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2.2 Asymétries du système visuo-moteur

2.2.1 Asymétrie naso-temporale

En raison de l’architecture du système visuel, les deux hémichamps ne sont pas égaux pour la réalisation de tâches perceptives ou visuo-motrices. Nous avons vu dans le Chapitre1que le nerf op- tique de chaque œil était composé de 60% de fibres provenant de l’hémirétine nasale et 40% de fibres provenant de l’hémirétine temporale (Curcio et al.,1987; Curcio & Allen,1990). Dans chaque nerf optique, les fibres provenant de l’hémirétine nasale sont également plus denses et plus larges que celles provenant de l’hémirétine temporale. Cela est du au fait que l’hémirétine nasale de chaque œil contient une densité de cônes et de cellules ganglionnaires plus importante que l’hémirétine tem- porale (Curcio & Allen,1990). Comme illustré dans la Figure 2.1, cette asymétrie naso-temporale (ANT) de la rétine et des fibres du nerf optique va se répercuter à toutes les étapes corticales et sous-corticales du traitement de l’information visuelle. La voie rétino-tectale vers le CS est en ef- fet directement impactée car dans le CS les projections en provenance de l’hémirétine nasale sont plus larges et plus denses que celles en provenance de l’hémirétine temporale (Sterling,1973;Hu- bel et al., 1975; Tigges & Tigges,1981;Itaya & Van Hoesen, 1983). Cette ANT colliculaire trouvée chez le chat et le singe a d’ailleurs été confirmée chez l’Homme (Sylvester et al.,2007) en imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf ) avec une activation plus forte du CS par des stimuli présentés dans l’hémichamp temporal (stimulation de l’hémirétine nasale) que dans l’hémichamp nasal (stimulation de l’hémirétine temporale). La même étude reportait cependant que les activa- tions du CGL n’étaient pas modulées par l’hémirétine dont provenait l’information, suggérant que l’ANT serait restreinte à la voie rétinotectale du traitement de l’information visuelle (Sylvester et al., 2007). Pourtant, plus de vingt ans auparavantConnolly & Van Essen(1984) montraient un avantage des projections de l’hémirétine nasale dans le CGL des macaques comparées à celles de l’hémirétine temporale, suggérant la présence d’ANT dans la voie rétino-géniculo-striée. La présence d’ANT dans la voie rétino-géniculo-striée a d’ailleurs été confirmée par la mise en évidence d’ANT dans le cortex visuel primaire (V1), structure finale de cette voie du traitement de l’information visuelle (Tychsen & Burkhalter, 1997; Toosy et al., 2001). Tychsen & Burkhalter (1997) ont par exemple montré que dans la couche IVC de V1 les colonnes de dominance oculaire recevant les fibres des hémirétines nasales (i.e., les colonnes de l’œil gauche dans V1 droit et les colonnes de l’œil droit dans V1 gauche) étaient plus larges et occupaient une aire plus importante que celles recevant les fibres des hémi- rétines temporales. Finalement, il semblerait que l’ANT présente au niveau de la rétine et du nerf

Chapitre 2. Asymétries perceptives et motrices

optique se propage dans les deux voies visuelles, rétino-tectale et rétino-géniculo-striée. Les avan- tages de l’hémirétine nasale dans le CS et dans le CGL ont d’ailleurs été mis en évidence au sein d’une même étude (Williams et al.,1995) qui, bien que réalisée chez le singe, a apporté une contribution importante à la découverte d’ANT à la fois dans les voies rétinotectale et rétino-géniculo-striée.

Figure 2.1 – Asymétrie naso-

temporale des voies visuelles. La répartition inégale entre les fibres en provenance des hémirétines nasale et temporale au sein du nerf optique va se retrouver tout au long des voies rétino-géniculo-striée et rétino-tectale. L’avantage de l’hémirétine nasale (hémi- champ visuel temporal) est symbolisé par un trait plein, contre un trait en pointillés pour les projections de l’hémirétine tem- porale. Seules les projections de la rétine de l’œil gauche sont illustrées, mais celles de la rétine de l’œil droit présentent la même asymétrie. OG = œil gauche, OD = œil droit, HRT = hémirétine temporale, HRN = hémirétine nasale, CS = colliculus supérieur, CGL = corps genouillé latéral du thalamus, V1 = cortex visuel primaire, RT = voie rétino-tectale, RGS = voie rétino-géniculo-striée. Figure adaptée de Koller & Rafal(2018, p.2).

Les ANT anatomiques trouvées dans les voies visuelles vont avoir des conséquences importantes sur nos performances perceptives, attentionnelles et visuo-motrices. En effet, une préférence pour l’hémichamp temporal est fréquemment observée dans des expériences en vision monoculaire (en cachant un œil par un cache afin de ne pas tester l’hémichamp nasal d’un œil en même temps que l’hémichamp temporal de l’autre œil). Par exemple, Posner & Cohen (1980) ont présenté à leurs participants deux cibles saccadiques, une dans chaque hémichamp. A chaque essai, les participants devaient réaliser une saccade vers la cible de leur choix. Les résultats montrent une ANT nette, avec en moyenne 79% des saccades dirigées vers l’hémichamp temporal. Notons que siPosner & Cohen (1980) ont proposé que cette asymétrie était liée à l’ANT de la voie rétino-tectale, leurs résultats ont ensuite été retrouvés en utilisant de stimuli colorés (s-cone stimuli) perceptibles uniquement par la voie rétino-géniculo-striée (Bompas & Sumner,2008; Bompas et al.,2008), suggérant l’implication de cette voie dans l’ANT comportementale trouvée par Posner & Cohen (1980). Par ailleurs, afin d’orienter l’attention d’un participant vers un hémichamp donné sans qu’il ne bouge les yeux (i.e., orientation covert de l’attention), il est possible d’utiliser un indiçage spatial. La direction vers la-

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quelle le participant doit orienter son attention est alors indiquée par une flèche centrale ou par un stimulus flashé en périphérie avant l’apparition de la cible visuelle que le participant doit détecter. Il convient alors de distinguer trois types d’indiçage spatial (Posner & Cohen,1984) :

• un indiçage valide oriente l’attention dans la direction vers laquelle la cible visuelle que le participant doit détecter apparaitra,

• un indiçageinvalide oriente l’attention dans la direction opposée à celle vers laquelle la cible visuelle apparaitra,

• et enfin un indiçage neutre n’oriente pas l’attention (les deux directions sont indiquées, par une double flèche par exemple).

Classiquement, les temps de réaction (manuels ou saccadiques) sont plus courts après un indiçage valide et plus longs après un indiçage invalide comparés à un indiçage neutre. Notons cependant que lorsqu’un délai long est introduit entre l’apparition de l’indice et l’apparition de la cible, un indiçage valide peut alors amener à des temps de réaction plus longs qu’un indiçage neutre (Posner & Cohen, 1984). C’est ce qu’on appelle l’inhibition de retour : si aucun événement ne survient à la position sur laquelle l’attention a été orientée, elle se désengage de la position en question afin d’explorer un autre endroit de l’espace. La position de laquelle l’attention s’est désengagée est alors inhibée temporairement, pour ne pas ré-explorer une position spatiale déjà explorée auparavant. Des ANT ont été montrées lors de la réalisation de ce type de tâches en vision monoculaire. Les différences de temps de détection entre les indiçages valide et neutre et entre les indiçages invalide et neutre semblent en effet majorées dans l’hémichamp temporal (hémirétine nasale) comparé à l’hémichamp nasal (hémirétine temporale) (Rafal et al.,1989,1991;Mulckhuyse & Theeuwes,2010). Dans ces études, l’inhibition de retour a également plus d’effet dans l’hémichamp temporal que dans l’hémichamp nasal.

En plus de leur influence sur les performances perceptives et attentionnelles, les asymétries du système visuel entre hémirétines temporale et nasale vont avoir des conséquences directes sur les performances visuo-motrices, et vont notamment impacter les paramètres des saccades oculaires réalisées vers les hémichamps temporal et nasal. L’ANT présente dans les voies rétino-tectale et rétino-géniculo-striée semble en premier lieu impacter le pic de vitesse des saccades, plus élevé pour les saccades dirigées vers la tempe que pour celles dirigées vers le nez (Hyde,1959;Robinson,1964; Cook et al.,1966;Fricker,1971;Collewijn et al.,1988;Jóhannesson & Kristjánsson,2013). De manière importante, l’ANT sur le pic de vitesse a été montrée pour des saccades express (e.g.,Jóhannesson et al.,2018), réactives (e.g., Jóhannesson & Kristjánsson, 2013) et volontaires (e.g., Collewijn et al., 1988), témoignant d’une part de son caractère robuste, et d’autre part de l’existence d’ANT dans une structure cérébrale commune aux bases neurophysiologiques de ces différents types de saccades. La mise en évidence d’une ANT sur les autres paramètres saccadiques est cependant beaucoup plus rare.Collewijn et al.(1988) etJóhannesson et al.(2012) montrent une ANT sur l’amplitude des sac- cades, plus grande pour les saccades temporales que pour les saccades nasales, alors que Walker et al.(2000) etKristjánsson et al.(2004) n’en montrent pas. Les seules ANT ayant été reportées sur la durée des saccades n’impliquaient que des effets de 2 à 5 ms observés sur trois à quatre parti- cipants (White et al., 1962;Robinson,1964;Collewijn et al.,1988) ou sur les très grandes saccades

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seulement (>60°, Collewijn et al., 1988). La latence des saccades ne semble pas non plus présenter d’ANT clairement établie. Walker et al.(2000) ne trouvent une ANT sur la latence que lorsqu’un distracteur est présenté dans l’hémichamp opposé à la cible, sans aucune asymétrie pour les sac- cades réalisées vers une cible seule. En comparant les latences de prosaccades (dirigées vers la cible visuelle) et d’antisaccades (dirigées vers la position en miroir de la cible visuelle) réalisées vers les hémichamps temporal et nasal,Kristjánsson et al.(2004) ont montré que les prosaccades avaient des latences plus courtes lorsqu’elles étaient dirigées vers l’hémichamp temporal que vers l’hémichamp nasal, tandis que les antisaccades avaient des latences plus courtes lorsqu’elles étaient dirigées vers l’hémichamp nasal (i.e., lorsqu’elles étaient déclenchées par un stimulus dans l’hémichamp tem- poral) que vers l’hémichamp temporal (i.e., lorsqu’elles étaient déclenchées par un stimulus dans l’hémichamp nasal). Ce résultat intéressant suggère que les ANT des voies visuelles permettent des latences saccadiques plus courtes non pas lorsque la saccade est dirigée vers l’hémichamp temporal, mais lorsque la stimulation visuelle déclenchant la saccade est présentée dans cet hémichamp. Ces effets n’ont cependant ensuite jamais été répliqués, et d’autres études ne reportent aucune différence de latence entre les hémichamps temporal et nasal (e.g.,Rafal et al.,1991;Honda,2002;Bompas et al., 2008). Notons cependant que les études récentes deKoller & Rafal(2018) etJóhannesson et al.(2018) montrent de claires ANT sur la latence des saccades. Contrairement à celles décrites précédemment, ces deux études utilisaient un paradigme déclenchant des saccades express, suggérant que l’ANT sur la latence ne s’exprimerait que pour ce type de saccades.

Il semblerait donc que pour les saccades réactives et volontaires, seul le pic de vitesse rende compte des ANT présentes dans les voies visuelles. Cela peut paraitre surprenant dans la mesure où ce paramètre reflète les derniers stades de l’exécution de la saccade (Munoz et al.,1991;Wurtz, 2009). L’absence d’ANT sur un paramètre tel que la latence, qui reflète des stades plus précoces de la transformation sensori-motrice, pourrait s’expliquer par les nombreuses influences cognitives (e.g., attention, prise de décision) agissant sur la voie rétino-géniculo-striée (Pierrot-Deseilligny et al., 1995). En effet, la latence des saccades est connue pour être très sensible à ces influences cognitives (Sommer & Wurtz,2000;Leigh & Zee,2006), dont les effets pourraient masquer les ANT et empêcher leur observation (voirBompas et al.,2008;Jóhannesson et al.,2012, pour des arguments similaires). En lien avec cette interprétation, rappelons que les saccades express sont le seul type de saccades pour lequel une ANT sur la latence a été montrée de manière robuste (Jóhannesson et al.,2018;Kol- ler & Rafal,2018). Or ces saccades diffèrent des autres notamment par la plus forte implication de la voie rétino-tectale dans leur génération (Edelman & Keller,1996; Dorris et al.,1997;Hall & Lee, 1997), qui est beaucoup moins sujette aux influences cognitives que la voie rétino-géniculo-striée. Contrairement à la latence, le pic de vitesse est un paramètre très peu sensible aux influences cog- nitives (Galley,1989;Leigh & Zee,2006;Di Stasi et al.,2013), ce qui pourrait expliquer l’observation systématique des ANT sur ce paramètre quel que soit le type de saccades étudié. Dans la section3.2.2

du Chapitre3, nous verrons que l’ANT trouvée sur le pic de vitesse des saccades peut différer selon la dominance oculaire des individus. Dans lesArticles 1, 2, 3 et 5 de cette thèse, nous utiliserons ces différences individuelles d’ANT liées à la dominance oculaire comme indicateurs de l’intensité de la dominance oculaire (voir aussi l’étude deVergilino-Perez et al.,2012a, décrite dans le Chapitre3).

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