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Analyse thématique du phénomène de pression sociale

3.3 L’entrée dans la modernité

9.5 Analyse thématique du phénomène de pression sociale

Nous poursuivrons notre analyse thématique des œuvres de Singer par l‟étude de l‟influente société du shtetl. Lorsque nous mentionnerons le terme de pression sociale, nous explorerons principalement l‟importance de l‟autre, comme juge et autorité morale, dans la construction de la nouvelle. La société du shtetl n‟a pas changé pendant de nombreux siècles. Cette situation exceptionnelle s‟explique par l‟influence majeure de la cohésion de la communauté qui a, au fil des âges, dominé sur la modernité et les changements sociaux. Grâce au phénomène de pressions sociales, l‟homogénéité et l‟essence de la population juive d‟Europe de l‟Est ont été épargnées de l‟influence moderne de ses voisins chrétiens. Dans les nouvelles sélectionnées, on peut constater que les personnages féminins sont soumis à une pression sociale constante, par la présence de rumeurs. Les protagonistes doivent également subir la complexe influence d‟autrui et celle des gardiens de la morale. Selon Hamon, les gardiens de la morale peuvent être discrédités s‟ils ne respectent pas eux- mêmes les normes morales qu‟ils font subir aux autres personnages. Dans notre analyse, le phénomène de pression extérieure sera analysé à l‟aide du concept de l‟autorité morale emprunté à Hamon. Les nouvelles de Singer à la lumière des théories d‟Hamon nous permettront de bien explorer la présence de la moralité dans la communauté du shtetl. Comme nous l‟avons vu précédemment, l‟autorité morale est l‟incarnation de la norme ou

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de la morale par un personnage ou par un groupe de personnages.142 Selon Hamon, les actions des personnages sont évaluées selon leur respect ou l‟irrespect de la norme sociale imposée par une figure d‟autorité implicite ou explicite. Celles-ci suivent ou non les règles établies par la communauté ou par la société. Dans les cinq nouvelles de notre corpus, les personnages féminins sont évalués selon les normes religieuses et sociales de la société yiddishophone.

Afin d‟amorcer notre exploration du thème de la pression sociale, nous nous concentrerons sur la nouvelle intitulée Zeitl et Rickel. Dans ce texte, Singer donne une voix et une conscience morale au village par la présence d‟un narrateur-personnage. La narratrice, ancienne étudiante de Zeitl, affirme avoir vu les tristes événements qui se sont déroulés dans son village. Quarante ans ont passé depuis le décès des deux femmes et la narratrice souhaite maintenant faire revivre ses souvenirs de jeune fille en racontant cette histoire hors du commun. Par la narration de ce tragique récit d‟amour, elle dévoile les détails de cette société fermée. Les descriptions des lieux et des gens, de même que les proverbes traditionnels juifs nous dévoilent un monde fascinant disparu. Sa connaissance culturelle du shtetl, ses souvenirs des événements exceptionnels et son lien avec Zeitl lui assurent l‟autorité nécessaire dans la narration de ce récit.

La conteuse commence son anecdote en utilisant un procédé discursif redoutable, le monologue. Selon la narratologie de Genette143, elle consolide fermement son influence narrative en affirmant que si une tierce personne lui racontait l‟histoire qu‟elle est sur le point de nous relater, elle n‟y croirait pas: «Prenez, par exemple, ce qui s‟est passé dans notre ville. Si quelqu‟un me le racontait, je le traiterais de menteur. Mais je les connaissais toutes les deux- qu‟elles intercèdent pour nous au Ciel!»144 Pourtant, la narratrice demande aux lecteurs d‟adhérer au pacte de narration et de croire aux événements fantastiques qui se sont déroulés dans le shtetl. Elle affirme que même si son récit semble saugrenu, nous devons quand même lui faire confiance en ce qui a trait à sa véracité. Selon la théorie de Genette, la narration est de niveau «métadiégétique» puisque le personnage-narrateur prend part aux actions qu‟il narre. Ce lien de confiance entre le narrateur et le lectorat, amplifié

142 Le concept de l‟autorité morale à été défini à la page 29.

143 Gérard Genette, Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, 1983, 123 p.

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par la présence du narrateur lors des événements racontés, est essentiel dans la construction d‟une nouvelle littéraire. La narratrice, conscience et voix du village, affirme que les deux femmes ont été pardonnées par les habitants du shtetl puisque celles-ci ont maintenant leur place dans la tradition orale ainsi que dans le village où elles continuent à rire, à s‟embrasser et à parler toute la nuit.

Dans cette nouvelle, l‟amour homosexuel ainsi que le pacte de suicide funeste des deux femmes sont des éléments du domaine public. N‟ayant ni mari ni père, les deux personnages féminins sont sous l‟autorité de l‟ensemble des gens du village. Lors de la tentative de suicide ratée, les hommes les plus influents de la communauté prennent la situation en charge. Il s‟agit de leur devoir puisqu‟ils sont responsables du bien-être des membres du shtetl, principalement des femmes comme Rickel et Zeitl qui se retrouvent sans tuteur masculin. La mort tragique des deux femmes devient alors un deuil communautaire partagé par tous les membres de la société puisque ceux-ci sont coupables de n‟avoir su agir correctement afin de contrer la disparation prématurée des deux femmes. La pression sociale, présente sous la forme de rumeurs, de marieuses désirant marier les deux femmes et de membres affluents de la communauté voulant modifier la situation, est au cœur de cette nouvelle. La pression sociale est importante dans la communauté yiddishophone puisse qu‟elle assure l‟homogénéité de la société et, également, sa survie. L‟ensemble des événements qui se sont déroulés dans le shtetl doit être raconté à tous, car ils sont la preuve que des phénomènes particuliers peuvent également se dérouler dans de toutes petites villes. La figure de la narratrice devient la voix du village en se donnant la mission de relater les péripéties qui se sont déroulées au sein de celui-ci. Elle livre un vibrant témoignage sur l‟amour pouvant abattre les barrières sociales et culturelles. Les détails de son histoire sont fascinants puisqu‟ils ressuscitent un mode de vie qui a été conservé intact pendant plusieurs siècles, mais qui est totalement disparu. À plusieurs reprises dans son récit, la narratrice personnalise le monologue par l‟ajout de brèves incantations : «Dieu nous protège»145, de commentaires personnels: «imaginez un peu dans ce temps-là»146, et de questionnements sur la structure logique de l‟histoire: «où en étais-

145 Idem. 146 Ibid., p. 157.

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je?»147. Singer utilise ces stratégies littéraires afin de conférer une saveur folklorique à son conte, mené par une narratrice-personnage colorée. Les remarques multiples et persistantes de la conteuse nous charment par leur candeur et leur simplicité. Son récit met en place les principaux acteurs de la société juive d‟Europe de l‟Est. Dans l‟univers conservateur du shtetl, chaque individu naissait avec une place précise dans la hiérarchie de la société. La mouvance sociale était pratiquement impossible; ainsi le fils du forgeron devenait à son tour forgeron. En ce qui concerne les deux jeunes femmes, il est évident qu‟elles ne respectent pas la structure sociale classique. Le personnage de Rickel habite dans le riche domicile de la famille de Zeitl. Elle n‟exerce pas les fonctions de domestique, mais elle hérite plutôt du rôle de maîtresse de maison, charge qui lui rebute. Pour les habitants du village, cette cohabitation est très particulière puisqu‟elle est exclusivement associée à un couple hétérosexuel marié : « On racontait que Zeitl et Rickel mangeaient ensemble, buvaient ensemble, dormaient ensemble. »148De surcroit, Rickel sera également en charge de chasser la marieuse du village qui s‟acharne à vouloir marier son amoureuse. « Rickel était installée chez elle et maintenant, quand quelqu‟un se présentait, c‟était elle qui venait ouvrir. »149 Tel un mari jaloux, elle chasse les intrus qui pourraient venir altérer sa relation avec Zeitl.

Quant à la pression sociale dans Zeitl et Rickel, il est intéressant de noter que les deux jeunes femmes ont accès, après leur mort, à un rôle de protectrice de la communauté. Zeitl et Rickel, arrivées au paradis après avoir purgé leur châtiment, reçoivent la responsabilité de veiller sur les membres de leur shtetl natal. Marginales lors de leur vivant, les deux femmes retrouvent maintenant une place dans leur société. Même si elles furent enterrées en dehors du cimetière juif et sans sépulture, elles restent présentes dans la tradition orale de leur communauté. Leur histoire est toujours racontée par les membres du shtetl qui l‟utilise comme mise en garde pour les générations suivantes afin qu‟ils ne suivent pas les traces de ces marginales.

Notre analyse de la pression sociale dans la nouvelle intitulée Zeitl et Rickel, nous amène à nous pencher sur la morale qui est partagée par la majorité des habitants du shtetl. Celle-ci

147 Ibid., p. 164. 148 Ibid., p. 160. 149 Idem.

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est visible par la consultation, la discussion et le jugement des comportements des divers membres de la communauté. Dans l‟univers juif traditionnel, plusieurs individus influents ont pour rôles d‟assurer la continuité ainsi que la préservation des valeurs, des mœurs et des croyances ancestrales. Ce noyau conservateur de personnages est souvent présent dans les textes d‟auteurs yiddishophones des siècles passés. Celui-ci est souvent composé par les personnages de rabbins, de bouchers-sacrificiels, d‟hommes excessivement riches ou d‟âge honorable, de membres du comité municipal. Pourtant, dans cette nouvelle, le rabbin ne s‟intéresse nullement aux ragots de la ville; il souhaite davantage s‟occuper de la foi de ses fidèles. Les membres importants du shtetl, agissant en tant qu‟agents d‟homogénéité dans la communauté, désapprouvent cette indifférence de la part de l‟autorité religieuse. Pourtant, ils n‟ont aucun moyen de pression puisque le Rabbin s‟est rangé du côté de l‟inaction.

Pour poursuivre notre analyse à la lumière de la notion de la morale développée par Hamon, nous constatons que celle-ci vient complexifier le thème de la pression sociale. Il affirme que l‟autorité morale détenue par un personnage, dit honnête, est souvent faussée par le jugement même de ce dernier. Enfin, ou bien les actes du personnage honnête le «désambiguisent», le disqualifient par rapport à l‟honnêteté affichée, ou bien ce sont les jugements de ce personnage sur un autre personnage qui, par leur outrage, leur fréquence, leur inflation, leur inadéquation, leur côté «fixe», disqualifient le personnage «honnête» qui les tient comme incarnation de la norme.150

Lorsque nous examinons les textes de Singer à la lumière des théories d‟Hamon, nous sommes en mesure d‟évaluer les figures d‟autorité chez Singer comme étant complexes et anonymes. Nous pouvons également constater que la figure incarnant l‟autorité morale dans les textes de Singer n‟elle n‟est nullement revendiquée, implicitement ou explicitement, par un ou des personnages. Au contraire, les personnages sont contraints d'obéir à l‟autorité morale de la tradition qu‟incarne le shtetl. Hamon affirme que la pression sociale peut être une entité non-humaine : «Dans l‟Assommoir, c‟est souvent un personnage anonyme, le «quartier», la «rue», qui incarne la morale, une morale assez

150 Philippe Hamon, Texte et idéologie : valeurs, hiérarchies et évaluations dans l’œuvre littéraire, op. cit., p.

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laxiste, et d‟autant plus vague qu‟elle est ainsi dilués […]»151 Dans le cinq nouvelles de Singer, l‟autorité morale est souvent représentée la présence d‟un personnage-juge mais également par l‟autorité anonyme de la tradition du shtetl.

Dans la nouvelle intitulée Zeitl et Rickel, ces personnages-juges sont représentés par une figure globale d‟influence. L‟autorité de la cité, qui exerce sa dominance absolue sur les bonnes mœurs des membres du shtetl, schématise fondamentalement les agissements des personnages ainsi que les jugements qui découlent de ceux-ci. La ville donne un cadre moral très strict où les condamnations sont posées sur et par l‟ensemble des membres de la communauté. À un certain moment de son récit, la conteuse critique la figure anonyme d‟autorité morale dans son shtetl: «Il n‟y a pas de limites à ce qu‟inventent les mauvaises langues.»152 Il est impossible de savoir qui sont réellement les individus qui colportent des ragots contre les deux jeunes femmes puisque ceux-ci se cachent sous le couvert de la majorité. Lorsque les agissements des deux femmes seront considérés comme déviants, plusieurs personnages non identifiés iront consulter le rabbin afin d‟agir contre l‟immoralité de la situation. Le rabbin, l‟autorité morale et religieuse, refusera d‟intervenir par manque d‟intérêt et d‟argument religieux.

Le refus de l‟autorité religieuse d‟agir concrètement contre les agissements des deux protagonistes gêne l‟autorité morale puisqu‟il lui est impossible de changer cette situation. Elle n‟a pas le pouvoir nécessaire pour entreprendre des actions visant le châtiment des fautives. L‟anormalité de la situation amoureuse des deux jeunes femmes continue de faire parler les gens de la communauté: «Mes bons amis, les deux filles avaient l‟air si amoureuses qu‟on ne parlait plus que de cela dans toute la ville.»153 Les médisances et les ragots n‟ont aucun effet palpable sur les liens unissant les deux femmes. Celles-ci continuent à adopter, dans le domaine public et dans le domaine privé, des comportements jugés hors normes, contraires aux codes sociaux et religieux de la communauté.

Dans un autre ordre d‟idée, le personnage de Mark Meitels, tiré de la nouvelle intitulée La

sorcière, affiche une attitude radicalement opposée à celle des deux jeunes femmes. Il est

151 Idem.

152 Isaac Bashevis Singer, La couronne de plumes et autres nouvelles, op. cit.,p. 158. 153 Ibid., p. 161.

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très soucieux de sa réputation et il ne peut concevoir que celle-ci soit entachée par des ragots. La pensée que quelqu‟un puisse le voir avec une jeune fille aussi laide le torture: «Mais où? Il risquait de rencontrer un ami, une connaissance. Il aurait honte d‟être vu avec une fille si peu de temps après la mort de Lena, et surtout avec une fille aussi laide.»154Mark est moins soucieux qu‟on le voie avec une femme peu de temps après le décès subit de sa femme qu‟on l‟aperçoive avec une jeune fille aussi hideuse que Bella. Cette précision dévoile les priorités du professeur de mathématiques soit sa réputation. Dans son ouvrage théorique, Hamon présente divers aspects concernant la morale tels que l‟axe moral, la définition de celle-ci et son influence. Lorsqu‟il mentionne celle-ci, il fait allusion à l‟ensemble des comportements, des normes et des valeurs dans une société donnée. Dans son essai, il analyse que le concept d‟autorité morale est souvent attribuée à un groupe ou à un personnage puisque les scènes les plus intéressantes, en littérature, sont majoritairement liées à l‟hypertrophie du normatif. En d‟autres mots, tous les passages présentant les supports de l‟autorité, soit «l‟étiquette, le cérémonial, le rite concernant à la fois les normes et les personnages»155, accentuent, toujours selon Hamon, la mise en scène

de l‟idéologie explicitement représentée par un personnage ou par un groupe plus ou moins anonyme. Le concept de l„hypertrophie du normatif englobe les normes et les valeurs provenant de divers aspects de la vie dont l‟éducation, la famille, le travail et les relations sociales. Le thème de la pression sociale se retrouve dans la mise en place de comportements jugés normaux, par leur respect de la norme sociale, par une société donnée.

Singer utilise le thème de la pression sociale afin de mettre en évidence les conflits normatifs qui existent dans la société traditionnelle du shtetl. Loin d‟idéaliser le fort sentiment d‟appartenance à la communauté juive d‟Europe de l‟est, il le présente sous un jour plus grinçant en montrant également ses désavantages. Or, dans la nouvelle Zeitl et

Rickel, Singer ajoute un bémol à sa critique de l‟autorité religieuse en présentant un rabbin

qui refuse d‟intervenir en lien avec les ragots de la communauté. Cette figure d‟autorité met

154 Ibid., p. 626.

155 Philippe Hamon, Texte et idéologie : valeurs, hiérarchies et évaluations dans l’œuvre littéraire, op. cit., p.

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en perspective la possibilité d‟une entente possible entre l‟autorité religieuse et les membres de la communauté.

9.6 Conclusion

Singer a créé une œuvre riche et variée, principalement axée sur la contestation des normes socioreligieuses de la communauté juive d‟Europe de l‟Est. Dans ses écrits, cette remise en question des valeurs traditionnelles est dévoilée de différentes façons, incluant la représentation de ses personnages féminins. Ceux-ci viennent appuyer le questionnement de l‟écrivain en ce qui a trait à sa culture d‟origine. Dans ce deuxième chapitre, nous nous sommes principalement penchée sur quatre thèmes principaux soit la famille, le savoir, la sexualité et les pressions sociales. Ces quatre grandes avenues nous ont permis d‟explorer davantage la construction morale des personnages dans les nouvelles de l‟auteur judéo- américain. Invariablement, Singer associe ses thèmes fondateurs à de nombreuses anormalités sociales, comportementales et religieuses.

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Chapitre 3

10.0 La représentation féminine associée à diverses thématiques