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Les apports et les limites de ces huit références consacrées à l’anonymat/non traçabilité

Chapitre II Revue de littérature

2.3 Analyse des huit références du corpus se focalisant sur l’anonymat et la participation visible dans le cadre de l’utilisation d’un SISMO

2.3.3 Les apports et les limites de ces huit références consacrées à l’anonymat/non traçabilité

Nous avions indiqué précédemment que ces huit références se divisent en quatre catégories : retours d’expérience, comparaison avec des modalités d’interrogation collectives conventionnelles, étude de déterminants de la préférence pour l’anonymat, recherche à visée quasi-expérimentales portant sur des utilisations de SISMO avec des modalités d’identification différentes. Nous utilisons cette typologie et traitons en premier lieu des retours d’expérience.

2.3.3.1 Apports et limites des retours d’expérience

Davis (2003)

L’article de Davis intitulé Observations in classrooms using a network of handheld devices est un des plus anciens et un des plus riches articles décrivant une utilisation d’un SISMO imposant, non pas l’anonymat, mais une asymétrie de traçabilité que l’expression public anonymity, private accountability exprime et que nous reformulerions comme suit : non- traçabilité entre pairs / traçabilité par l’enseignant.e.

Davis justifie la non-traçabilité entre pairs, non pas, pour encourager/maximiser la participation visible, mais pour susciter des interactions orales inédites une fois les réponses affichés dans une forme agrégée donc anonyme Elle s’emploie même à rendre impersonnelles les interventions orales des apprenant.e.s de façon à développer leurs capacités métacognitives. Pour ce faire, elle incite les élèves à prendre la parole, non pas nécessairement pour défendre leur point de vue personnel, mais pour justifier un des différents points de vue exprimés par la classe. Elle interpelle les étudiant.e.s en leur demandant (p. 301) : « Que croyez-vous que la personne qui a répondu ainsi pensait ? Qui peut défendre cette réponse ? ». Elle cherche donc à initier une participation orale inédite, en mandatant les étudiant.e.s pour devenir le ou la porte-parole d’un point de vue qui n’est pas nécessairement le leur, ce qui est l’essence même du rôle de porte-parole, et qui constitue une initiation à la démocratie. Il s’agit également une démarche métacognitive puisque cet effort d’empathie qui est demandé ou plus exactement proposé à l’apprenant.e, rendu possible par la non-traçabilité de la réponse choisie par les orateurs/oratrices, lui

permet de s’approprier le conflit sociocognitif, exprimé extérieurement par les réponses affichées dans le SISMO167 si elle ou il doit défendre un point de vue qui n’est pas le sien.

Cette approche nous paraît d’autant plus judicieuse que selon Pariser (2012), les divergences de point de vue tendent, dans notre vie quotidienne, à être occultées par les algorithmes que nous utilisons sur les moteurs de recherche et les réseaux sociaux. En effet, ces algorithmes s’emploient à créer des biais cognitifs en proposant uniquement des informations, confirmant et renforçant les opinions et croyances de ceux et celles qui les utilisent. Dans son ouvrage intitulé The Filter Bubble: What The Internet Is Hiding From You, Pariser désigne ces biais cognitifs de confirmation par l’expression bulles de filtrage (filter bubble) pour suggérer que les individus hyper connectés, en apparence très informés, vivent en réalité dans leur bulle informationnelle, hermétique et consensuelle, confectionnée par ces algorithmes168. On observe donc un paradoxe entre une hyper-connexion, des routes

nouvelles, qui se mettent au service d’un enclavement dans une bulle.

Au contraire, si l’on veut développer une « pensée efficiente » comme le préconisent Burger et al. (2012, p. 39) dans leur livre 5 elements of Effective Thinking, il faut volontairement sortir de cette bulle dont parle Pariser. Ces auteurs écrivent ainsi que nous le traduisons : « Essayez d'autres idées hypothétiques et temporaires. En d'autres termes, ne dites pas ‘ Ok, je vais changer d'avis sur les soins de santé maintenant. ‘. Dites plutôt ‘ Pour le jour suivant ou même pour les vingt prochaines minutes, je vais prétendre que mes opinions sont le contraire de ce que je crois normalement’ (même si je sais que c'est un non-sens.) et voir où ces nouvelles croyances me mènent169. ». C’est très exactement ce que propose Davis en

167 On peut considérer que la démarche proposée par Davis est la réciproque de celle décrite par Draper et al

(2002, pp. 13‑14) : « On the other hand, the privacy of the choice means that, unlike in face to face groups, each

individual can express the choice they incline to, rather than only a choice they feel able to explain and justify to others. » Cette citation mélange deux idées. Dans une évaluation à main levée, la réponse est traçable mais elle

n’implique pas d’être justifiée à la différence de la réponse orale singularisante. Avec un SISMO, les réponses ne sont pas justifiées mais la (non-)traçabilité peut être imposée par l’enseignant.e ou laissée au choix de l’apprenant.e.

168 Eric Schmidt, qui a été le PDG de Google entre 2001 et 2017, valide le propos de Pariser. Dans l’article

Google and the Search for the Future («Jenkins Jr, 2010), il affirme : « [Thanks to] the power of individual targeting—the technology will be so good it will be very hard for people to watch or consume something that has not in some sense been tailored for them. » Nous proposons la traduction suivante de ces propos : « [Grâce à la] puissance du ciblage individuel - la technologie sera si performante qu'il sera très difficile pour les gens de regarder ou de consommer quelque chose qui, en un sens, n'a pas été conçu pour eux. »

169Try out alternative ideas hypothetically and temporarily. In other words, don’t say “Ok, I will change my opinion on health care now”. Instead say « For the next day or even for the next twenty minutes, I will pretend

suscitant des situations où chacun.e est invité.e à devenir l’avocat.e du diable. Elle encourage ainsi le développement d’une pensée critique, tout en conservant la non- traçabilité des réponses dans l’espace public, malgré la prise de parole de l’apprenant.e comme l’exprime le verbatim suivant (p. 304) : « With the histogram, the answer is out there to defend, it doesn’t even have to be yours170. ».

Notons que pour Nietzsche, le conflit et la divergence n’est pas une posture intellectuelle à mettre en œuvre consciemment, elle correspond à notre nature. Ainsi, Choulet cite la phrase suivante (2016, p. 153) : « Chaque chose, chaque être, le monde lui-même, est une lutte de contraires, le lieu d’une joute171». On peut également évoquer le « Je est un autre » de

Rimbaud.

Cet article de Davis fournit des éléments qualitatifs à base de verbatim pour proposer une dynamique riche de la participation orale, s’appuyant sur la participation visible non- traçable, consécutive à l’affichage des réponses collectées par le SISMO. L’article, de manière distinctive, propose une dénomination frappante de la situation pédagogique d’évaluation créée, « public anonymity, private accountability », mais erronée de notre point de vue parce que le propre de l’anonymat est de ne pas distinguer de destinataires ; il fonde sur le plan sémantique, malgré son inexactitude, une asymétrie de traçabilité dont l’auteure ne justifie guère l’intérêt pédagogique, mais que l’on retrouve, souvent plus implicitement qu’explicitement, dans les schèmes d’utilisation mis en œuvre dans la littérature.

Examinons maintenant le second retour d’expérience proposé par Durbin et Durbin.

Durbin et Durbin (2006)

Ce chapitre, tiré de l’ouvrage édité par Banks qui porte uniquement sur les Audience Response Systems, décrit les résultats de l’utilisation d’un SISMO, non pas de façon anonymisée mais en proposant une non-traçabilité quasi-totale. Les auteur.e.s indiquent (p.

my opinions are the opposite of what I normally believe (even though I know it’s a nonsense) and see where those new beliefs take me. ».

170 Nous traduisons cette citation ainsi : « Grâce à la présentation agrégée sous forme d’histogramme, une

réponse est là, prête à être défendue, quand bien même ce n’est pas celle que l’étudiant.e a faite. ».

171 Le mot joute comme l’indique le CNRTL (https://www.cnrtl.fr/definition/joute, consulté le 21/10/2018) a un

sens très riche puisqu’il présente une première dimension étymologique guerrière mais une joute, bien que combat, est également une forme de divertissement. Enfin, le CNRTL indique un sens particulièrement intéressant au regard de la pédagogie proposée par Davis puisque la joute est également un « affrontement oratoire où chacun fait assaut d'esprit, d'éloquence ».

118) que bien qu’il eût été possible de suivre par le numéro de terminal les réponses individuelles, cette option n’a pas été retenue. Durbin et al. justifient le choix de la non- traçabilité totale en affirmant que la participation visible observée est due au fait que les SISMOs joignent « l’utile à l’agréable ».

Plusieurs remarques s’imposent :

Les terminaux sont distribués de manière aléatoire au début de chaque session. Comme nous l’avons déjà indiqué, cela veut dire que durant toute une session, les réponses d’un étudiant.e.s se rattachent au même numéro de série du terminal, même si celui-ci n’est pas connu de l’enseignant.e et des pairs.

Les auteur.e.s semblent implicitement considérer que la traçabilité induit une incitation à participer donnant à la motivation un caractère extrinsèque. Comme la non-traçabilité a été choisie, la forte participation observée (p. 121) est imputée à une motivation intrinsèque, terme non-utilisé dans l’article, mais qui renverrait au caractère utile et agréable des SISMOs hypothétisés par les auteur.e.s.

On peut toutefois se demander si les étudiant.e.s auraient moins participé visiblement si les auteur(e)s avaient recouru à une traçabilité totale ou partielle.

Les étudiant.e.s n’ont pas été interrogé.e.s sur leurs perceptions du SISMO, sur le fait de trouver leur utilisation utile et/ou agréable mais là-encore, si on les avait interrog.é.e.s sur ce point, auraient-ils/elles trouvé cette utilisation moins agréable et/ou moins utile en étant partiellement ou totalement traçables ?

Dans les textes de Davis et des Durbin, le retour d’expérience n’envisage qu’un seul schème d’utilisation. Aucune comparaison n’est effectuée avec d’autres modalités d’évaluation à la différence des travaux de Fies et de Freeman et al. et de Barr.

2.3.3.2 Apports et limites des comparaisons entre SISMO et l’évaluation à main levée

L’évaluation à main levée constitue une évaluation collective gestuelle à laquelle on peut alors vouloir comparer l’évaluation collective textuelle effectuée avec un SISMO.

Il nous paraît cependant essentiel, avant de comparer la participation visible entre SISMO et évaluation à main levée, de recenser toutes les caractéristiques qui différencient ces deux modalités d’évaluation. Le Tableau 2.0.11 les présente ci-après :

Caractéristiques différenciant les SISMOs et le vote à main levée 1

Accroissement de l’effectif interrogeable

Les SISMOs peuvent s’adresser à un nombre très élevé de participant.e.s car les réponses peuvent être colligées par l’ordinateur de l’enseignant.e à la différence du décompte approximatif et fastidieux des mains levées au fur et à mesure que la jauge de la salle augmente ( Draper et Brown, 2004, p. 83).

2

Évitement des phénomènes d’influence et de

conformisme

L’évaluation à main levée suscite des comportements de réponse grégaire (Levy et al., 2015, pp. 1-2; Short & Martin, 2012, p. 224). La dissociation du processus de réponse et du résultat de celui-ci, conjugué au fait que l’ensemble des résultats peut être affiché à l’issue de l’interrogation, les neutralisent.

Avec l’évaluation à main levée, le problème de l’influence ne vient pas du caractère non-anonyme des réponses, comme l’affirment Roselli et al. (2006, p. 326172) mais du fait que les réponses sont visibles alors que le processus d’interrogation n’est pas terminé.

On observe (Burke da Silva et al., 2007, p. non-paginé; Oliveira‐Santos et al., 2018, p. e521) avec un SISMO un taux de convergence des réponses moindre que lors de l’évaluation à main levée. Stowell et al. (2010, p. 138) notent par ailleurs un éventail de réponses élargi. 3 Enrichissement des modalités d’interrogation utilisables

Les SISMOs permettent de traiter des questions ouvertes, textuelles ou numériques, ce qui est impossible avec une évaluation à main levée. Il est possible de proposer de nombreux items dans les questions à choix unique, ce qui est très fastidieux à traiter, puisqu’il faut réitérer l’interrogation à main levée autant de fois que le nombre d’items proposés dans une question. Certains SISMOs autorisent un classement d’items par ordre de préférence, alors que pour classer n items par ordre, il faudrait procéder à n! interrogations.

Enfin, il est possible de créer des séquences de questions en dévoilant une question après que la précédente a été traitée, ce qui permet de proposer des progressions didactiques, en fournissant des indices supplémentaires, aidant les apprenant.e.s à découvrir par eux/elles-mêmes des erreurs antérieures.

4 Interrogation auto-rythmée/ temps acquis versus temps conquis

Lors d’une évaluation à main levée, les réponses sont synchronisées pour permettre leur décompte alors que les SISMOs permettent à chaque apprenant.e de répondre, tant que le temps imparti n’est pas écoulé. Cette liberté temporelle inédite est encore plus marquée lors d’une séquence de questions puisque chacun.e gère les questions par rapport à un temps total alloué. Ces évaluations sont qualifiées d’auto-rythmées (self-paced) par les fournisseurs.