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3.3 L’entrée dans la modernité

9.3 Analyse du thème du savoir

Dans la suite de notre analyse, nous nous pencherons sur le thème du savoir et de ses répercussions dans les textes de notre auteur judéo-américain. Il est important de noter que lorsque nous mentionnons le terme «savoir», nous faisons référence à la définition tirée des textes religieux juifs qui mentionnent que le savoir est le plus grand bien qu‟un homme puisse posséder. En effet, dans le Tanakh (la Bible hébraïque), il est mentionné: «A wise man gains power, and a man of knowledge maintains power», and «knowledge is chosen above gold »120. Ce savoir s‟acquiert par une vie consacrée à l‟étude des nombreux textes religieux et par la lecture des commentaires écrits par divers rabbins et penseurs de l‟époque. Selon le Jewish Virtual Library121, la religion juive est basée sur la connaissance de la Loi écrite et de la Loi orale qui ont été transmises aux rabbins depuis la période du Second Temple. Le savoir juif se compose de normes, de valeurs, de traditions, de rites de passage, de lois, de règles, d‟interdits et de tout ce qui entoure la vie séculaire et religieuse d‟un membre de la communauté juive. Nous limiterons cette explication du terme «savoir» à la connaissance des textes et des concepts religieux juifs. Nous ne toucherons pas au sens moderne du terme. Il est important de noter que notre analyse se divise en deux sections, relatives à la connaissance et la méconnaissance du savoir juif traditionnel. L‟auteur, Isaac Bashevis Singer, maîtrise totalement ces notions puisqu‟il a grandi dans un milieu très religieux et excessivement superstitieux. Fils d‟un rabbin hassidique, Singer a reçu une très solide éducation religieuse. Passionné des civilisations occidentales, il a réussi à faire le partage entre ces deux cultures du savoir.122 Ainsi, dans ses nouvelles, il met en scène la confrontation du monde de la modernité et celui de la tradition où l‟enjeu réside dans l‟avenir du peuple juif. Dans les textes que nous avons sélectionnés, les personnages féminins se divisent en deux groupes: ceux qui ont une connaissance des textes religieux juifs et ceux qui les méconnaissent. Cette recherche intellectuelle est primordiale pour les personnages féminins puisqu‟elle leur assure une maîtrise de leur identité. Pourtant, leur quête est souvent fortement liée à leur destin tragique ainsi qu‟à leur aliénation sociale. Le

120The Holy Scriptures :The Tanakh, The Jewish Virtual Library, [en ligne],

http://www.jewishvirtuallibrary.org/jsource/Bible/jpstoc.html, [Site consulté le 11mai 2010].

121 Belief, The Jewish Virtual Library, [en ligne],

http://www.jewishvirtuallibrary.org/jsource/judaica/ejud_0002_0003_0_02353.html, [Site consulté le 23 mai 2012].

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monde archaïque du shtetl n‟est nullement construit sur la possibilité d‟inclure des femmes instruites dans ses institutions du savoir telles ses yeshivas et ses devants de synagogues. En ce qui a trait à l‟étude du savoir chez l‟auteur judéo-américain, nous nous pencherons d‟abord sur son œuvre la plus célèbre et la plus prisée.123 Dans ce texte, le personnage féminin de Yentl connait depuis l‟enfance les joies de l‟étude des textes religieux, pourtant interdits aux membres de son sexe. Accompagnée par son père dans sa quête spirituelle et religieuse, elle explore sans relâche les recueils savants ainsi que les commentaires des rabbins célèbres, et elle délaisse les tâches ménagères. À la mort de son père bien-aimé, elle décide de se travestir afin de rejoindre un groupe de jeunes hommes qui étudient les textes religieux dans une yeshiva124. Dans son incessante quête intellectuelle, Yentl commet deux sacrilèges considérables contre les enseignements sacrés de la Torah. Selon la loi juive expliquée dans les textes religieux, la proximité entre les hommes et les femmes ainsi que l‟étude des textes religieux par la gente féminine sont tout à fait interdits. De plus, il est fondamentalement proscrit de porter les vêtements du sexe opposé et ce, afin d‟éviter toute ambiguïté dans l‟attribution des rôles sexuels. Il est défendu aux femmes de parfaire leur éducation religieuse, puisque le savoir et l‟étude des textes traditionnels sont strictement réservés aux membres du sexe masculin.

Dans la nouvelle Yentl, l’étudiante de Yeshiva, le personnage Avigdor incarne bien l‟appropriation masculine du savoir. Lorsqu‟il apprend que la femme qu‟il aime est l‟instigatrice d‟une vaste supercherie, il n‟a pas d‟autre choix que de la confronter à la portée de ses gestes: «Toutes ses explications tournaient autour de la même chose: Yentl avait le corps d‟une femme et l‟âme d‟un homme. […] Mais tu aurais pu te marier avec moi, dit ce dernier. — Je voulais étudier la Guemara et les Commentaires avec toi, pas repriser tes chaussettes.»125 Yentl, féministe avant son temps126, décide d‟ignorer ses sentiments amoureux pour le jeune homme et d‟accomplir sa destinée. Elle prend les chemins de l‟exil afin de se purifier de sa faute et de parfaire son éducation religieuse. Dans

123 Yentl, l’étudiant de Yeshiva, a été portée à l‟écran en 1983 par la réalisatrice Barbara Streisand, qui figure

également en tant qu‟actrice principale dans son film. Singer aura des commentaires incendiaires face à l‟adaptation cinématographique de sa nouvelle.

124 Une yeschiva est un centre d‟études de la Torah et du Talmud dans le judaïsme orthodoxe. 125 Isaac Bashevis Singer, La couronne de plumes et autres nouvelles, op. cit., p. 39.

126 Le féminisme juif sera un mouvement très florissant au XXème siècle, qui viendra redéfinir le rôle de la

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cette nouvelle contestataire, notre auteur judéo-américain prend position dans le débat concernant l‟égalité entre les membres des deux sexes. Contrairement aux femmes dites savantes des Précieuses ridicules de Molière, le personnage de Yentl n‟est jamais ridiculisé pour sa quête de connaissances, mais celle-ci n‟est pas libre d‟obstacles et de sacrifices. Dans l‟univers de Singer, les personnages féminins désirant une éducation religieuse doivent faire le sacrifice ultime de leur féminité en renonçant à toute vie familiale ou communautaire. Les femmes prennent la parole afin de contester les normes religieuses et sociales de leur communauté. Cette prise de parole est très importante puisqu‟elle libère les protagonistes de siècles de valeurs traditionnelles et d‟interdits.

Comme nous l‟avons vu précédemment, Jouve mentionne l‟importance du savoir-dire chez les personnages.127 Il affirme que le savoir-dire évalue les compétences orales et la prise de parole de divers personnages. Ce savoir détermine également la facilité de répéter correctement des éléments lus ou entendus. La notion du savoir-dire est importante pour notre analyse parce qu'elle met en scène des protagonistes féminins qui prennent la parole pour assumer leur destinée. Dans la nouvelle Zeitl et Rickel, la narratrice relate les propos du personnage de Rickel après le suicide de sa compagne : « Elle se remit à crier : « Je veux aller retrouver ma mère, mon père, ma grand-mère et mon grand-père. Je ne veux pas continuer à errer dans cette vallée des larmes. » Ce sont les mots qu‟elle employa et tout le monde comprit qu‟elle les tenait de Zeitl qui connaissait tous les textes par cœur, même ceux en petits caractères. 128 Rickel livre très bien les paroles tenues précédemment par son amoureuse. Selon la notion du savoir-dire, ses paroles sont correctes, symboliques, efficaces et sa phraséologie est imagée. Sa prise de parole utilise un lexique spécifique partagé par les gens ayant étudié les écrits religieux. Le terme « la vallée des larmes » apparait souvent dans l‟Ancien testament pour décrire la nécessaire tristesse dans la vie terrestre. Les anciens écrits mentionnent que les êtres humains devaient éviter la joie. L‟utilisation de ce terme dans la prise de parole de Rickel permet d‟évaluer ses capacités de savoir-dire puisqu‟elle répète correctement des paroles entendues.

127 Le concept du savoir-dire a été défini à la page 32.

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Toujours dans la nouvelle intitulée Zeitl et Rickel, les deux personnages féminins principaux viendront problématiser la perspective sexiste du savoir dans la culture traditionnelle juive d‟Europe de l‟Est. Les deux jeunes femmes sont passionnées par les histoires tirées du savoir traditionnel de leur communauté. Tout au long de ce texte, Singer nous présente le personnage de Zeitl comme étant une femme intelligente, un brin étrange et très active dans sa quête de savoir. Elle y entraîne son amoureuse Rickel, décrite comme une femme curieuse, drôle et totalement dévouée à son amante. Ensemble, les deux femmes parcourrent les chemins sinueux du savoir en se questionnant énormément sur la vie après la mort ainsi que sur la nature de leur châtiment divin. Conscientes que leur amour constitue un sacrilège religieux, elles passent de nombreuses heures en compagnie de prédicateurs129, les questionnant sur des notions d‟ordre religieux: «combien de temps dure le châtiment infligé après la mort à ceux qui n‟ont pas respecté les lois? Combien d‟enfers y a-t-il? Qui distribue les punitions? Qui donne les coups de fouet? Avec quelles sortes de verges? Des verges en fer? En cuivre? »130 Zeitl et Rickel souhaitent connaître en détails la nature de leur punition divine. Ainsi, elles utilisent leur connaissance des textes sacrés afin d‟imaginer les détails de leur vie après la mort. Cette curiosité morbide est alimentée par une soif intarissable de connaissances ainsi que par un sentiment de culpabilité manifeste. Les deux jeunes amantes sont conscientes d‟avoir dérogé à plusieurs lois sacrées et d‟avoir commis plusieurs actes qui allaient à l‟encontre des valeurs morales de leur communauté. Coupables et incapables de prolonger l‟attente du châtiment, elles se jettent volontairement dans un puits. Les deux personnages principaux de cette nouvelle suivent un cheminement sur le plan moral qui évolue au fil de la nouvelle.

Notre analyse des textes de Singer nous permet d‟observer la progression éthique constante des personnages principaux. Comme nous l‟avons vu précédemment, Hamon explique que les personnages principaux se transforment au fils de leur mouvance sociale en évoluant selon divers systèmes moraux, alors que les personnages secondaires suivent un axe moral défini.131 La différence entre le protagoniste et le personnage secondaire réside dans le développement moral de ce dernier. Selon notre interprétation des concepts d‟Hamon, les

129 Les prédicateurs étaient des hommes de savoir qui avaient la tâche d‟instruire la population sur les

différents aspects de la religion, incluant le côté davantage ésotérique.

130 Isaac Bashevis Singer, La couronne de plumes et autres nouvelles, op. cit., p. 164. 131 Nous avons défini l‟axe moral du personnage d‟Hamon à la page 29.

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personnages principaux de Zeitl et Rickel se transforment moralement et intellectuellement alors que le reste des habitants du shtetl, incluant la narratrice, reste dans leur zone culturelle respective.

Dans la nouvelle intitulée Zeitl et Rickel, la narratrice nous raconte les événements qui entourent la fin tragique et funeste des deux jeunes femmes. Ces dernières décident de s‟enlever la vie en commettant un pacte de suicide : Zeitl saute mortellement dans un puits, alors que Rickel, après une tentative ratée, joint rapidement son amante dans la mort. Elles ne laissent derrière elles qu‟une simple lettre expliquant les raisons qui les poussent au suicide. Après le décès des deux femmes, les gens influents de la communauté lisent cette missive expliquant « […] pourquoi elle quittait ce monde: elle voulait savoir ce qui se passait dans l‟au-delà.»132 Bien que conscientes que le suicide allait prolonger leur punition divine, les jeunes femmes se sont tuées afin d‟assouvir leur curiosité concernant le monde d‟outre-tombe. En mettant fin à leurs jours, Zeitl et Rickel se libèrent totalement de l‟autorité religieuse, culturelle et sociale et achèvent leur quête intellectuelle.

En revanche, dans ses nouvelles, l‟auteur judéo-américain présente des personnages de sexe féminin n‟ayant aucun intérêt pour le domaine intellectuel. Le contraste saisissant entre les femmes instruites et les femmes ignorantes complexifie l'étude de la recherche d‟érudition. En effet, certaines femmes ne sont nullement troublées par une curiosité ou un intérêt intellectuel. Elles sont libres des questionnements et des angoisses existentielles qui hantent les autres personnages féminins. Les femmes qui ne possèdent aucune quête de savoir vivent une existence paisible, elles sont entourées de leur famille et des membres de la communauté. Loin de posséder le statut marginal des femmes érudites, elles sont, au contraire, bien intégrées dans leur communauté. Leurs préoccupations premières sont davantage d‟ordre matériel et profondément ancrées dans le réel. Elles ont acquis une certaine éducation religieuse qui s‟est limitée à l‟étude de la Bible des femmes (il s‟agit d‟un choix de passages en Yiddish) et des autres textes yiddishophones qui leur sont réservés.

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Dans notre corpus, Singer met en scène des personnes n‟éprouvant aucune attirance pour le domaine de la connaissance. Dans le texte intitulé Taibele et son démon, il nous présente un personnage féminin simple, travaillant et profondément ancré dans le réel de sa communauté. Décrite comme une femme gentille, serviable et aimée de tous, Taibele mène une vie sans histoire après la mort tragique de son époux. Sans se plaindre ou blâmer Dieu pour ses malheurs, elle continue de tenir boutique, d‟assister aux services religieux et d‟aider son prochain. Singer la représente comme un personnage excessivement positif, caractérisé par la simplicité. Pourtant, elle en sera quelque peu victime lorsqu‟elle relatera à ses amies la séduction d‟une jeune juive par un démon. Alchonon reconstituera cette même histoire en lui attribuant le rôle de la victime :

Quand il entendit Taibele raconter son histoire, il s‟arrêta pour écouter. L‟obscurité était si épaisse et les femmes s‟absorbaient tellement dans leur bizarre récit qu‟elles ne le virent même pas. Alchonon était un garçon dépravé, toujours prêt à inventer des tours plutôt libidineux. En un instant, il mit sur pied un plan diabolique.133

Le personnage Taibele sera la proie naïve de l‟assistant pervers du professeur. Il exploitera sexuellement cette femme en la manipulant adroitement. Le personnage masculin connaît les superstitions de Taibele et il se servira de celle-ci afin de s‟imposer à elle dans son intimité. Alchonon, l‟assistant du maître d‟école, profite effrontément des superstitions et des croyances archaïques de la veuve Taibele. Celle-ci, comme toutes les autres femmes du shtetl, est persuadée que des puissances maléfiques parcourent la terre et qu‟elles peuvent entrer en interaction avec les êtres humains. Ne possédant aucun sens critique concernant la véracité du livre fantastique acheté au colporteur vagabond, Taibele n‟est pas en mesure de mettre en doute la parole du démon surnommé Hurmizah, personnifié par Alchonon. Ses croyances anciennes sont à la fois la raison de sa chute et la voie de sa rédemption. La situation de Taibele est unique puisque sa faute réside dans sa naïveté, caractéristique positive dans les écrits des auteurs yiddishophones. En effet, elle ne saura jamais la vérité sur les détails de sa relation amoureuse avec le démon Hurmizah. Ignorant l‟ampleur de sa transgression ainsi que l‟identité de son amant, elle accompagnera ce dernier, par pitié, au lieu de son dernier repos. Par la construction psychologique de ce personnage, Singer

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dévoile que la simplicité féminine est un trait positif même si celle-ci ne les protège pas des abus commis par les gens malhonnêtes.

Pour conclure, le thème du savoir est très important dans la construction des personnages féminins dans les nouvelles sélectionnées de Singer. La recherche interdite de la connaissance religieuse ou les croyances et superstitions traditionnelles du shtetl sont deux avenues que les femmes peuvent emprunter afin d‟explorer le monde qui les entoure. Ce choix entraînera par conséquent la nature de leur chute ainsi que le chemin pour assurer la rédemption de leur âme. Il va sans dire que l‟écrivain, conscient de son rôle arbitraire dans le destin de ses personnages, pose un jugement de valeur sur la recherche intellectuelle des femmes de sa communauté. La quête féminine de savoir est-elle liée à un sacrifice ultime, alors que la simplicité intellectuelle est fixée à une certaine notion de survie sociale.