'accablent, la seule présence de Florestan laisse présager une intervention en sa faveur (seríades en su defensa) :

(24) Y todos se assentaron en un estrado, y Oriana fizo assentar ante sí a don Florestán y a don Grumedán; y desque habló algo con la Reina, bolvióse a don Florestán y díxole:

– Buen amigo, muy gran tiempo ha que no os vi, y pésame dello, que mucho os amo, assí como lo fazen todos aquellos que os conoçen. Y grande es la mengua que vos y Amadís y vuestros amigos hazéis en ser fuera de la Gran Bretaña, según los grandes tuertos y agravios que en ella emendar hazíades. Y malditos sean aquellos que fueron causa de vos apartar de mi padre, que si aquí agora os fallárades juntos, como solía, alguna desaventurada, que agora su mal atiende en ser desheredada y llegada fasta el punto de la muerte, pudiera tener esperança de algún remedio. Y si allí fuéssedes, razonaríades por ella y seríades en su defensa como siempre lo hezistes, que nunca desamparastes a los cuitados que os ovieron menester288.

286 CORDE, Crónica del muy valeroso rey don Fernando el quarto, v. 1340-1352, Antonio Benavides, Madrid : Imprenta de José Rodríguez, 1860, p. 236-237.

287 CORDE, Clemente Sánchez de Vercial, Libro de los exemplos por A. B. C., v. 1400 - v. 1421, John Esten Keller, CSIC (Madrid), 1961, p. 198.

288 CORDE, Garci Rodríguez de Montalvo, Amadís de Gaula, libros I y II, 1482-1492, Juan Manuel Cacho Blecua, Madrid : Cátedra, 1991, p. 1220.

Revenons à l'élargissement progressif des emplois de la forme en -ra. Pierre Dupont289 précise que « le glissement de la forme en -ra vers le subjonctif se fait progressivement. Au XVIe siècle, elle n'apparaît que dans des constructions du type : quisiera que viniera : ''j'aurais voulu qu'il vînt'', où, visiblement, c'est par analogie avec le verbe régent quisiera que viniese est remplacé par viniera.[...] Cependant, en dehors de ce type de construction, la forme de l'imparfait du subjonctif en -ra n'a de valeur proprement subjonctive que de façon sporadique, et seulement à partir du XVIIe siècle. (Premiers exemples dans le Guzmán de Alfarache, 1559). » G. Luquet propose au contraire de considérer que la forme en -ra n'a pas changé de signifié puisque le signifiant n'a pas évolué : seules les « capacidades referenciales290 » (autorisées par la langue) ont évolué, pas son appartenance à un mode ou à un autre.

Par conséquent, en l'absence d'évolution du signifiant cantara, le système médiéval et le système moderne ne font qu'un : le système de l'espagnol.