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3.3 L’entrée dans la modernité

9.4 Analyse thématique de la sexualité

Nous nous concentrerons maintenant sur l‟analyse de la thématique sexuelle dans les nouvelles de Singer. Lorsque nous mentionnons la sexualité, nous faisons référence à tout ce qui a trait aux parties du corps, à l‟espace privé ainsi qu‟à la série d‟actes particuliers qui conduisent successivement à la séduction, à l‟acte sexuel et à la rupture tels que définis dans Texte et idéologie (1984) de Philippe Hamon. Dans l‟espace littéraire yiddishophone, Singer a choqué son lectorat par son traitement moderne de la sexualité. Ses détracteurs ont souvent critiqué son approche, jugée dégradante, des rapports sexuels. Cet auteur ne s‟est jamais empêché d‟utiliser des figures sexuelles jugées anormales par le lectorat yiddishophone afin de créer des images littéraires uniques. Cette section explorera la violence, le plaisir ainsi que le profit résultant des relations sexuelles dans les textes de Singer. Nous étofferons notre analyse grâce aux théories du savoir-faire sexuel d‟Hamon en les liant aux problématiques rencontrées dans les textes de Singer.

Pour débuter, mentionnons que, dans notre corpus, il est toujours question d‟anormalité sexuelle, de pratiques dites déviantes et de violence. Comme nous l‟avons vu

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précédemment, Hamon présente le concept de savoir-faire sexuel et il affirme que la sexualité est le mode d‟évaluation polarisant le plus de normes sociales134.

Hamon présente cinq normes sexuelles (hédonique, juridique, économique, biologique, érotique) qui sont matérialisées dans les nouvelles de notre corpus. Dans la nouvelle la

Sorcière, la norme hédonique met en lumière les relations sexuelles de Mark et de Lena

alors que la norme juridique explique les relations entre Mark et sa jeune étudiante Bella. Dans la nouvelle Yanda, la norme économique met en lumière la sexualité de la prostituée Yanda. Dans Zeitl et Rickel et dans Yentl, l’étudiant du yeshiva, le concept de la norme biologique explique les relations homosexuelles présentes dans ces dernières. Finalement, dans les cinq nouvelles sélectionnées, la norme érotique est contestée par les relations sexuelles mises en scène par Singer.

Souvent qualifié de pervers et de pornographe par les critiques yiddishophones, Singer est davantage un écrivain moderne utilisant la sexualité afin de contester les normes de la société. Ce désir de choquer par la mise en récit d‟une sexualité déviante, souvent violente, est représenté dans l‟ampleur de son œuvre créatrice. Il met en scène la destruction des mœurs fantasmées du shtetl et de la reconstruction de celles-ci dans la modernité. Parmi les cinq nouvelles de notre corpus, quatre décrivent explicitement des relations sexuelles empreintes de violence et de sadisme, alors que la dernière relate la passion unissant deux jeunes femmes amoureuses ayant une relation très tendre: «Elles s‟étaient arrêtées du côté de la scierie, près du hangar à bois et se serraient dans les bras l‟une de l‟autre comme un couple d‟amoureux. Zeitl appelait Rickel «ma colombe» et Rickel appelait Zeitl «mon petit chat.»135 Mis à part le fait qu‟il s‟agit de rapports homosexuels proscrits par la loi juive, leurs relations intimes, saines et équilibrées, répondent à une certaine norme sexuelle au sein de notre corpus.

Pudique dans la narration de l‟intimité partagée entre les deux femmes, Singer se limite à la description des élans de tendresse dans des lieux publics, en évitant formellement toute description explicite de l‟acte sexuel. Le lexique utilisé pour décrire leurs rapports respecte la nature de leurs sentiments amoureux. Selon Singer, les deux femmes sont des amantes

134 Le concept de savoir-faire sexuel d‟Hamon a été défini à la page 30.

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amoureuses, nullement des créatures ludiques et déviantes sur le plan sexuel. Selon notre interprétation des écrits de Singer, l‟homosexualité féminine abordée dans cette nouvelle littéraire peut être choquante pour certains membres, juif et non-juif, du lectorat puisque cette orientation sexuelle va à l‟encontre de la norme biologique liée étroitement à la procréation. Afin de contrer préalablement toute forme de jugement moral ou religieux de la part du lectorat, Singer fait appel à l‟autorité morale de Reb Eisele, personnage de rabbin lituanien, qui affirme que rien n‟est mentionné dans le livre saint de la Torah allant à l‟encontre de rapports entre deux femmes. Dans la nouvelle intitulée Zeitl et Rickel, les rapports homosexuels sont perçus sous une lumière positive étant présentés comme des relations tendres entre deux jeunes femmes amoureuses et consentantes. Dans une entrevue conduite par Cyrena Pondrom en 1969, Singer mentionne les penchants homosexuels comme quelque chose de naturel: « This is their inclinaison. Free choice does not really deny human nature, nor does human nature deny free choice. These two can live together. »136 Singer ne représente pas l‟homosexualité comme une position politique mais bien comme une inclinaison naturelle que l‟humain est libre d‟explorer.

Toutefois, la relation harmonieuse unissant les deux femmes fait figure d‟exception. Dans la majorité des textes de Singer, les relations sexuelles entre les personnages sont décrites de façon cruelle et explicite. Il trouve un malin plaisir à choquer son auditoire à l‟aide de descriptions détaillées, et souvent choquantes, ainsi que par les relations hors normes unissant ses personnages. Ainsi dans la nouvelle intitulée La sorcière, il met en scène la relation tordue liant Mark Meitels, brillant professeur de mathématiques travaillant dans un collège privé pour jeunes filles, et Bella, son élève la plus idiote et la plus laide. L‟apparence grotesque de la jeune fille ne deviendra esthétique que dans la disgrâce et la domination.Au lendemain d‟une nuit passionnée, Mark renoue de nouveau avec les plaisirs de la chair: «Il n‟attendit même pas d‟être dans la chambre et la renversa sur le tapis- sa sorcière couverte de sang et de sperme, son monstre que le soleil levant transformait en beauté.»137 Les rapports de ce couple sont malsains puisqu‟ils sont fondés sur une relation d‟autorité (maître/élève) ainsi que sur une cruauté sadique. Par référence à la théorie d‟Hamon, la vie sexuelle des deux protagonistes de la nouvelle intitulée La sorcière est

136 Grace Farrell, Isaac Bashevis Singer, Conversations, op. cit., p. 80.

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déviante et contraire à la norme érotique138. Comme vu précédemment, Hamon décrit la norme érotique comme étant ce qui est une « figure » sexuelle normale ou anormale. Elle dévoile le côté excessivement déséquilibré, cruel et pervers des relations amoureuses. Il va sans dire que le traitement explicite et détaillé des rapports sexuels a choqué, voir scandalisé, de nombreux lecteurs. Plusieurs critiques ont dénoncé la façon dont Singer désacralise l‟acte sexuel dans ses textes. Chez les critiques américains, il sera davantage perçu comme un auteur érotico-moderniste qui utilise la sexualité principalement comme parabole. Dans une entrevue accordée à Cyrena Pondrom, Singer affirme que : « There is sexuality in everything. […] » mais il mentionne également que la communauté n‟est pas un bon endroit pour suivre ses passions. Selon lui, la communauté marginalise l‟individu suivant ses passions puisque cela met en péril la survie du groupe :« People create a community only because they curb their passions, because if every member of the community would go after his passion, the community would not exist. »139 Le lecteur américain, n‟étant pas membre de la communauté dans laquelle l‟histoire passionnelle se déroule, n‟a pas la même vision de la sexualité. Il la voit dans son ensemble alors qu‟un lecteur juif la verra comme hors-norme puisqu‟elle vient contester sa perception du shtetl traditionnel.

Singer a su s‟imposer dans le paysage littéraire américain par sa description poétique de l‟érotisme sadique, et ce, même si la majorité de ses histoires se déroulent dans l‟univers du shtetl, typiquement ashkénaze. Tout comme dans les écrits de Nabokov, l‟éloignement culturel permet aux lecteurs américains d‟apprécier pleinement le style provocateur de l‟auteur. La situation aurait peut-être été différente si Singer avait été un artiste anglophone. Cet engouement des lecteurs américains pour l‟œuvre de Singer s‟explique par plusieurs facteurs mais principalement par son côté universel. La majorité des habitants des États- Unis ont été, à un moment ou à un autre, des immigrants. Ceux-ci connaissent le déchirement de l‟exil, l‟adaptation à un autre pays ainsi que la cohabitation souvent difficile avec la population locale. Dans le texte La sorcière, Singer met en scène un professeur qui se décrit comme un juif assimilé et parfaitement intégré dans la société d‟accueil. Ancien officier dans l‟armée polonaise, Mark Meitels parle plusieurs langues, il monte à cheval et

138 Nous avons défini la norme érotique à la page 31.

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il est très sportif. Il est athée et il ne s‟identifie pas culturellement à la communauté juive. Il a du mal à saisir les Juifs pratiquants qui ne s‟adaptent nullement à la culture européenne et qui gardent leurs habitudes, leurs superstitions et leur dialecte. Le personnage de Bella fait entièrement partie de cet univers fascinant. Envoûté par la jeune femme ainsi que par le monde traditionnel du shtetl, Mark perd graduellement la rationalité et la modernité qui le définissaient. Ainsi, le besoin de domination qu‟il ressent envers Bella est également alimenté par sa recherche d‟autorité sur son identité judaïque.

D‟autres facettes de Singer, dont sa représentation poétique de la violence, ses paraboles religieuses et sa représentation du monde archaïque du shtetl, ont énormément plu au lectorat américain. Ceux-ci ont adoré son traitement moderne de la sexualité. Toujours dans la nouvelle intitulée La sorcière, il dévoile l‟ensemble de son talent artistique dans la description des rapports intimes entre les deux personnages principaux, en faisant alterner successivement un lexique de beauté et un lexique de monstruosité. Cette succession de termes positifs et négatifs nous dévoile la polyvalence de la représentation de la sexualité. De même, le personnage de Bella est toujours décrit à l‟aide d‟un lexique bestial. Singer ne la représente jamais comme une femme, mais bien comme une créature barbare et archaïque :- « le monstre», - «la sorcière», - « [… le fait de sourire] d‟un air craintif avec la soumission d‟un animal», - «les yeux d‟un chien, femmes primitives.»140 Dans l‟ensemble de la nouvelle, le personnage de Bella, prénom à connotation ironique, est représenté comme un être primitif sexué qui réveille les bas instincts de l‟homme rationnel moderne. Sorcière ayant causé la perte de Lena, l‟épouse de Mark, elle est responsable du désir diabolique que ce dernier éprouve envers elle. Singer affirme dans ce texte que les maléfices et les superstitions du shtetl n‟ont point perdu de leur efficacité dans le monde moderne. Il crée un sérieux doute dans l‟esprit de Mark en ce qui concerne les causes mystérieuses de la soudaine maladie de Lena. Le personnage de Bella, principalement décrit par son apparence barbare, possède le pouvoir occulte du monde traditionnel du shtetl.

Poursuivant notre analyse de la sexualité dans les textes de Singer, nous allons maintenant nous pencher sur la nouvelle intitulée Yanda. Dans ce texte, Singer met en scène une

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prostituée chrétienne travaillant pour un aubergiste juif à qui elle voue une véritable adoration. L‟aubergiste Shalom Pintchever sauve la jeune femme des abus cruels commis par son père alcoolique et sa belle-mère mesquine. L‟homme d‟affaires juif engage celle-ci comme femme à tout faire dans son établissement où elle refuse de toucher un salaire. Pintchever, figure pervertie du père, propose les faveurs de la jeune femme comme supplément à ses nombreux clients:

Quels que fussent leurs titres, la nuit, les hommes voulaient Yanda dans leur lit. Il y avait ceux qui l‟embrassaient et ceux qui la battaient. Il y avait ceux qui l‟injuriaient et ceux qui pleuraient devant elle et se confessaient comme à un prêtre. Un officier posa un verre de cognac sur sa tête et tira dessus à coups de revolver. Un autre lui mordit l‟épaule et comme à un vampire suça le sang. Mais le matin, elle se lavait, se peignait et tout recommençait.141

Contrairement aux habitants de Skibica, son village natal, Yanda est très soucieuse de l‟hygiène, principalement de sa propreté personnelle. Lors de son départ obligé de l‟auberge La queue du paon, elle sera dégoûtée de voir dans quelles conditions sanitaires vivent les gens de Skibica. Au contact du couple d‟aubergistes juifs, elle a su développer ses goûts, ses manières ainsi que sa qualité de vie. Se sentant redevable envers l‟homme qui l‟a sauvée de la misère des siens, elle ne se préoccupe nullement de l‟âge, du parti politique ou de la nationalité de ses clients. Elle obéit sans se rembrunir aux demandes, aux caresses et aux caprices de ceux-ci. La popularité de Yanda est expliquée par sa facilité d‟adaptation, sa polyvalence, son respect d‟autrui et sa discrétion. Dans l‟auberge La queue

du paon, la jeune femme chrétienne accomplit plusieurs tâches essentielles, voire vitales à

la survie de l‟établissement. Elle exécute l‟ensemble des travaux manuels, du ménage, à la cuisine. À elle seule, Yanda assure la survie de l‟auberge et celle du couple malade et vieillissant. Tout au long de ses années de travail chez ses patrons juifs, elle ne s‟est jamais plainte et elle n‟a jamais critiqué sa situation. Pourtant, il serait faux de croire qu‟elle ressente du plaisir ou qu‟elle fantasme sur ses clients. Au contraire, dans la nouvelle, il est mentionné qu‟elle ne désire ardemment que deux hommes dans sa vie, soit son ancien fiancé qui fut volé par une rivale et son patron avec qui elle entretient une relation platonique. Son désir charnel vient de l‟impossibilité d‟avoir des relations amoureuses ou physiques avec ces deux hommes. À la fin de la nouvelle, la protagoniste sera violée par le

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fils de son ancien amant. Cette agression sexuelle, empreinte de violence et de brutalité, sera la seule relation sexuelle non-lucrative de la jeune femme.

Pour conclure cette partie, affirmons que, dans le corpus des cinq nouvelles sélectionnées, Singer utilise le thème de la sexualité afin de contester les valeurs et les normes de la communauté traditionnelle juive d‟Europe de l‟Est. Thème tabou dans la société du shtetl, la sexualité est exposée, sous la plume de Singer comme une pratique souvent déviante apportant son lot de désagréments aux personnages féminins. Les rapports sexuels décrits dans son œuvre sont principalement caractérisés par l‟anormalité présente sous plusieurs aspects. Singer met en scène des prostituées, des homosexuelles, des travesties ainsi que des femmes violées et manipulées.