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3.3 L’entrée dans la modernité

10.2 Analyse du thème de la sexualité

Dans cette deuxième partie de notre troisième chapitre, nous nous pencherons sur la thématique sexuelle dans les cinq nouvelles tirées de l‟œuvre de Singer. Nous avons préalablement exploré cette thématique dans notre deuxième chapitre en la liant aux théories d‟Hamon, mais nous considérons que Jouve apporte un éclairage nouveau puisqu‟il explore les pulsions, les diverses libidos et l‟inconscient des lecteurs. À la page 45, nous avons défini la notion sexuelle et nous invitons le lecteur à s'y référer. Nous nous intéresserons à ce thème en mettant les nouvelles de Singer en relation avec les théories du recueil L’effet-personnage dans le roman179. En premier lieu, nous analyserons le thème des relations sexuelles vécues selon les liens du mariage et, en deuxième lieu, nous poursuivrons avec les conséquences sociétales de la sexualité.

Considérerons le thème des relations sexuelles selon les liens du mariage tel que mis en scène par Singer à l‟aide des personnages de Mark et de Lena. Selon le concept de code narratif de Jouve, défini précédemment180, les lecteurs s‟identifieront davantage à un personnage qu‟ils connaissent bien et qui est au cœur du récit. Dans la nouvelle La

sorcière, les relations sexuelles du couple sont perçues selon le personnage de Mark. Celui-

ci affirme que sa femme Lena l‟empêche d‟avoir des relations sexuelles saines, plaisantes et régulières. Les lecteurs, ayant accès à l‟intériorité de ce dernier, s‟y identifieront davantage

178 Ibid., p. 160. 179 Ibid., 271 p.

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ainsi qu‟à son malheur matrimonial. Inconsciemment, ils prendront sa défense en outrepassant les indices laissés dans le texte prouvant qu‟il n‟est pas l‟homme sans reproche qu‟il prétend être. La construction de la sympathie narrative est responsable du lien de sympathie unissant Mark et les lecteurs ainsi que leur vision erronée du personnage. Dans la nouvelle intitulée La sorcière, le narrateur explique les nombreux caprices de Lena, l‟épouse de Mark. Cette dernière est définie comme égocentrique, gâtée et superficielle. Il assure également que ces traits de caractère sont exacerbés dans l‟intimité : « Même au lit, elle le houspillait sans cesse pour qu‟il ne dérange pas sa coiffure et ne froisse pas sa chemise. Il embrassait sa petite bouche, mais elle répondait rarement à ses baisers.»181 La sexualité de ce couple marié ne représente pas l‟image normative de l‟acte sexuel entre deux personnes consentantes. Leurs pratiques sexuelles s‟apparentent davantage à un irritant passage obligé qu‟à un acte charnel.

Les notions théoriques des trois types de libidos tirées de l‟ouvrage L’effet-personnage

dans le roman182 dévoilent certaines des constructions littéraires utilisées par Singer dans ses nouvelles. Selon des concepts de Jouve incluant la pulsion du voyeurisme, le « corps en action », la libido sciendi et la libido sentiendi, la popularité de certains textes s‟explique par l‟appel universel à la libido sciendi. Ce type de libido est défini par : « [...] le voyeurisme inhérent à la lecture romanesque.» L‟acte de lecture devient alors un moyen détourné permettant aux lecteurs d‟assouvir leurs pulsions les plus primaires. La libido

sciendi, présente dans nombreux textes, entraîne naturellement la libido sentiendi.

Dans la partie intitulée Le personnage comme prétexte, Jouve mentionne la notion de «corps en situation»183 de Roland Barthes184 (1977). Ce dernier affirme que l‟intérêt du voyeurisme réside dans l‟innocence de l‟image: «Que cette tendance soit réactivée par la lecture n‟a rien d‟étonnant : le texte romanesque, comme la scène primitive, nous invite à surprendre des corps à la fois présents et indifférents à notre regard. »185 Observer un être sans qu‟il ne le sache nous attribue un pouvoir infini, celui de surprendre. Le lecteur, placé

181 Isaac Bashevis Singer, La couronne de plumes et autres nouvelles, op. cit.,p. 611. 182 Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, op. cit., 271 p.

183 Ibid., p. 156.

184 Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, op. cit., p. 228. 185 Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, op. cit.,p. 156.

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dans une position de puissance, épie le personnage qui continue de vaquer à ses occupations quotidiennes sans se douter qu‟il est observé. Jouve affirme que les détails importent dans la montée du désir chez les lecteurs. En effet, il affirme que « [p]lus le personnage est détaillé, plus le voyeurisme est manifeste. »186 Les lecteurs doivent sentir qu‟ils assistent à un évènement particulièrement privé, qui n'est accessible que par le monde du livre.

À la lumière du concept de voyeurisme de Jouve, la nouvelle La Sorcière présente des scènes où le lecteur a accès à la sexualité d‟un couple marié, nullement accessible hors de l‟univers de la fiction. Dans cette nouvelle, Singer expose la sexualité de Lena et Mark, jugée anormale selon plusieurs conventions sociales. Loin d‟être associés au plaisir, les rapprochements sensuels du couple sont davantage liés à la douleur : « Elle disait souvent que les rapports sexuels étaient brutaux et sales. Elle lui recommandait d‟en “finir vite avec ses histoires ” et se plaignait : “ Tu me fais mal. ” »187 Leur vie sexuelle n‟est ni saine ni équilibrée puisqu‟elle n‟est pas désirée par les deux partenaires. Le personnage de Lena ne ressent aucun plaisir dans la réalisation de cette tâche matrimoniale. Elle encourage son époux, à maintes reprises, à terminer rapidement cet acte qu‟elle trouve répugnant. Dans l‟intimité, il se crée une dynamique de dominance entre les membres du couple; Mark devient le bourreau égoïste et Lena se perçoit comme une victime. Singer consolide cette posture par la description enfantine de son personnage féminin. Il la représente comme une enfant faible, égoïste et narcissique : « à trente-sept ans, elle avait l‟air d‟une toute jeune fille […]»188. Lena a non seulement l‟air physiquement d‟une adolescente, mais elle en partage également les traits psychologiques. Elle est uniquement centrée sur elle-même puisqu‟elle délaisse les tâches domestiques ainsi que les devoirs conjugaux pour s‟intéresser au maquillage, aux mélodrames et aux potins des vedettes d‟Hollywood.

À plusieurs reprises, Mark affirme avoir commis une énorme erreur en l‟épousant. Il refuse même de divorcer puisqu‟il craint qu‟elle ne se laisse dépérir : « Depuis longtemps, Mark Meitels s‟était rendu à l‟évidence : Lena était restée une petite fille […]»189Il doit

186 Ibid., p. 157.

187 Isaac Bashevis Singer, La couronne de plumes et autres nouvelles, op. cit.,p. 614. 188 Ibid., p. 611.

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constamment s‟occuper d‟elle telle une jeune enfant. Cette situation particulière vient complexifier l‟interprétation des relations sexuelles du couple.

L‟étude de cette nouvelle à la lumière des écrits de Jouve permet de relier la libido sciendi à la description de la vie sexuelle du couple. Singer met en scène une sexualité centrée sur l‟égocentrisme, l‟égoïsme et l‟abus. Les lecteurs sont fascinés par l‟érotisme de ce couple qui s‟apparente davantage à une série d‟agressions sur personne mineure qu‟à une relation entre deux adultes consentants. L‟intérêt des lecteurs suscité par la libido sciendi réside dans le voyeurisme d‟événements et de situations que la pudeur cacherait normalement dans le monde réel. Le cadre romanesque permet aux lecteurs l‟accès aux pratiques sexuelles du couple et aux problèmes internes de celui-ci. Singer expose volontairement la vie privée de ces époux afin de critiquer l‟institution du mariage. Le personnage de Mark ne trouve nullement satisfaction, physique ou intellectuelle, auprès de son épouse. Il ne peut se résoudre à divorcer puisque cela entraînerait de nombreux problèmes sociaux pouvant porter atteinte à sa réputation et à sa droiture morale.

Dans la nouvelle intitulé Taibele et son démon, Singer met en scène les ébats sexuels du couple Taibele et Alchonon, lequel n‟est pas uni par les liens du mariage. Cette nouvelle est fascinante puisqu‟elle fait appel directement à notre penchant pervers pour le voyeurisme et pour la domination d‟autrui. Grâce au personnage d‟Alchonon qui se présente comme une créature démoniaque, nous avons l‟opportunité d‟observer la veuve Taibele dans son lieu de travail, dans son domicile et sur la place publique. Nous accompagnons le personnage d‟Alchonon dans ses manigances et nous assistons même à la mise en œuvre de son méfait. Dans l‟élaboration de cette partie, Singer a opté pour un mode très direct de narration des diverses actions de ses personnages. Excessivement détaillée, la description de celles-ci a pour principal but d‟accentuer la vraisemblance des événements et, ainsi, d‟augmenter le désir des lecteurs. Cet effet de réel leur permet de vivre, par procuration, les pulsions ressenties par le personnage masculin lors de ses nombreuses infractions. Le narrateur omniscient raconte, dans un style familier, avec le plus de détails possibles, l‟infraction dans la résidence de la jeune veuve. «Caché derrière un arbre, il regarda par la fenêtre. Quand il vit Taibele se mettre au lit et éteindre la chandelle, il s‟introduisit dans la maison.

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La porte n‟était pas verrouillée. » La description minutieuse de cet évènement permet de bien visualiser la scène, augmentant ainsi les pulsions voyeuristes du lecteur.

En ce qui concerne l‟intérêt de la sexualité en littérature, Jouve cite les propos du critique Charles Grivel190 (1973) qui affirme : «Le scandale (le sexe, le crime) est donc repéré comme ce qui commande le livre, en définit l‟intérêt. Il est ce lieu d‟ancrage et de fixation de la lecture, point central sur lequel porte toute l‟attention de celui qui déchiffre, foyer où se rive le regard.»191 Cette explication, jugée plus explicite par Jouve192, met l‟accent sur la présence de la sexualité dans les œuvres de fiction. Jouve se réfère également aux propos de Flaubert193 (1966) qui plaide en faveur de l‟importance des récits pulsionnels dans la littérature moderne. « Le roman contemporain est une leçon et une pratique sensuelle, il substitue le jeu grossier des sens au jeu profond des sentiments de l‟âme.»194 La sexualité en littérature reste toujours une stratégie permettant de repousser sans cesse les frontières de l‟acceptable, et ce, même si son étude n‟est pas un phénomène nouveau. La littérature joue un rôle essentiel dans la démystification et l‟intégration des tabous sexuels. Ce qui fut choquant au plan sexuel pour un lecteur du début du XXième siècle aura perdu un peu de son

pouvoir provocateur pour celui du XXIème siècle.

En outre, dans la nouvelle Yanda, le personnage éponyme rencontre de nombreuses complications sur le plan social en raison de sa profession de prostituée. Malgré sa foi ardente et son implication religieuse, elle est jugée par les membres de sa communauté chrétienne. Bien qu‟elle donne aux bonnes œuvres le peu d‟argent qu‟elle possède, qu‟elle soit toujours présente aux services religieux, qu‟elle prie avec ferveur, elle est constamment rabaissée à son état de prostituée. Malgré l‟immoralité de ses occupations, Yanda est un personnage vertueux que le lecteur se surprend à apprécier. Dans cette nouvelle, Singer ne critique pas la prostituée, mais bien les pressions sociales du monde qui l‟entoure:

Le dimanche, quand elle allait à l‟église, elle donnait toujours quelque chose à la quête. Quelques-fois elle apportait un cadeau au prêtre ou un cierge qu‟elle allumait devant la statue de son saint patron. Les vieilles femmes protestaient

190 Charles Grivel, Production de l’intérêt romanesque, op. cit., p. 284. 191 Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, op. cit.,p. 160. 192 Ibid., 271 p.

193 Gustave Flaubert, Le second volume de Bouvard et Pécuchet, Paris, Les lettres nouvelles, 1966, p. 118. 194 Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, op. cit., p. 160.

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quand elles la voyaient entrer dans ce lieu sacré, mais de toute façon elle n‟allait pas plus loin que le porche. 195

Bravant les jugements de ses pairs, Yanda assiste régulièrement aux célébrations religieuses de son Église. Elle sait pertinemment que les autres paroissiens connaissent les détails de ses occupations professionnelles. C‟est pourquoi elle reste en retrait et n‟ose dépasser les limites qui lui sont silencieusement imposées. Pécheresse, elle cherche la rédemption dans les obligations chrétiennes telles la dîme ou la vénération d‟un saint. Hypocrites et mesquins, les prêtres acceptent sa dîme et ses cadeaux, mais ils la traitent différemment des autres fidèles. Dans cette nouvelle, le lecteur est interpellé par les injustices commises envers le personnage de Yanda et il en vient à discréditer inconsciemment l‟autorité religieuse. L‟empathie ressentie pour ce personnage s'explique par la réaction du lecteur face à une construction littéraire planifiée. Jouve écrit en effet que « [l]e système de sympathie repose [donc] sur la participation du lecteur orientée et déterminée par le montage textuel. »196 La construction du personnage de Yanda est fondée sur l‟empathie qu‟elle feraressentir aux lecteurs. Le concept de sympathie affectif de Jouve met en lumière le lien émotionnel ressenti pour un protagoniste qui n‟a pas, de prime abord, les caractéristiques nécessaires afin de se faire apprécier par le lectorat. Tel que mentionné précédemment197, le code affectif de sympathie est la création d‟une connexion émotionnelle entre le personnage et le lecteur. Selon Jouve, l‟écrivain peut mettre en scène l‟enfance du personnage afin de justifier les mauvaises actions de ce dernier. Dans la nouvelle Yanda, le narrateur mentionne que Yanda a grandi dans la pauvreté et la violence, élevée par une belle-mère méchante et par un père alcoolique. Toujours selon Jouve, l‟écrivain peut utiliser la douleur, les rêves et les désirs de ses personnages afin de les rendre sympathiques aux yeux des lecteurs. Or, dans Yanda, le narrateur évoque souvent la souffrance de Yanda ainsi que son désir d‟avoir une famille. Il la présente comme une femme travaillante, victime de son environnement. Le narrateur utilise plusieurs termes et expressions animalières afin de la décrire physiquement:« deux rangées de dents dures et blanches comme celles d‟un chien »198 et « ce n‟est pas un être humain […] c‟est une

195 Isaac Bashevis Singer, La couronne de plumes et autres nouvelles, op. cit., p. 256. 196 Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, op. cit., p. 122.

197 Le code affectif de Jouve est expliqué à la page 40.

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bête »199. De plus, son attitude soumise est également comparée à celle d‟un animal : « son père l‟avait battue parce qu‟elle était trop soumise »200 . Dans la nouvelle, Yanda est toujours évoquée comme une bête, jamais comme un être humain; cette comparaison animalière la rend pathétique, donc plus sympathique auprès des lecteurs.