Nous allons mettre nos pas dans ceux de Galien pour suivre le plan qu’il nous annonce dans son Anatomie de l’utérus: «Maintenant, nous allons voir le seul point restant de ce que nous nous étions proposé: ce qui grandit dans l'utérus chez une femme enceinte, c'est à dire: d'abord le chorion, accolé à l'utérus, ensuite les membranes qui entourent l'embryon, et l'embryon lui-même.»586
I- La nécessité des dissections
Galien regrette que ce sujet ait été trop souvent traité par des non-médecins, puisque pour lui les bases de la connaissance reposent sur les dissections et l’expérimentation587. Ecoutons-le une fois de plus s’en prendre aux faux-savants dès l’introduction de La
formation du foetus:
« A propos de la formation du foetus, il y eut même des philosophes pour tenter d'écrire sans tirer aucun enseignement de l'anatomie. Ce n'est donc pas étonnant du tout qu'ils fassent erreur et soient en désaccord entre eux. Car là où certains détails ont échappé à ceux qui dissèquent avec soin, l'erreur est bien sûr inévitable pour ceux qui croient en leurs propres suppositions sans les faits tirés de la dissection.»588
La virulence de ses propos et le nombre des attaques (huit) dans un si petit ouvrage (40 pages dans l’édition de Kühn) nous montrent bien que ce sujet lui tenait particulièrement à coeur, dans un temps où l’embryologie n’était pas une simple description de phénomènes observés mais rejoignait la question beaucoup plus vaste de l’organisation du vivant; en voici quelques exemples:
« La plupart se sont complètement trompés, et surtout les philosophes, pour ne rien connaître des observations faites en disséquant des animaux, dont les plus utiles sont celles révélées par la dissection habile sur le vivant pour mettre à nu les parties profondes.»589 Et ailleurs:
« Les médecins anatomistes s'indignent avec raison parce que certains, non contents de proclamer ce qu'ils ignorent, vont jusqu'à dénigrer ceux qui savent.»590
Galien, suivant en cela ses principes, va donc disséquer de nombreux animaux, et étend, par analogie, ses découvertes à l’homme. Plus encore que dans notre première partie où l’on voyait que certains, un peu rapidement, avaient pu un instant imaginer que Galien ait disséqué des cadavres humains, il est totalement inconcevable de le voir travailler sur une femme enceinte. Par contre, on pourrait penser qu’il lui aurait été possible de se procurer un produit d’abortus, sans trop de réticences morales, puisqu’il ne condamne pas la dissection de cadavres de nouveau-nés exposés.591
1- Méthodes de dissection sur l’animal vivant
Nous retrouvons ici le traité Sur les Procédés anatomiques où il va nous expliquer comment disséquer l’animal mort ou vivant. Il est très important pour nous qu’il précise
586 Anat.ut. X K.II 902 N.50 : « ti/na kuou/shj th=j gunaiko£j e)nto£j th=j mh/traj fu/etai: Ce qui grandit dans
l’utérus d’une femme enceinte » Soranos utilise cette formulation mot pour mot pour introduire son chapitre 19
(Gyn.I,19 B.55); peut-être s’agissait-il d’une formule consacrée en anatomie?
587 Debru A. (1994) « L’expérimentation... »
588 Foet.form. I; K.IV,652
589 Foet.form. IV; K.IV,664
590 Foet.form. V; K.IV,686
591 Anat.adm. I,5 K.II, 386 G.327: Galien ne nous dit pas s’il l’a fait lui-même: « La dissection fréquente de
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ici qu’il s’agisse d’une chèvre592, car nous rencontrerons plus loin des difficultés quand nous serons dans l’ignorance de l’espèce étudiée.
« (Pour)... décrire ce qui est visible chez le foetus vivant, à mon avis, il faut que la chèvre —c’est notre habitude de réaliser cette dissection spécialement chez cet animal — soit préparée de cette manière. Attache-la étendue sur le dos avec la tête soulevée un peu en l’air, avec le poil de l’abdomen rasé pour que, à la dissection, on ouvre en un seul coup tout l’abdomen jusqu’au péritoine; l’entaille doit être dans la région située entre les veines et les artères qui descendent du sternum et les veines et les artères qui montent à partir du bas et qui sont communes aux mamelles et aux matrices... Il faut que l’entaille à cet endroit soit dans la partie dans laquelle il y a la cavité de l’utérus et plus bas, où il y a le foetus; tu comprends bien que tu dois faire attention à ne pas trop introduire le scalpel en sectionnant, pour ne pas ouvrir l’utérus en même temps que le péritoine. Dans tous les cas, tu dois couper ensuite peu à peu l’utérus; peut-être vas-tu penser qu’il est inutile de prendre la précaution de ne pas l’ouvrir du premier coup; sache toutefois que tu ne sais pas si l’entaille est arrivée sur un cotylédon, et c’est pourquoi il est préférable que tu écorches l’utérus, puis que tu l’ouvres avec précaution à un endroit entre les cotylédons, parce que si l’ouverture arrive sur les cotylédons, il se produira alors une hémorragie. Pour savoir où il faut faire l’entaille pour la cavité de l’utérus et la partie sous-jacente, le gonflement et la protubérance de l’abdomen te l’indiquent; la dimension de l’ouverture doit être telle que tu puisses y introduire la main. »593
2- Moyens d’étude des membranes embryonnaires
Pour arriver à extraire l’oeuf dans son entier sans briser les membranes qui sont très délicates et fragiles, il nous donne un procédé astucieux que nous avons mis en pratique personnellement dans notre dissection.
« Il faut aussi préparer une petite trompe dont la longueur est d’un pied et l’extrémité étroite de façon à pouvoir être introduite, selon ta préférence, dans l’orifice utérin, ou dans l’une des cornes quand il arrive que son extrémité soit découverte; si tu veux y souffler comme souffle sur le feu le bijoutier avec des instruments semblables à celui-ci, ‘ les souffleurs’. En soufflant dans le col de l’utérus, on dilate l’endroit entre le chorion et l’utérus, et en le faisant dans les deux cornes de l’utérus, on dilate la membrane nommée allantoïde. De cette façon, la dissection est plus facile parce que tu es guidé clairement, dans les parties qui viennent d’être gonflées, pour les libérer des parties qui sont en contact avec elles; après avoir pratiqué de cette manière deux ou trois fois, si tu veux disséquer dès le début sans insuffler, tu ne trouveras pas la chose difficile dans ce cas aussi.»594
592 « Je disséquais des chèvres pleines en vue des recherches faites par les anatomistes sur l’économie du foetus » nous précise Galien dans Loc.aff. VI,6 K.VIII,442
593 Anat.adm. XII, 6 Gar.965
II- Le chorion et le placenta
Lorsque nous employons le terme de ‘placenta’, le plus usuel à l’heure actuelle, nous savons bien qu’il ne désignait chez les latins qu’un gâteau plat ou une galette595 et n’a été introduit dans le langage médical qu’à la Renaissance, tandis que les grecs usaient préférentiellement du terme de ‘’chorion’’. Ce mot est resté dans le langage scientifique pour désigner l’enveloppe la plus externe de l’oeuf, celle qui est en contact avec l’utérus et responsable des échanges mère-foetus. Nous ne pouvons entrer ici dans le domaine très complexe de la formation des annexes foetales et de la placentation qui est plus celui de l’histologiste. Nous resterons donc à un stade ‘macroscopique’ et très schématique qui permette de saisir les explications de Galien.
Les échanges entre la mère et l’oeuf se font par l’intermédiaire des villosités choriales qui, au départ, entourent complètement l’oeuf et pénètrent plus ou moins profondément dans la muqueuse utérine. Ces villosités régressent par place pour donner le ‘chorion lisse’, simple membrane, et se développent à d’autres (‘chorion villeux’). Suivant les espèces, le chorion peut prendre des aspects fort différents selon le mode de régression des villosités:
- elles peuvent rester très petites, diffuses sur toute la surface de la membrane, comme chez les équidés (placenta ‘diffus’),
- se rassembler en petits ‘paquets’: les cotylédons, chez les ruminants,
595 Le ‘placenta’ est un gâteau plat mais épais que l’on coupe en tranches et arrosé de miel. André J. (1981) p.212-214
Figure 35: Dissection de chèvre gravide - La trompe a été dilatée par insufflation. Le chorion, que l’on voit transparent, se sépare ainsi plus facilement d’avec l’utérus.