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7 . TEMPS ET RYTHMES DE TRAVAIL

7.1. L’ ARTICULATION DES HORAIRES ET DE LA VIE HORS - TRAVAIL

7.1.1. Les bases du conflit

« Perdre sa vie à la gagner » : ce dilemme n’a plus aujourd’hui le caractère très aigu qui était encore le sien dans les premières décennies du XXe siècle. En effet, en France, et juste avant la loi sur les 35 heures promulguée en 1998, la durée hebdomadaire effective moyenne du travail était de 40,3 heures pour les salariés à temps plein. Toutefois, au-delà de cette moyenne demeuraient des situations clairement moins favorables. Dans certains secteurs et pour certains groupes professionnels la durée effective du travail restaient nettement plus élevée : 42h30 pour les cadres, 45h30 pour les ouvriers des industries de la viande et du lait, 48h pour les chauffeurs routiers.

De plus, temps hors travail n’est pas tout entier du temps libre. Il faut encore en déduire (outre le sommeil) le temps requis par

L’importance du système des activités

Le temps : une ressource limitée

différentes tâches hors-travail telles que les tâches ménagères. Or ce temps présente aussi de fortes différences liées principalement à la situation familiale et au genre, et très précisément documentées par les enquêtes de l’INSEE. Ainsi, par exemple, parmi les femmes actives âgées de moins de 45 ans, les mères de 3 enfants passent journellement 27 minutes de plus aux activités «cuisine-ménage-linge» et dorment 14 minutes de moins que celles n’ayant que 2 enfants à charge. Parmi les couples ayant moins de 45 ans, 2 enfants à charge et travaillant tous les deux à plein temps, la femme consacre 4h51 aux travaux ménagers contre 3h30 pour le mari (Gadbois, 1990).

Le conflit entre le temps consacré au travail et celui alloué aux activités hors travail n’est pas seulement quantitatif. C’est aussi, et pour beaucoup, un problème d’articulation : d’importantes discor-dances existent entre horaires professionnels d’une part et exi-gences temporelles de la vie hors travail d’autre part.

Un conflit avec les rythmes biologiques

On sait que le fonctionnement de l’être humain est, dans son ensemble, sous-tendu par des rythmes biologiques et en particulier par une rythmicité circadienne dont une des manifestations les plus importantes est l’alternance veille/sommeil qui est réglée sur l’alternance du jour et de la nuit (Reinberg, 1997). Ce rythme de vie normal est évidemment remis en cause dans les situations de travail de nuit, mais aussi dans celles où le travail commence à des heures très matinales ou s’achève à des heures fort tardives, pou-vant, dans les deux cas, empiéter partiellement sur la nuit. Ainsi, par exemple 41 % des agents de stations du métro parisien qui prennent leur service à 5 heures du matin doivent se lever entre 3 et 4 heures (Prunier-Poulmaire & Gadbois, 2000) ; et la majorité de ceux qui assurent la fermeture des stations à 1h du matin ne peuvent se coucher avant 2h. La mise à mal de la rythmicité circadienne par certains horaires de travail ne se limite pas au sommeil ; les horaires décalés constituent de sérieuses contraintes pour les heures de prises de repas dont le dérèglement peut être source de troubles digestifs et, au-delà, de problèmes cardio-vasculaires (Costa, 1996 ; Prunier-Poulmaire, 1997).

Un conflit avec les rythmes sociaux

Un bon nombre d'activités de la vie quotidienne sont socialement programmées dans des plages horaires déterminées. Cette donnée est familière à tout un chacun : les parents ont à compter avec les heures de début et de fin de la journée scolaire, les consommateurs avec les heures d’ouverture des commerces ; l’heure du journal télévisé et celle du début de l’émission de prime time pèsent sur l’organisation de la vie familiale en soirée : temps du dîner et gestion du temps des devoirs scolaires. La force de ces rythmes est bien établie par les enquêtes nationales de l'INSEE sur les emplois du temps des Français (Roy, 1983).

Le temps :

un univers structuré

De son côté, le temps de travail obéit à des impératifs techniques et économiques qui déterminent les plages de présence des travail-leurs à leur poste :

- journées de travail commençant très tôt (5 heures du matin pour les éboueurs) ou finissant tard dans la soirée afin d’offrir à la clientèle ou au public des heures d’ouverture aussi étendues que possible (22 heures dans les hypermarchés) ;

- journées effectuées en 2 vacations, séparées par une coupure de plusieurs heures, afin d’ajuster les effectifs du personnel aux variations d’affluence de la clientèle (grande distribution alimentaire et vestimentaire) ;

- travail en équipes successives (2x8 ou 3x8) utilisé tantôt pour satisfaire aux contraintes techniques d’un fonctionnement con-tinu 24h sur 24 (sidérurgie, transports, centrales nucléaires, hôpitaux, services de secours, police, ...) tantôt pour obtenir une plus grande rentabilisation des équipements (construction automobile, industrie textile, …).

Ainsi, dans beaucoup de cas, la présence au travail est requise à des heures où il serait nécessaire ou souhaitable d’être libre pour vaquer à différentes activités de la vie hors travail. Cette discor-dance entre les contraintes horaires du travail et les besoins de la vie hors travail présente des formes multiples. Elle est de moindre envergure mais néanmoins complexe pour les salariés dont l’heure de prise de travail ne leur permet pas d’accompagner leurs enfants à l’école ; elle est de plus grande ampleur dans les situations d’horaires dits «décalés» (2x8 ou 3x8) : un travailleur posté en équipe d'après-midi, qui travaille de 14h à 22h, se trouve privé de la possibilité de suivre le travail scolaire de ses enfants, de participer au dîner familial, de suivre les émissions de télévision programmées aux heures de plus grande écoute, ou encore d'assis-ter à une réunion d'association en soirée. En contrepartie, les heures libres dont il dispose le matin peuvent lui servir à bricoler, à jardiner, éventuellement à faire des courses ou des démarches administratives, mais non pas à récupérer les activités qu'il n'a pu effectué en soirée. Aussi, il n’y a pas que des restrictions : il peut y avoir des avantages mais rarement de compensation.

Structure de la partition temporelle du temps travail / hors-travail

Temps de travail et temps hors travail peuvent se trouver découpés, de multiples manières, en périodes plus ou moins longues. Ainsi, dans les Douanes françaises, certaines brigades de surveillance fonctionnent sur la base de postes journaliers de 6 heures ce qui permet de disposer chaque jour d’un temps hors travail important mais a pour contrepartie de travailler au minimum 6 jours par semaine et parfois d’effectuer deux vacations sur une même journée pour accomplir les 39 heures hebdomadaires requises.

D’autres brigades fonctionnent sur la base de postes de 12 heures ce qui, à l’échelle de la journée, paraît relativement pénalisant mais permet en revanche de ne travailler que 3 à 4 jours par semaine et

de disposer chaque semaine de plusieurs jours libres éventuel-lement consécutifs (Gadbois, & Prunier, 1996).

Comme le montre cet exemple, la combinaison des deux para-mètres « durée journalière du travail » et « mode d’enchaînement des jours de travail et des jours de repos » peut produire à l’échelle de la semaine, du mois, voire de l’annéeun temps libre très frac-tionné ou au contraire concentré en plages de longue durée. Cette amplitude des plages de temps libre est un élément central. En effet, toute activité hors travail s’inscrit dans un emploi du temps où elle doit être agencée avec d’autres en prenant en compte les conditions spécifiques d’exécution de chacune comme par exemple les partenaires requis, les lieux de réalisation,...

Plus longues sont les plages de temps libres, plus larges les marges de manœuvre dont on dispose pour organiser l’emploi de ces temps : atout pragmatique, mais aussi avantage subjectif dans la mesure où, bien souvent le temps hors-travail s’oppose à celui du travail par l’autonomie dont on dispose. Les évaluations de la récente mise en place de la semaine de 35 heures témoignent de la valeur accordée à l’extension des plages de temps libre. Ainsi, parmi les salariés pour lesquels ce passage a pris la forme d’une réduction quotidienne des heures travaillées, nombreux sont ceux qui auraient préféré une autre modalité de réduction du temps de travail comme la libération hebdomadaire d’une demi-journée de travail ou l’attribution de jours de repos supplémentaires (DARES, 2000).

Stabilité ou variabilité des horaires

L’articulation de l’activité professionnelle et des activités hors travail exige, de la part des individus, l’élaboration de compromis et d’arrangements qui impliquent souvent l’ensemble de la cellule familiale et les différents partenaires de la vie hors-travail au travers de tentatives de coordination des emplois du temps.

Ces mesures d’organisation de la vie quotidienne peuvent, par exemple, porter sur le choix d’un mode de garde des enfants, celui du mode de transport pour les déplacements domicile-travail, celui du moment et des modalités de réalisation des courses hebdo-madaires, etc... Ces coordinations et ces modes d’organisation mettent en jeu des ressources (réseau d’aides, moyens collectifs, ...) sujettes à des contraintes propres telles qu’il est généralement malaisé de les mobiliser à des moments différant selon les jours ou les semaines. Modifier fréquemment l’organisation quotidienne de la vie hors-travail pour l’ajuster à la variabilité des horaires exige une gestion complexe qui constitue in fine une charge mentale élevée dont l’exemple le plus évident concerne la garde des enfants (Prévost & Messing, 2001). Or, la variabilité est aujourd’hui une caractéristique des horaires de travail très répandue. A l’orée de ce siècle, un quart des salariés y sont exposés contre leur gré : 17 % avec des horaires variables selon les jours fixés par l’entreprise, 9 % en équipes alternantes, en 2 ou 3 équipes (DARES, 2000).

Nombreux sont donc les salariés qui doivent mettre en place des solutions différant selon les jours, et donc gérer un système plus

complexe et plus vulnérable. S’ajoute en outre à ces difficultés pratiques, l’impact psychologique que ces fluctuations font peser sur les interactions au sein de la famille, spécialement au regard des temps de présence des parents auprès de leurs enfants.

Les difficultés sont accrues quand la variabilité s’accompagne d’une faible prévisibilité, avec des changements d’horaires décidés et annoncés dans des délais très courts, comme c’est le cas par exemple pour les caissières d’hypermarchés, auxquelles il peut être demandé, en raison d’une affluence inattendue, ou de la défection inopinée d’une collègue, de retarder de plusieurs heures la fin initialement prévue de leur vacation en cours (Rocher, Prunier &

Poète, 1996, Prunier-Poulmaire & Gadbois, 2000).