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3.3 L’entrée dans la modernité

10.3 Analyse du thème de la mort

Pour continuer, nous traiterons maintenant de la mort dans les nouvelles de Singer. Ce thème universel sera utilisé afin de faire ressortir plusieurs facettes du shtetl. La mort dévoile plusieurs aspects des personnages ainsi que les coutumes funèbres des habitants de la communauté juive d‟Europe de l‟Est. Afin d‟approfondir le thème de la mort, nous nous baserons également sur certaines notions de Jouve dont les divers types de libidos. Celles-ci nous aideront à expliquer plusieurs stratégies artistiques que Singer utilise dans sa quête contestatrice. En premier lieu, nous aborderons la mort par la maladie telle qu‟exposée par les personnages de Lena (La sorcière) et d‟Alchonon (Taibele et son démon). En deuxième lieu, nous nous pencherons sur la mort par suicide dans la nouvelle Zeitl et Rickel, dans laquelle trois suicides surviennent dans le shtetl.

Dans Taibele et son démon, Singer met en scène la disparition prématurée du protagoniste masculin emporté par une épidémie et les rituels associés à la mort dans la communauté ashkénaze. Taibele réalise que son amant démoniaque présente des symptômes s‟apparentant à ceux de l‟épidémie qui ravage leur village. Fiévreux et faible, il se rapproche, à chacun de ses souffles, d‟une mort inévitable. La description de Taibele ne laisse aucun détail de côté :

Un mercredi soir, quand Hurmizah se glissa dans le lit de Taibele, elle remarqua qu‟il avait le corps brûlant et les pieds glacés. Il frissonnait et gémissait. Il tenta de la distraire avec des histoires de diablesses qui séduisaient des jeunes gens, folâtraient avec les diables, s‟éclaboussaient au bain rituel, ébouriffaient la barbe des vieillards, mais il était très faible et ne réussit par à faire l‟amour avec elle.201

199 Idem. 200 Ibid, p. 261.

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Dans cette nouvelle, Singer utilise un narrateur omniscient. Ce dernier connaît tous les détails de l‟histoire qu‟il raconte, pourtant il n‟est pas un narrateur intradiégétique. Il a accès à toutes les pensées et les points de vue des personnages de l‟histoire. Pourtant, il ne dévoile que certains éléments qui sont utiles pour la progression logique de l‟histoire. Ce type de narrateur entraîne focalisation zéro puisqu‟il sélectionne les pensées des personnages qu‟il veut livrer aux lecteurs. Lorsque nous pénétrons l‟esprit d‟un personnage, nous délaissons temporairement celui des autres protagonistes. Notre vision de l‟histoire n‟est alors que centrée sur le personnage en question, d‟où l‟appellation de la focalisation zéro. Lucie Guillemette, mettant dans ses mots le concept de Gérard Génette, le définit de cette façon : « Le narrateur en sait plus que les personnages. Il peut connaître les pensées, les faits et les gestes de tous les protagonistes. C‟est le traditionnel " narrateur-Dieu ". »202 Singer décrit de façon apocalyptique les malheurs qui secouent le shtetl au cours de l‟hiver. Victimes des éléments naturels, les villageois sont frappés par une épidémie foudroyante, qui décime la population de leur communauté. Selon la culture ashkénaze, celle-ci est incluse dans la liste des catastrophes au même titre que la grêle. Dans la culture judaïque, ce désastre naturel est étroitement associé aux plaies d‟Égypte. Dans le livre de l‟Exode, il est écrit : « [...] Yahweh fit tomber la grêle sur le pays d‟Égypte [...] »203. Dans cet extrait, le narrateur anonyme raconte, de manière très dramatique, les divers évènements de cet hiver-là. Il est d‟ailleurs impossible de le situer sur le plan temporaire puisque le narrateur ne nous donne aucun indice temporel: «Cet hiver-là, une épidémie se déclara dans la ville. Des effluves empoisonnées montaient de la rivière, venaient des bois et des marais. La fièvre emporta des enfants, des adultes aussi. La pluie et la grêle ne cessaient pas de tomber. La digue se rompit sous l‟effet de la crue. La tempête arracha un des ailes du moulin.»204

Victime de son environnement, Alchonon meurt dans la solitude et la pauvreté. Cette vision apocalyptique de la nature est typique de la littérature juive classique.205 En effet, les

202 Lucie Guillemette et Cynthia Lévesque, «La narratologie», dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne],

http://www.signosemio.com [Texte consulté le 11 janvier 2011].

203La Bible, Livre de l‟exode, 9 :13-35, [en ligne], http://bible.catholique.org/livre-de-l-exode/3663-chapitre-9

[Site consulté le 15 mars 2011].

204 Isaac Bashevis Singer, La couronne de plumes et autres nouvelles, op. cit., p. 53.

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premiers textes écrits en yiddish représentent tous la nature comme une menace constante pour les habitants de la communauté ashkénaze. Auteur moderne, Singer utilise cette représentation archaïque de la nature afin de nous faire voyager dans le temps et dans l‟espace, au cœur même des croyances des membres du shtetl.

Dans cette nouvelle, Singer décrit avec précision les éléments religieux et sociaux composant une société aujourd‟hui pratiquement disparue. Lors du trépas d‟Alchonon, il nous explique les rituels religieux juifs qui entourent ce rite de passage: «On enveloppa Alchonon, l‟assistant du maître d‟école dans un châle de prière et un linceul, on plaça sur ses yeux des tessons, puis entre ses doigts une brindille de myrte dont il se servirait pour creuser son chemin jusqu‟à la Terre sainte quand le Messie viendrait.»206 Cette description des rites mortuaires est fascinante puisqu‟elle fait revivre, temporairement, les coutumes pratiquées pendant des générations. Phénomène pourtant universel, la mort est ritualisée différemment selon les diverses religions et les diverses cultures. Le Judaïsme, première foi monothéiste, pratique de nombreuses cérémonies mortuaires en lien avec ses croyances. De plus, la Terre Sainte (Israël) et la venue prophétique du Messie sont deux éléments spécifiques aux enterrements juifs. Malgré les actions amorales du personnage, sa mort est célébrée comme s‟il avait été un homme de foi, pieux et charitable. Cependant, ses rites funéraires auraient très différents s‟il avait été reconnu coupable des crimes commis contre Taibele la veuve.

Dans la nouvelle La Sorcière, Singer utilise le thème de la mort causée par la maladie pour exprimer un changement radical dans l‟existence des différents personnages. Lorsque Lena, l‟épouse de Mark, tombe malade, un bouleversement s‟opère non seulement dans ses habitudes de vie, mais également dans la psyché des gens qui l‟entourent. Ainsi, son époux perd graduellement prise sur le monde réel; la mort de Lena est associée à la disparition de la rationalité. Cette dernière est consumée par un cancer foudroyant. Avec bravoure et résignation, elle accepte cette maladie qui l‟entraîne irrésistiblement vers une mort rapide et précoce. Lors d‟un entretien avec son époux, elle lui avoue n‟avoir jamais désiré d‟enfant puisque l‟idée de laisser un orphelin sur cette terre la rebute. Celui-ci est sidéré de savoir qu‟elle avait déjà entrevue la possibilité de mourir avant son temps : « Cela signifie-t-il

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qu‟elle savait qu‟elle ne vivrait pas longtemps? se demanda Mark après coup. A-t-elle toujours pressenti qu‟elle mourrait jeune?»207 Il découvre alors que le monde qu‟il croyait si rationnel est en fait plein de mystères tels que le don de la voyance, la sorcellerie, etc.. Ces derniers, dont il ignorait même l‟existence, le confrontent à une réalité complexe. Il s‟agit de sa première rencontre avec les pouvoirs de l‟esprit et les phénomènes non- explicables par la science. Cette scène sert de préambule à la rencontre paranormale avec une sorcière. Par les indices précédant les aveux de Bella, les lecteurs ont déjà décodé que la nouvelle est composée d‟éléments fantastiques.

Cette première rencontre avec l‟inconnu laissera des traces dans son l‟imaginaire de Mark Meitels, il lui sera plus facile d‟accepter les révélations de son étudiante Bella. Plus loin dans la nouvelle, elle affirme être responsable du cancer de Lena. Elle avoue avoir souhaité, chaque nuit, la mort de sa rivale. Le professeur de mathématiques est horrifié par de telles affirmations qu‟il tente alors de rationaliser. Brusquement, il se rappelle une conversation qu‟il a eue avec son épouse, qui se révèle tout aussi étrange que fascinante : « Mark se rappela soudain que Lena lui avait dit un jour : "On m‟a jeté un sort. Sans doute quelqu‟un qui était jaloux de ma chance… " »208 Dans cette nouvelle, Singer utilise un narrateur omniscient qui a pour tâche de révéler les pensées, les qualités et les actions des divers personnages. Il a recours au discours direct lorsqu‟il fait dialoguer ses personnages. Lors de la scène confrontant Bella et Mark, Singer utilise cette stratégie narrative afin d‟explorer la dimension psychologique de ses personnages : « Je peux faire de vous tout ce que je veux? - Oui, tout. -Vous couper la gorge? Demanda-t-il, stupéfait de ses propres paroles. »209 Le narrateur omniscient entre, de façon momentanée, dans l‟esprit du personnage afin de nous montrer les changements psychologiquement affectant Mark. Singer utilise la focalisation zéro dans le but de dévoiler l‟évolution psychologique de ses personnages. La focalisation temporaire des pensées de Mark permet aux lecteurs de vivre les différentes émotions du personnage.

Dans les cinq nouvelles sélectionnées, il nous est possible d‟observer une certaine curiosité face à la mort et aux rituels entourant ce moment de passage. À la lumière des notions de

207 Ibid.,, p. 619. 208 Ibid., p. 631. 209Ibid., p. 629.

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Jouve210, nous avons déduit que, dans les textes de Singer, la mort, tout comme la sexualité, réveille nos pulsions voyeuristes, liées à la libido sciendi. La mort et la sexualité représentent deux forces incommensurables qui s‟affrontent quotidiennement. Essentiellement, la mort est une thématique fondatrice puisqu‟elle est universelle et qu‟elle englobe en son sein un pouvoir pulsionnel incroyable. Dans la foi judéo-chrétienne, la mort n‟est que passage menant à l‟enfer ou au paradis. Après la mort, les humains sont jugés sur le respect des lois sacrées issues de la Torah et des autres livres religieux. Chaque transgression entraîne des conséquences post-mortem. Dans la nouvelle intitulée Zeitl et

Rickel, Singer présente cette croyance par la mise en scène du personnage d‟Alterl

Kozlover : «Dans notre ville vivait un homme qui s‟appelait Alterl Kozlover. Il avait le cerveau un peu fêlé et il calcula que le septième enfer était des milliers de fois plus brûlant que le premier. Les hommes pleuraient comme des bébés. Les femmes hurlaient et gémissaient. »211 Les personnages de cette nouvelle craignent la mort et les châtiments qu‟ils recevront dans l‟au-delà. Singer illustre les réactions très émotives qu‟entraîne la peur du jugement dernier.

Au cours de ce chapitre, nous avons constaté l‟intérêt du lecteur face à la description d‟événements morbides. Dans ses textes, Singer est tout à fait conscient du pouvoir de la mort et il en utilise pleinement le potentiel pulsionnel. Parallèlement aux écrits de Singer, le recueil de Jouve nous permet d‟affirmer l‟importance de la description de la mort dans les textes littéraires. Jouve cite la théorie de «l‟effet de réel» de Roland Barthes (1977) affirmant que la pulsion de voyeurisme est exacerbée par le nombre de détails. Ainsi, plus la situation paraît véridique, plus le lecteur réagit grâce au texte. Les textes de Singer nous confrontent à l‟acte dénoncé par les croyances judéo-chrétiennes : le suicide. Dans la nouvelle intitulée Zeitl et Rickel, Singer provoque les normes socio-religieuses de sa culture et de son époque en présentant non pas un, mais trois suicides dans le même texte. Le suicide, tabou ultime, n‟est jamais mis en scène comme un acte contre les croyances religieuses mais toujours une façon d‟échapper à une vie d‟ignorance et d‟amertume. D‟abord, il met en scène ceux des deux protagonistes Zeitl et Rickel, trop curieux et incapables d‟attendre pour satisfaire leur soif de connaissances. La narratrice, dont on

210 Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, op. cit., 271 p.

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ignore le prénom, termine la nouvelle par le récit du suicide d‟un officier de l‟armée commis dans l‟ancienne maison des deux défuntes. La mort de l‟officier est mise en relation avec le suicide de Zeitl et de Rickel, qui s‟enlevèrent également la vie dans cette résidence. La narratrice affirme l‟importance des traces des anciens occupants dans une demeure :

On m‟a raconté que plus tard un officier s‟installa dans la maison. Un matin, on le retrouva pendu. Une maison n‟est pas un simple assemblage de poutres et de planches. Quiconque y vit laisse son empreinte derrière lui. Quelques années après, toute la place du Marché brûla. Dieu soit loué pour les incendies! S‟il n‟y en avait jamais, la puanteur qui s‟accumule monterait jusqu‟au ciel…212

Les âmes de Zeitl et de Rickel ont continué d‟habiter leur demeure, et ce, même après leur trépas. Il est fort à parier que leur présence dans la maison a eu des répercussions sur l‟équilibre psychologique de l‟officier. Tout comme elles, celui-ci a mis mystérieusement un terme à sa vie. La narratrice de cette nouvelle affirme que les incendies, véritables bénédictions divines, purifient la terre des résidus fantomatiques présents dans l‟environnement des personnages. Seul le feu a le pouvoir de libérer les âmes de leur ancrage terrestre. Cette délivrance permet la purification des divers lieux du shtetl. À la lumière de l‟article de L. Guillemette déjà cité, dans cette nouvelle, Singer choisit d‟utiliser un narrateur-personnage qui, successivement, est absent et présent de l‟histoire. L‟histoire débute par la narratrice-personnage affirmant que plusieurs évènements étranges se sont déroulés dans cette ville. Celle-ci cède alors la narration aux personnages principaux en devenant un narrateur absent. Plus tard, elle s‟insère dans l‟histoire afin de raconter une anecdote vécue avec les deux femmes. Elle devient alors un narrateur présent. À la fin de l‟anecdote, elle retourne à son rôle précédent, soit de narratrice absente. La nouvelle est racontée selon la narration ultérieure, c‟est-à-dire que la narratrice narre une histoire qui s‟est déroulée dans un passé plus ou moins lointain.