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Malgré les inventions importantes concernant les moyens de représentation (mécanique, électronique et numérique) et malgré les possibilités de transfert de presque toute «notion» par ces moyens, la civilisation occidentale de la fin du XIIIe à la fin du XXe siècle est basée sur le papier. La raison principale pour cela est que le papier non seulement préserve et présente une idée, mais a aussi la possibilité de la présenter et en même temps la valider institutionnellement.

A travers le papier sont institutionnalisés, c’est-à-dire existent, les idées que celui-ci représente149. Soit via l’image, soit via l’écriture, soit via d’autres symboles, sur cet artefact fin, dont la caractéristique principale est la disparition de sa matière, des idées originales, des propriétés, des accords, des lois, des représentations de la nature, des narrations prennent corps150.

Les symboles gravés sur la pierre, l’argile ou le métal sont toujours de la matière, qui, selon Flusser151, a besoin d’un traitement tel que burinage ou cuisson afin qu’elle prenne une forme durable, tandis qu’un texte sur un papier fait disparaître sa matière, il est tantôt un « contrat », tantôt une « lettre », une « pièce d’identité », un « diplôme universitaire ».

Il en est ainsi aussi pour une représentation figurative sur un papier : une image n’est pas une « image sur un papier », mais l’image et l’image seule. Jamais une photographie n’a été considérée comme deux éléments, à savoir une photo et un papier. Dans ce sens la matière qui s’appelle papier, du moment où elle représente autre chose, disparaît.

Le papier la plupart des fois est perçu comme une idée ou comme une image. Il prend alors la place de l’idée ou de l’image de ce qu’il accueille sur sa surface.

149 Sur la base des conditions sociaux, qui sont aussi formulées sur ce medium pour être valides, c’est-à-dire les lois de l’état dans le Journal du Gouvernement.

150 Essentiellement une dimension disparaît, la largeur et la profondeur. A travers cet effet le papier obtient une autre dimension iconique ou ideo-logique.

151 Flusser, Vilèm, L’ecriture, édition Potamos, Athènes, 2002 (en grec: Η γραφή, Ποταµός, 2002)

Une communication, un contrat ou la signature, sont des idées, ou ils sont plus exactement la validation de ces idées, qui, enregistrées sur un support qui n’est ni cher ni rare du moment ou sa production est systématique, comme le papyrus ou le cuir, présentent une autonomie. Par exemple, la vente d’une maison signifie l’échange de quelques papiers, ou l’occupation d’un poste demande quelques papiers spécifiques.

Une des conventions les plus importantes qui a lieu via le support du papier, après le XVe siècle, est la convention selon laquelle le papier se transforme en argent, et par cela peut être mesuré n’importe quoi sur la terre. D’ailleurs les premières pièces de papiers-monnaies émises par la Révolution Française pour remplacer les assignats en 1796, et supprimées un an après, portent le nom

« mandants territoriaux »152.

Si l’on prenne en compte le fait que l’argent jusqu’à la fin du XVe siècle consiste exclusivement en or et argent, dont la valeur augmente constamment, ainsi que le fait que le système monétaire est directement influencé des gisements d’or découverts par les Portugais à la côte ouest de l’Afrique, de Guinée et de la Côte d’Or153, nous comprenons le grand saut que doit faire la conscience commune pour accepter une convention en papier sous la forme d’argent faite par les banques et l’état.

Le papier, aussi, empreignant le divin, sert à la pratique et la propagation de la religion. Bien sûr, les grandes religions monothéistes se basent également sur les livres saints où est écrit le mot de Dieu bien avant l’invention du papier ; mais encore le premier livre imprimé par Gutenberg est le Nouveau Testament.

Le livre est un système cohérent de papiers qui conservent une idée accomplie ou un récit, mais aussi, comme note Flusser154, un répertoire de choses et de personnes qui constituent le milieu des interlocuteurs de l’auteur.

Le livre constitue un système complexe entier ; il demande une grande équipe de plusieurs professionnels pour la création, transport, vente, stockage etc.

Au début il n’a pas exactement la structure que nous connaissons aujourd’hui, i.e.

comprenant des informations sur tous ceux qui y ont contribué, table de matières

152 Delorme, Jean, Les grandes dates du Moyen-Age, Puf, 2002

153 Ibid.

154 Vilèm, Flusser, L’écriture, Ibid.

etc., et souvent, pendant ses premiers pas, afin que le coût du transport soit réduit, le livre est transporté comme feuilles non reliées de ville en ville et n’est relié que lorsqu’il y a une commande155.

Lorsque évolue la « lecture silencieuse », le livre cesse progressivement d’être un système de transfert du discours et devient un instrument d’élaboration de la pensée. Cette situation influence aussi les bibliothèques car elles peuvent désormais développer les salles de lecture.

La deuxième évolution importante du livre est quand il devient portable.

C’est alors que les petits Nouveaux Testaments portables permettent aux pauvres moines isolés de prêcher la parole de Dieu. Mais à travers le livre portable sera développé un nouveau genre qui connaîtra un grand épanouissement : la nouvelle ; mais surtout il sera développé un nouveau genre de lecteurs, le large public, qui sera bien sûr constitué à cette époque là de la classe bourgeoise lettrée.

Le même medium pourtant contribue au renversement de la religion comme moyen principal de travail intellectuel : « le trait dominant de la nouvelle période qui commence avec le début du XIIIe siècle est que les monastères ne sont plus les uniques producteurs de livres, et n'en produisent plus guère qu’à leur seul usage.

Les centres de la vie intellectuelle se sont déplacés et ce sera dans les universités que les savants, les professeurs et les étudiants organiseront, de concert avec des artisans spécialisés, un actif commerce de livres156 ».

Autour des universités, des papeteries, des librairies et des imprimeries se développe un nouveau mode de pensée. Dans ces espaces sont nées, élaborées et diffusées les nouvelles idées de l’humanisme et plus tard des Lumières, ayant comme œuvre la plus représentative l’œuvre colossale de Diderot, l’Encyclopédie, un exploit de l’édition.

Ceci se voit clairement à la circulation des livres de cette époque : tandis qu’au début du XVIe siècle la moitié des livres sur l’ensemble de la production sont religieux, vers la fin du même siècle les livres religieux n’en représentent que le quart, le reste étant des livres grecs, latins ou humanistes157.

155 Delorme, Jean, Les grandes dates du Moyen-Age, Ibid.

156 Ibid., p.22

157 Febvre, Lucien, Martin, Henri-Jean, L'apparition du livre, Albin Michel, Paris, 02/1999

Ces procédures changent la manière d’écrire mais aussi le discours énonciatif. Elles créent un nouveau type d’auteurs, qui sont incontestablement influencés du medium nouveau et des relations qu’il développe. Kant, dans un texte qui écrivit en 1785 158, décrit avec perspicacité la relation de ceux qui se trouvent autour du livre. L’intérêt de ce texte, qui a comme but de défendre les droits de l’auteur (le titre d’ailleurs en est « sur l’injustice des livres contrefaits »), est que d’une part il décrit le livre comme un moyen qui transmet la « parole » aux

« auditeurs », d’autre part effleure la question institutionnelle, l’« accord » qui existe entre l’auteur, l’éditeur et l’auditeur, qui devient lecteur, comme on voit à l’extrait suivant :

« Un livre est un écrit (qu’il soit composé à la plume ou au moyen de caractères, en beaucoup ou en peu des pages, voila qui est indifférent ici) qui présente un discours que quelqu’un tient au public au moyen de signes linguistiques visibles. Celui qui parle au public en son nom propre s’appelle l’écrivain (autor).

Celui qui tient un discours public dans un écrit ù nom d’un autre (l’auteur) est l’éditeur. Celui-ci, s’il le fait avec la permission de celui-là, est l’éditeur légitime ; s’il s’en passe, l’éditeur illégitime, autrement dit le contrefacteur. La somme de toutes les copies de l’écrit original (exemplaires) est l’édition. »159

Dans ce cas, une chose irraisonnable a lieu ; tandis que le papier est utilisé pour la validation d’une série d’idées il ne parvient que très tardivement à assurer les droits d’auteur :

« Aux premiers temps de l’imprimerie, lorsqu’un éditeur faisait paraître un ouvrage, rien n’empêchait un autre libraire d’imprimer le même texte s’il y trouvait intérêt (….) La situation changea lorsque le marché du livre se fut organisé, lorsque les écrits les plus usuels commencèrent d’être répandus en grand nombre, et lorsqu’on fit paraître de plus en plus des œuvres d’auteurs contemporains »160.

En effet ce médium promeut le développement de la pensée formulée, il s’agit donc d’un auteur et non d’un orateur, c’est-à-dire d’un penseur qui a la possibilité de «voir » sa pensée en face de lui et de l’organiser mieux, de la corriger et de l’interpréter à travers des interpolations et des résumés, afin qu’elle soit lue, donc étudiée, et non récitée oralement. Plus tard ce nouveau genre d’intellectuel

158Kant, Emmanuel, Qu’est-ce que un livre, Puf, 1995 (première édition : 1796)

159 Ibid., p. 133

160 Febvre, Lucien, Martin, Henri-Jean, L'apparition du livre, Albin Michel, Paris, 02/1999, p. 239

acquerra un statut reconnu par la loi: « Et en 1710, de nouveau statuts octroyés par la Reine Anne viennent régler la question sur le plan juridique : désormais, la possession du copyright est accordée a l’auteur et non plus au libraire ; c’est donc désormais l’auteur qui fait inscrire son ouvrage sur le registre officiel et qui en est tenu pour propriétaire ». 161

Le papier donne un autre élan aux arts visuels : « Les peintres et les architectes y trouvent un nouveau support, beaucoup plus favorable que le parchemin, pour le dessin de grande dimension, les études préparatoires, les croquis et l’esquisse »162

Il permet aux peintres, aux sculpteurs et aux architectes de faire des croquis, prendre des notes ou étudier un détail, créer alors une œuvre dans l’œuvre ou un commentaire visuel ou verbal avant l’image finale.

Le plus important est toutefois qu’à travers les croquis de l’œuvre une nouvelle échelle est créée, à savoir une représentation qui s’interpose entre la pensée et l’œuvre finale. (La même chose arrivera également à partir le XIXe siècle avec la photographie, l’enregistrement de documents pour la création d’une œuvre, et à partir du XXe siècle avec l’ordinateur. Ce changement est très flagrant surtout chez les architectes.)

Aussi bien les carnets de De Vinci, avec les notes, les innombrables dessins et l’anatomie qui sera utilisée plus tard pendant des années par des artistes et des scientifiques, que les livres de morphologie humaine et de peinture de Durer, ou le traité d’architecture d’Alberti et d’autres, joueront un rôle important à l’évolution de l’art, mais aussi de la science (dont l’influence ira jusqu’à la structure de la société, selon McLuhan163).

Il en est ainsi pour des sciences telles que les mathématiques, la géométrie ou la physique, qui se formulent sur le papier, ainsi que pour les techniciens et les techniques. Même la musique, qui est un art qui concerne exclusivement l’ouïe, est conservée par le compositeur et transférée aux musiciens à travers son report sur papier.

161Ibid.

162 Biasi (de), Pierre Mark, Le Papier. Une aventure au quotidien, Découvertes Gallimard, 1999-2003, Paris, p.62

163 McLuhan, Marshall, La galaxie Gutenberg, Gallimard, 1977 (première edition: University of Toronto Press, 1962)

Nous constatons l’importance du papier à cette époque aussi par le nombre des ennemis du nouvel état de choses qu’il représente. Le papier pour toutes ces raisons est dangereux pour une partie de la société de l’époque qui n’est pas préoccupée par l’évolution de la pensée. Il est un moyen qui peut aider à la formulation d’une nouvelle réflexion, et la transférer à un public et à grande distance.

Pour cette raison le papier, et surtout le livre, sont liés à des persécutions, interdictions et surtout des embrasements.

Un grand nombre de livres, des bibliothèques entières même, sont brûlés avant que le libre transfert des idées ne soit autorisé. L’idée du feu qui détruit tant la matière que le contenu, dans le but d’arrêter sa propagation, est tellement répandue qu’elle conduit parfois à ce châtiment l’auteur lui-même.

Pascal Quignard note à propos de Giordano Bruno164 : « Bellarmin, consulteur du Saint Office et recteur de la Sacrée Pénitencerie […] décida de brûler : 1) les livres 2) leur auteur 3) des branches de chêne-liège ».

Le papier, jusqu’au XXe siècle inclus, avait une puissance particulière dans la société, non seulement pour ce qui concerne les institutions, où sous la forme de contrat enregistre une décision et un acte, mais aussi dans la vie quotidienne. Le papier est le support sur lequel sont transférés les sentiments de chacun, parfois le message d’un amoureux, parfois les idées d’un collaborateur ou les pensées vers un ami. Comme mentionne Pierre Mark de Biasi : « « Deux sous de papier pour écrire à vos amoureux » crient les marchants ambulants. Le 19ème siècle voit une véritable explosion de la correspondance : vers 1840, en Allemagne, on envoie une à deux lettres par an et par habitant ; en 1871, douze lettres, et en 1900 cinquante-huit : trente fois plus qu’en 1840. Les premières cartes de vœux sont imprimées en Angleterre, en 1842. Il s’en vend aujourd’hui trois milliards par an aux Etats Unis165 ». Pour le philosophe allemand Peter Sloterdijk la culture de l’écrit est profondément reliée à celle de la correspondance, et pour lui « les livres sont des grosses lettres adressées aux amis », 166

164 Furioso, Giordano, in Nouvelle Observateur, 20-26 septembre 1990, sité dans Bruno, Giordano, De la Magie, éditions ALLIA

165 Mark de Biasi, Pierre, Le Papier. Ibid., p.92

166 Sloterdijk, Peter, Règles pour le parc humain, Mille et une nuits, département de la Librairie Arthème Fayard, 2000, p. 7

La civilisation occidentale donc, à une période importante de son évolution, durant laquelle se forment l’image de l’état actuel, la philosophie et les sciences, utilise le papier pour valider et légitimer ses procédures, évoluer le mode d’éducation des jeunes, conserver les idées dans la mémoire et les transférer à ceux qui savent lire et écrire.

C’est l’époque où la civilisation prépare à travers les débris du passé son prochain pas.

Cette civilisation s’appuie littéralement à ses guenilles. Les guenilles sont la matière première qui est utilisée depuis le XIIIe siècle pour la production du papier.

C’est l’époque où les professionnels du genre mais aussi les chiffonniers tournent anxieusement autour des endroits où sont les moulins de fabrication de papier et ramassent toutes les loques.

Le papier, à travers les loques et les moulins à farine transformés, crée le support où seront enregistrées les nouvelles idées rationnelles et scientifiques qui soutiendront la forme nouvelle des nouveaux états. La plupart de ces données sont en vigueur encore aujourd’hui.

Le papier alors relève et valide tout dans notre civilisation, attestant en même temps l’authenticité de celui qui l’utilise.

Il existe une idée qui est formulée sur lui et qui a la possibilité de correspondre à tout ce qui est descriptible. En même temps il existe aussi sur le même médium « celui » qui confirme l’idée, le propriétaire avec sa signature.

Aussi, la plupart des fois sur le papier « existe » l’Etat lui-même qui atteste, par son sceau, la légitimité.

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