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Les trois ’archai’: principes de formation ou principes de fonctionnement?

4 - Le foetus grandit comme une plante

II- «Principe» et âme

2- Les trois ’archai’: principes de formation ou principes de fonctionnement?

Nous avons vu précédemment combien Galien s’attachait à démontrer l’existence de trois principes présidant à la formation de l’embryon, contre ce qu’il avait lui-même défendu dans La semence, à savoir que le coeur était le premier formé, suivant l’opinion d’Aristote qui voyait dans cet organe le siège de l’âme. Ainsi Galien conclut-il ses recherches à la fin de La formation du foetus: « Mais ceux qui n'ont fait aucune de ces découvertes ni mené à fond leur recherche osent montrer une explication non unique, mais une succession d'énoncés dans laquelle ils prennent comme hypothèse de départ, — ni crédible par les sens ni démontrable par le raisonnement— l'existence première du coeur. Leur deuxième affirmation est que le coeur façonne les autres parties, comme si celui qui l'avait fabriqué — quelqu'il soit— disparaissait et n'existait plus; ils en déduisent ensuite que la partie de l'âme qui nous gouverne est située dans le coeur... Pour la première formation, le raisonnement et les découvertes de l'anatomie nous conduisent aux artères et aux veines, au chorion et au foie, et non au coeur; ensuite pour la deuxième et la troisième, .. à ces parties qui après la naissance, apparaissent si elles n'existaient pas du tout ou s'achèvent si elles n'étaient pas terminées.»773

Mais comment affirmer que le foie est le principe des veines, le coeur celui des artères, le cerveau celui des nerfs? l’étude embryologique lui fournit déjà une réponse, et nous avons vu comment c’était plus la théorie qui guidait ici son observation, que l’inverse, puisque les phénomènes du début de l’embryogenèse ne sont pas observables à l’oeil nu. L’examen de la matière qui compose ces organes peut aussi être une aide:

« Le deuxième point est de savoir si la matière des organes que nous examinons est la même partout ou si elle est complètement différente. Celle de la moelle et des nerfs est tout à fait semblable à celle du cerveau, comme la substance des enveloppes qui les entourent est identique à celle des méninges qui entourent le cerveau. Mais la matière des artères n'a rien de commun avec celle du coeur, comme celle des veines avec celle du foie. Donc, quand la matière parait être la même, il est évident que les parties les plus minces sont des pousses des parties les plus épaisses et ne peuvent être engendrées sans elles, comme les rameaux ne peuvent l'être sans le tronc. Mais quand il est manifeste que la matière des veines est autre que celle du coeur et du foie, il est difficile de déduire de ces apparences si la veine cave naît du coeur pour se jeter dans le foie ou si, naissant du foie, elle se termine dans le coeur, ou bien si aucune de ces deux solutions n'est valable, mais que cette veine proviendrait d'une troisième partie. Ainsi,

771 Même comparaison avec les automates dans Arist. G.A. 2.1 734b L.54

772 Foet.form. VI K.IV 688-9

pour la veine "hépatitis", les anatomistes ont recherché avec raison l'origine de sa génération, tandis qu'ils sont tombés d'accord à propos des nerfs.»774

Galien, à la suite d’Hérophile, va donc chercher d’autres critères: l’expérimentation: « Il me faut maintenant compléter ce qui a été dit plus haut et que même les bons philosophes ignorent, tout comme les autres faits de la dissection. C'est le moment de commencer par Hérophile775; il écrit que les descriptions anatomiques disant que telle partie est née de telle autre ne permettent aucune présomption pour la théorie, comme le font certains qui le comprennent mal, et que c'est à partir d'autres observations que nous pouvons découvrir les forces qui nous gouvernent et non de la simple vision des parties. Mais cette opinion réclame quelques explications. Je les ai fournies plus longuement dans mes Commentaires sur Hippocrate et sur Platon776, mais je dois en donner un résumé ici:

La première distinction est tirée des artères, des veines et des nerfs coupés ou ligaturés: on voit l'une des parties ligaturées avoir son fonctionnement habituel et l'autre le perdre complètement. Ce même fait est bien visible pour la moelle épinière: Si on la sectionne en un endroit du rachis, les nerfs qui viennent de la partie située au-dessus de la section conservent le mouvement et la sensibilité tandis que ceux d'en-dessous les perdent instantanément. Ce qui démontre clairement que ces propriétés s'écoulent de haut en bas à partir du cerveau. En suivant la même démonstration, si on serre par un lien une artère quelconque, la partie au-dessus du lien reliée au coeur bat comme auparavant, mais l'autre ne bat plus immédiatement: ce qui prouve que l'origine du mouvement des artères est le coeur. Voila donc la meilleure et la plus claire des explications du principe des fonctions.»777

Au passage, nous trouvons là un exemple typique des démonstrations "scientifiques" de Galien: l'expérimentation et le raisonnement employés à juste titre pour les artères et les nerfs sont supposés s'appliquer automatiquement aux veines sans que mention en soit faite, et pour cause: la ligature et la section des veines montreraient que l'écoulement sanglant continue à se faire à partir du bout distal de ce vaisseau, et non de la partie reliée au foie.

Ainsi les principes apportés par les semences et le sang servent-ils à la formation première des trois principaux organes, qui engendrent à leur tour les différentes structures qui dépendent de chacun d’eux:

« Voici donc comment je réfute absolument ceux qui osent déclarer que les autres parties ont été engendrées par celle qui a été formée la première. Car ce principe créateur, une fois cette partie terminée ne quitte pas du tout l'embryon en ordonnant aux parties qu'il a faites d'engendrer les autres. C'est pour cette raison que les artères et les veines qui ont été engendrées les premières engendrent les autres parties. Pourtant, le corps des artères et des veines ne parait pas provenir de la matière du foie ou du coeur, comme la moelle épinière et les nerfs de l'encéphale et des méninges. C'est très probable — dans la mesure où on peut se prononcer dans l'incertitude — le principe qui crée les artères et les veines, en assurant lui-même leur division, s'applique à toutes les parties du foetus pour les façonner selon leurs particularités et il est très probable aussi que les autres parties façonnées, une fois complètement achevées, ne vont pas manquer d'agir sur le fonctionnement naturel de leur propre substance: et les reins n'ont pas besoin d'une autre partie pour leur propre fonctionnement, ni les matrices, ni la rate, ni l'intestin, ni aucun autre organe.»778

Nous remarquerons combien Galien se montre beaucoup plus prudent dans ce passage, alors qu’il était formel dans La Semence: mais si ces principes formateurs restent dans le 774 Foet.form. V K.IV 680 775 Von Staden frg.70 776 De plac.Hipp.et Plat.IX K.V 777 Foet.form. V K.IV 678-9 778 Foet.form. V K.IV 683-4

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foetus, sont-ils les mêmes que ceux qui assurent le bon fonctionnement de l’organisme chez l’être achevé? la connaissance de ceux-ci est indispensable à tout homme qui étudie la physiologie:

« Pour les médecins, il est tout à fait utile de savoir, chaque fois que la moitié du corps ou presque tout le corps est soudainement paralysé et ne peut bouger par les efforts de la volonté et qu'en plus il est totalement insensible ou qu'il sent indistinctement, à quelle partie du corps il faut administrer les remèdes. Ce qui est impossible à savoir avant d'avoir recherché si toutes les parties de l'animal possèdent d'elles-mêmes la sensibilité et la motilité dont on a parlé, ou bien si elles reçoivent par les nerfs le flux d'une certaine faculté provenant du cerveau selon l'avis de tous les anatomistes, ou, comme certains le prétendent, du coeur.

Les stoïciens779... auraient dû baser leur démonstration sur des évidences, comme le font les médecins anatomistes. Mais, en prétendant que le coeur est formé en premier, sans fournir un fait provenant de la dissection d'où ils démarreraient leur recherche, ni aucune autre démonstration logique, ils additionnent une erreur à une autre lorsqu'ils affirment que les autres parties proviennent du coeur qui est le principe qui les engendre et les organise aussi.

Auparavant donc, lorsque les connaissances en anatomie n'étaient pas aussi développées qu'aujourd'hui, il régnait vraiment une incertitude sur le principe qui envoie sensibilité et motilité aux parties de l'animal par l'intermédiaire des nerfs. Mais maintenant, de nombreux anatomistes s'accordent sur la guérison de ces maladies, et tous les médecins l'ont jugé d'après leur expérience longue et concordante: ceux qui ont la manie sans fièvre, ou de la mélancolie, ou ceux qui manifestent divers troubles de la raison ou de la mémoire, ceux qui ont la "phrenitis" avec fièvre, ou ceux qui sont tombés en léthargie, ou les épileptiques, les apoplectiques, de l'avis unanime, ne doivent pas manquer de soins pour la tête. Pourtant les stoïciens sont les seuls à continuer de rechercher les faits bien connus de tous ceux qui ont voulu les trouver.»780

Cependant, la primauté du cerveau, selon Galien, n’empêche pas que toutes les parties soient interdépendantes:

« Le coeur donc —et certains veulent en faire l'unique gouverneur de l'animal— privé de la respiration cesse de battre et, en même temps que lui, meurt l'animal tout entier. La respiration est abolie non seulement dans les cas d'étranglement ou quand un phlegmon des régions péri-laryngées obstrue le passage du souffle, mais aussi lorsque les nerfs qui assurent la mobilité du thorax sont endommagés par section, compression ou ligature, et qui prennent tous leur origine dans la moelle épinière, comme celle-ci dans le cerveau. Ainsi le cerveau est utile à la permanence du coeur, par l'intermédiaire des nerfs moteurs du thorax dont la dilatation provoque l'inspiration, la contraction, l'expiration; de la même façon le coeur est d'une certaine utilité au cerveau et le foie à ceux-ci, comme je l'ai démontré dans mes travaux à ce sujet. Il n'y a pas que ces trois principes mais aussi toutes les autres parties qui s'aident mutuellement. En un mot, je rappellerai ce que j'ai écrit sur chacune des autres dans l'Utilité des parties:

Le foie a donné naissance aux reins et aux deux "vessies", celle qui contient la bile accrochée à ce viscère même, celle qui contient l'urine rattachée au rein, et la rate pour purifier les dépôts des résidus du viscère. L'estomac commence la coction pour le foie et les anses intestinales servent à la digestion: je l'ai démontré avec tout le reste concernant chaque point du corps dans mon ouvrage Sur l'Utilité des parties. Les médecins et les philosophes qui n'hésitent pas à attribuer toute l'importance au coeur n'ont pas la moindre connaissance de ces faits.»781

Mais la grande question est de savoir si les principes de formation sont les mêmes que ceux qui servent au fonctionnement du corps:

779 Sur la critique des stoïciens chez Galien, on peut consulter Nickel D.(1995)

780 Foet.form. IV K.IV 677-9

« Si on trouvait que le foie est le point de départ de la génération de la veine cave, il serait aussi difficile que précédemment d'en déduire si le point de départ de l'organisation des êtres achevés est le même qu'il était au début ou si un autre mécanisme se produit pour eux.782 » et plus loin: « Même en admettant que le coeur est le premier formé de tous et qu'en outre il forme les autres, on n'en déduit pas obligatoirement que les fonctions chez l'animal adulte dépendent du coeur, ni qu'il y ait un même principe pour la génération et pour le fonctionnement.»783

Ainsi, « chaque espèce de corps a des principes différents pour sa génération et pour son organisation. Il y a des gens pour construire des villes et d'autres pour les habiter, comme des gens pour fabriquer les bateaux ou n'importe quel objet et d'autres qui se servent correctement de ces fabrications.»784

Ainsi pourrions nous tenter de résumer la pensée de Galien en admettant que certains principes apparaissent les premiers, à partir de la matière et des ‘facultés’ des spermes et du sang, les vaisseaux ombilicaux d’abord, puis le foie et les veines, le coeur et les artères, le cerveau et les nerfs, et que les autres parties s’organisent progressivement les unes à partir des autres, mais qu’on ne peut en déduire formellement que ces principes sont les mêmes que ceux qui assurent le bon fonctionnement de l’animal. Il semblerait que ces principes aient donc une certaine ‘matérialité’, qui pourraient être la marque, à travers leur ordre d’apparition, de la tripartition de l’âme.