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Article pp.291-302 du Vol.1 n°2 (2003)

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Universités, mobilité, partenariats et normes de management

La marche vers un système unique d’enseignement supérieur ?

Les universités européennes vivent à l’heure du slogan de la mobilité. Mobilité des étudiants, des enseignants et des chercheurs, censée préparer la mobilité de la force de travail, à l’échelle de l’Europe comme à l’échelle intercontinentale. Un certain enthousiasme accompagne le développement, la facilitation et l’argumentation de cette mobilité : déclarations solennelles des chefs d’états européens, « discours en Sorbonne » des ministres, organisation d’un nombre élevé de cérémonies récurrentes de congratulations et de mobilisations. Au niveau du grand public, les médias de masse, presse écrite, télévision et cinéma, notamment, ne manquent pas de consacrer ce phénomène. Chaque université, quant à elle, mobilise moyens humains, technologiques et financiers de manière à pouvoir afficher des chiffres triomphants de mobilité étudiante et enseignante.

Ce mouvement accompagne une refonte au niveau européen des institutions universitaires, avec un impact important sur les autres continents. Les relations entre les universités sont remodelées, dans la structure de leurs dispositifs de formation, d’évaluation, de délivrance des diplômes et des grades, ainsi que dans leur mode de communication avec leur environnement social, économique, culturel et politique.

En particulier, les injonctions du pouvoir politique quant à la façon dont les universités doivent « se réformer » sont plus catégoriques et portent moins de voiles que jamais1, elles sont en continuité de gouvernements « de droite » à gouvernements « de gauche », aussi bien lorsque dans un pays, comme la France, la droite succède à la gauche que lorsque se rencontrent ministres de droite et de gauche de différents pays.

Nous voudrions proposer ici quelques analyses, observations et commentaires visant à interpréter les changements que l’on nous argumente comme inéluctables.

1. Ainsi un conseiller ministériel peut « rassurer » au téléphone un président d’université par les propos suivants :

« Bien sûr, il n’est pas question de remettre en cause le droit des Universités à penser et proposer de manière autonome leur offre de formation, mais celles qui renonceraient à s’inscrire dans le nouveau système, à basculer au plus vite vers le LMD (licence, mastère, doctorat) se condamneraient, elles-mêmes, à un déclin rapide. » (janvier 2003).

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Nous interrogerons ainsi l’hypothèse de la construction d’un système mondial unique de formation supérieure et détaillerons, autour de quelques dispositifs en cours d’élaboration, les enjeux institutionnels et politiques liés à ce phénomène. En particulier nous nous demanderons si, en même temps qu’une homogénéisation des pratiques universitaires de formation et de recherche, les mythes liés au slogan de la mobilité ne sont pas en train d’installer un modèle légitime unique de management des universités, qui en altère fondamentalement le sens.

Vers un système unique de formation supérieure ?

Les universités françaises, avec apparemment la meilleure bonne volonté, et, au- delà, les universités européennes sont aujourd’hui engagées dans un vaste processus institutionnel qui tend à les faire fusionner, par nombre d’aspects, en un système unique de formation, de recherche et d’administration.

Il s’agit là d’une restructuration du territoire universitaire européen et, au-delà, international dont les enjeux sont importants : définition des contours géopolitiques de l’Europe, définition des règles du jeu entre dispositifs de formation et monde socio-économique, rapport au multilinguisme et aux monolinguismes, mobilité spatiale et culturelle des étudiants, des enseignants et des administratifs, échange et constitution de documentations interculturelles à distance.

Il est possible que, par ce processus, l’université soit en train de changer de signification et de mission.

Ce processus a, parmi ses effets, celui de l’homogénéisation de normes de management, de normes de communication, de normes comptables et budgétaires, de normes pédagogiques et de normes technologiques. Il se crée ainsi progressivement, au fil d’une longue suite de réussites, de semi-réussites, voire de semi-échecs ou de franches catastrophes, un modèle de pratique dont les prescripteurs concurrents sont de moins en moins les universités elles-mêmes, de plus en plus le pouvoir politique, les organisations supra-étatiques telles l’OCDE ou la Communauté européenne, les syndicats d’employeurs, les médias et les consommateurs de formation : les étudiants et leurs familles, les publics en quête de formation et de reconnaissance, de compétence.

La dimension intercontinentale du phénomène est renforcée par la stratégie de nombre d’universités africaines et asiatiques qui affichent le plus rapidement possible leur observance des normes en cours de construction, dans l’espoir de faciliter la coopération internationale dont elles attendent la formation de leurs cadres et, au-delà, des élites et des classes moyennes « solvables » de leurs pays2.

2. Il n’est pas rare de recevoir d’un poste diplomatique français une note d’un conseiller culturel soulignant que la lenteur de l’Université française à mettre en œuvre « les réformes »

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Par ailleurs, souvent, les universités abritent en leur sein des réseaux de pouvoir aux orientations et légitimités diverses. Ces réseaux, qui constituent le maillage des autorités et des légitimités universitaires, peuvent fonctionner tantôt comme des relais des prescriptions managériales et politiques contemporaines, tantôt au contraire comme des dispositifs de résistance.

Aux plus hauts niveaux de responsabilité politique, c’est-à-dire au niveau des ministres et au niveau des chefs d’État, l’objectif a été fortement énoncé d’une

« construction de l’espace universitaire européen », généralement lié à un concept

« d’harmonisation ».

Quelques objectifs ont été énoncés explicitement :

– intensification de la mobilité étudiante, enseignante, administrative, appuyée sur un système de contrats bilatéraux entre établissements d’enseignement supérieur, système supervisé par des « Agences », par délégation d’autorité de la Commission européenne ;

– homogénéisation des systèmes d’évaluation par la généralisation progressive du système ECTS, ou « système européen de transfert de crédits » ;

– homogénéisation des parcours de formation et des grades académiques par la généralisation progressive du système LMD, pour licence, mastère, doctorat.

Revenons sur chacun de ces objectifs et quelques aspects de leur mise en œuvre.

Notre objet n’est pas de critiquer ces dispositifs en eux-mêmes mais plutôt de décrire comment ils participent du modelage des nouvelles pratiques universitaires, les objectifs affichés s’effaçant souvent devant l’impact organisationnel, professionnel et économique de leur mise en œuvre conflictuelle et négociée sous couvert de partenariat.

Le système Socrates : de la mobilité à la normalisation par les partenariats sous tutelle, nouveau système de légitimation des pratiques

Le système Socrates – plus connu par le grand public par le nom d’une de ses parties, le programme Erasmus –, est un vaste système de financement d’activités européennes et, pour une part, intercontinentales des établissements d’enseignement supérieur.

L’aspect le plus caractéristique, et le moins perçu par le public, de ce système est qu’il repose sur un vaste réseau de contrats bilatéraux et, parfois, multilatéraux de coopération entre établissements d’enseignement supérieur de divers statuts et de diverses natures. Ainsi nombre d’universités gèrent plusieurs centaines de contrats bilatéraux dont les objets principaux sont les échanges d’étudiants, d’enseignants et de personnels administratifs et le développement de coopérations de formation.

conduit les publics potentiels asiatiques et africains à se tourner vers le monde anglophone, et notamment les États-Unis d’Amérique.

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Cette autre « toile », qui d’ailleurs fait grand usage du web, est sans doute l’un des phénomènes de communication les plus marquants dans le contexte contemporain de la formation et de la recherche en Europe.

Ces contrats sont validés par les agences nationales Socrates, chargées, par la Commission européenne, de gérer de manière décentralisée, c’est-à-dire au niveau des pays, le dispositif. Ces mêmes agences en évaluent, annuellement, sur la base des bilans fournis par les universités, la mise en œuvre et la conformité. Cette évaluation effectuée, elles définissent la contribution financière européenne dont l’établissement peut être bénéficiaire l’année suivante pour ces activités. Ainsi, les agences cofinancent les mobilités étudiantes et enseignantes ainsi que toute une série d’activités pédagogiques induites, notamment de formation linguistique.

Le principal effet de ce dispositif est, évidemment, la dynamisation et l’intensification de l’internationalisation des formations supérieures et, notamment, universitaires. Nous ne reviendrons pas sur ce point qui est bien connu. Nous ne reviendrons pas, non plus, sur certaines difficultés de croissance du dispositif, lesquelles ont fait percevoir, ces dernières proches années, un certain tassement des mobilités, qui est en train de se corriger. Il faudrait aussi analyser la place de ce dispositif par rapport à l’ensemble des dispositifs d’échanges internationaux, mais ce serait dépasser les bornes du présent propos.

Nous réglerons la focale sur l’aspect de ce dispositif par lequel il intervient le plus dans le management des universités, c’est-à-dire les modalités d’accès à Socrates pour un établissement d’enseignement supérieur.

Pour être « éligible », c’est-à-dire pour pouvoir passer des contrats bilatéraux, voire des actions financées, lancer des projets, l’établissement doit élaborer, sur la base d’un formulaire, une Charte universitaire Erasmus. Il doit aussi faire, dans ce cadre, sur quelques thèmes imposés, une « déclaration de politique européenne ».

Cette déclaration, enchâssée dans cette « charte »3, traite en fait de tous les aspects du management de l’université.

Ainsi, une université joue devant une Agence non universitaire, missionnée par la Commission européenne, une description de :

– sa stratégie internationale : en effet, le formulaire précise que la stratégie européenne doit être clairement située dans une formulation explicite de l’ensemble la stratégie internationale de l’université, alors que, pour l’essentiel, les activités extra-européennes sont peu éligibles ;

– sa stratégie institutionnelle et organisationnelle, par référence à des termes préconstruits et non interrogés. Il lui faut décrire, dans un questionnaire à choix fermés quelles décisions sont prises : « au niveau central », au « niveau central et des facultés » au « niveau des facultés », au « niveau des enseignants individuels ».

3. L’usage d’un terme tel que Charte est très connotatif des discours contemporains du management entrepreneurial.

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La botte en touche est « sans objet ». Les termes descriptifs sont supposés acquis, même là où il n’y a pas de « facultés »…

– ses stratégies sociales, sanitaires, éducatives et culturelles. Celles-ci sont en effet à expliciter, alors qu’elles ne peuvent faire l’objet d’aucune aide des agences Socrates, ce qui crée une position d’expertise d’une institution sans autre finalité qu’un contrôle de conformité.

L’Agence pourra ensuite valider et publier, ce qui est présenté comme un

« service », cette déclaration de stratégie européenne sur un site internet ad hoc, qu’il faut considérer comme « un instrument de valorisation »…

Il est donc clair que, pour accéder à « l’éligibilité » dans un réseau de conventions bilatérales et multilatérales, les universités doivent se soumettre à l’expertise d’une Agence dont la seule légitimité est d’avoir été missionnée par la Communauté européenne. Les pratiques de l’Agence sont généralement courtoises, facilitantes, argumentées et souples. Il s’agit d’un interlocuteur fiable, évolutif, à l’écoute et consistant.

L’important est pourtant de repérer qu’un modèle de description des pratiques de formation supérieure a ainsi été produit, qu’il s’applique indifféremment aux universités, aux écoles de tout statut et à tout établissement susceptible de se déclarer « d’enseignement supérieur ». Il s’agit bien d’un modèle homogène de description de l’enseignement supérieur, indifférent à la spécificité des universités et visant à structurer les échanges dans l’ensemble de « l’espace universitaire européen ». C’est une puissante contribution à l’élaboration d’un système unique d’enseignement supérieur indifférent aux missions spécifiques des universités dans la construction du savoir et la formation des personnes.

On peut signaler aussi quelques effets pervers du dispositif :

– Une représentation des universités par leurs clients comme des organismes de service devant fournir des prestations standardisées et identiques d’un pôle à l’autre de la planète. Il n’est pas anecdotique que les « familles » s’autorisent de plus en plus à intervenir auprès des responsables universitaires pour piloter en consommateurs avertis et revendicatifs l’investissement en formation mobile de

« leurs » étudiants – les dispositifs universitaires devant être semblables et interchangeables à Auckland, Boston, Francfort, Lausanne, Madrid, Montréal, Moscou, Nottingham, Shanghai, Stockholm, Saint Louis du Sénégal, Turin, Vienne ou Yokohama… L’autonomie de la personne en formation et en recherche, essentielle à l’université, disparaît derrière l’évaluation d’un « retour sur investissement » par l’institution familiale et, curieusement, la quête de l’exotique s’accompagne de la revendication de l’identique : la diversité est archaïsme et frein à la modernité. Comme les grands clubs de vacances, les universités devraient offrir des prestations identiques quels que soient les climats, les environnements, les cultures, les langues.

– Cet organisme de service est par ailleurs perçu comme une administration donnant accès à un système de prestations : monétaires (les bourses et allocations),

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communicationnelles (le contact avec le réseau universitaire constitué par l’université et considéré comme une ressource revenant au « client »), documentaires (l’aide à la recherche d’informations pédagogiques, organisationnelles, touristiques et culturelles sur les mobilités visées ainsi que de conseil dans les domaines les plus variés. À cette fin, l’université est sommée de constituer des banques de données et d’y donner accès, car il ne suffit pas de dire :

« nous vous conseillons de consulter le site de l’université dans laquelle vous souhaitez effectuer une mobilité »).

Il n’est plus rare de voir un couple de « parents » venir s’adresser au service des relations internationales d’une université, en l’absence de l’étudiant concerné, pour étudier, et parfois revendiquer, que l’université apporte, via la mobilité européenne, une solution au financement de la poursuite de formation4. Ou même une famille demandera par courrier un dédommagement parce que la mobilité étudiée un moment par sa fille se révèle finalement impossible, son choix de destination n’étant pas compatible avec les accords bilatéraux existants ! Ce fait étant, aux yeux des

« clients », constitutif d’une « erreur de l’université », incapable d’avoir passé les accords correspondant au désir de l’étudiant. Le courrier sera doublé par une copie au maire de la commune de résidence…

On peut relever des énoncés représentatifs de cet état de l’opinion : « Comment se fait-il que vous n’ayez pas d’accord avec S. pour la psychologie alors que vous en avez pour la philologie ? » ou encore « Pourquoi étudie-t-on l’écriture journalistique à Madrid mais la civilisation espagnole à Lille ? C’est incohérent, je vais écrire au Ministre et à mon conseiller général ! ».

Le caractère répétitif et quotidien de telles interactions et l’intériorisation de plus en plus fréquente par les personnels en interface avec ces publics de la légitimité de telles attitudes leur retirent toute dimension anecdotique.

Ainsi l’idée d’un vaste et unique service européen d’éducation supérieure, sans référence à tout projet universitaire, est en train de s’installer dans une partie de l’opinion publique. Elle est perçue comme une « chose pas encore vraiment définie, mais qu’il faut aider à progresser et défendre contre les archaïsmes et particularismes ».

Cette idée d’homogénéisation est perçue comme au service de la construction européenne et même de l’élargissement de l’Union européenne.

Pourtant, si les universités veulent sauver le bénéfique système de réseau de contrats bilatéraux et préserver l’avenir de la coopération universitaire européenne,

4. Ainsi une étudiante boursière, originaire de Calais engrangera quelque 1 000 euros mensuels pendant dix mois pour faire sa licence d’Anglais « en mobilité » dans le Kent, soit dans une campagne proche de chez elle, alors que si elle avait suivi les enseignements à Lille le logement et les déplacements auraient été si coûteux que son père aurait « arrêté les frais » (septembre 2002).

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elles ont un vaste travail à accomplir pour expliquer et légitimer leurs spécificités institutionnelles, culturelles, scientifiques et pédagogiques.

Nous verrons ci-dessous autour de la question des ECTS une illustration supplémentaire de cette problématique.

Homogénéisation, via ECTS, des systèmes d’évaluation. Objectifs, pratiques, conséquences attendues et effets, peut-être, inattendus

Officiellement, dans le but de lever un obstacle à la mobilité et à la lisibilité par tous et partout des « compétences », le système ECTS5 vise à établir une unité commune d’évaluation des acquis de formation. La nécessité de cette unité commune est généralement argumentée vers le public large par plusieurs arguments :

– le maquis des systèmes d’évaluation, fossilisé par l’histoire des établissements d’enseignement supérieur, a rendu les systèmes d’enseignement supérieur

« illisibles » pour les usagers, « intraduisibles » entre traditions académiques nationales, « malcommodes » pour les employeurs et leurs organisations professionnelles ;

– les systèmes d’évaluation des établissements, comme ceux plus ou moins unifiés par des traditions nationales, renvoient à des systèmes de valeurs éthiques et académiques certes respectables, mais dépourvus d’objectivité comme d’utilité au regard de l’évaluation des compétences socialement requises6 ;

– au contraire de quoi, un « bagage ECTS »7 est la propriété d’un individu, dans son tout comme dans sa structuration en compartiments, sans référence à des équipes pédagogiques exerçant sur lui leur « pouvoir ». Le bagage ECTS permettra donc un dialogue direct de négociation de l’emploi entre un candidat à l’embauche et un recruteur ;

– bref, le système ECTS tire les conséquences de la mondialisation et de la libéralisation du marché de la formation comme de celui du travail. Grâce à lui, une

5. L’acronyme courant est anglais : ECTS, pour European Credits Transfer System, sa déclinaison peut se pratiquer en langue indigène : « système européen de crédits de transfert », ce qui aurait pu donner le fâcheux acronyme « SECT » si bien qu’on dit généralement, et improprement : « système européen de transfert de crédits », alors qu’il ne s’agit pas d’un système de transfert. Pour achever ces observations socio-discursives, notons la persistance de l’anglicisme credits, qui a peut-être l’intérêt d’introduire des connotations financières.

6. Il est clair que cet argument vise à ruiner la notion même de diplôme.

7. Expression notée lors de l’exposé vibrant d’un ancien ministre flamand de l’Éducation, consacré à l’éloge du système ECTS.

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formation « mobile »8 et tout « au long de la vie » ouvre à l’emploi lui aussi mobile et « dont la référence n’a plus à être dans une carrière de quarante ans dans la même ville, la même entreprise, les mêmes compétences invariables ». En France, le dispositif ECTS verra son harmonie achevée lorsque le système de « validation des acquis de l’expérience » sera venu le compléter.

Dans des réunions entre acteurs et décideurs du système de formation et d’éducation, d’autres arguments sont généralement articulés, les premiers étant considérés comme acquis, parce que bien connus du grand public, légitimés par les institutions politiques et, surtout, les journaux et les « familles ».

Ces autres arguments sont les suivants9 :

– pour mettre en place le système ECTS, les établissements devront mettre au travail leurs équipes pédagogiques, le travail pédagogique en équipe étant une excellente chose en soi, « notamment pour des enseignants-chercheurs trop souvent enfermés dans leur “petite recherche individuelle égoïste”10» ;

– ce travail en équipe sur le système ECTS obligera à une écriture, visant à l’analyse des compétences visées par chaque unité de formation dans un langage commun avec celui développé par les recruteurs et les organisations d’employeurs ;

– la mise en place du système est indispensable et urgente, vu la concurrence acharnée qui fait rage entre universités, entre pays, entre continents, entre traditions linguistiques. Ainsi, « il n’est qu’à voir que les universités africaines ou asiatiques sont parfois plus promptes que les universités européennes à se mettre en conformité ».

Il apparaît donc que la mise en place du système ECTS est au moins autant une opération au service de ses objectifs officiels et médiatisés qu’un instrument de management des universités et autres établissements d’enseignement supérieur11. Cet instrument articule des objectifs de communication interne – définition de la manière légitime de travailler, instauration de normes communicationnelles – avec

8. De tels énoncés s’accompagnent généralement d’euphémismes polis : « Entendons-nous bien », d’une part « mobile » ne veut pas dire « nomade » et d’autre part « nous n’avons pas à nous faire les chantres de la flexibilité ».

9. Les propos cités dans les sous-pragraphes ci-dessous ont été notés lors de réunions à l’initiative de l’Agence Socrates France. Ne les ayant pas soumis à leurs auteurs, je les laisse anonymes.

10. Le syntagme figé « leur petite recherche personnelle égoïste » est une marque récurrente des réunions de mobilisation des personnels universitaires par l’Agence Socrates France. Cela fait système avec le fait que lorsqu’une « mobilité enseignante » est couplée avec une activité ou un contrat « recherche », elle devient inéligible au financement par l’Agence. Evidemment la myriade des partenaires non universitaires du système Socrates ne voit là rien à redire.

11. En France, sont réputés « établissement d’enseignement supérieur » tous les établissements accueillant, notamment, des publics post-baccalauréat. De même, chez la plupart des pays partenaires, le concept de Higher education est loin de recouvrir les seules universités.

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des objectifs de communication externe : légitimation des dispositifs dans le langage des « clients » et « partenaires », – dont les tutelles tendent à devenir les interprètes et les porte-parole –, prise de position sur le marché par rapport aux concurrents et partenaires que sont les institutions de formation des autres pays et continents.

Ainsi, on peut parfois entendre énoncer du dispositif ECTS des descriptions telles que celle-ci :

« Un moyen pour consolider nos équipes dans une façon moderne de travailler, essentiel à notre stratégie internationale, résolument européenne et francophone, qui devrait nous permettre de saisir les opportunités contemporaines, notamment par rapport aux pays émergents en Europe, mais aussi par rapport à la formation des élites africaines ; ou la réponse à une demande d’éducation croissante et solvable issue du formidable réservoir de certains pays asiatiques… » On ajoute : « Ce serait quand même lamentable de laisser tout le marché aux Américains. »

Il faut aussi noter le caractère strictement capitaliste, au sens marxiste, de la définition de l’unité de valeur ECTS par référence au « temps de travail socialement nécessaire à sa production ». Cela fait de l’unité de valeur ECTS un instrument d’évaluation d’une force de travail négociable sur le marché de l’emploi, bref, de la force de travail comme « marchandise ».

Nous en sommes venus à ce que nombre d’universités envisagent d’évaluer, sans sourciller, la valeur de leur recherche et de leur formation par référence à la valeur d’échange de la force de travail d’étudiants de passage.

Quelques effets inattendus sont déjà visibles, ou leurs amorces se laissent déjà entrevoir :

– l’unité de valeur ECTS oriente les universités vers un pilotage « par l’aval », c’est-à-dire par un marché du travail censé capable de définir quelles compétences sont utiles. Ceci, alors que ce pilotage par l’aval, strictement utilitariste, interdit de penser les formations dans une démarche prospective raisonnée ;

– l’unité de valeur ECTS tend à la légitimation d’une évaluation strictement quantitative de formations accumulées, les logiques et le sens n’étant plus essentiels.

Ce défaut sera peut-être partiellement corrigé par le « supplément au diplôme », censé restituer au parcours individuel de formation une certaine signification… Il ne suffit guère pour l’instant à pallier une perte de légitimité de la notion de parcours de formation cohérent, garanti par la prise de responsabilité d’équipes d’enseignants par rapport à des diplômes institutionnellement validés ;

– une démotivation bureaucratique des nouvelles normes par ceux des universitaires qui considèrent cela comme la mode du moment et savent vider les contraintes de tout contenu.

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De la négociation et de l’écriture des contrats d’établissement dans un contexte de réformes des cursus et des grades voulu par les autorités politiques : management et négociation fictive ?

Simultanément, les universités européennes ont été lancées dans le « chantier du LMD » (licence, mastère, doctorat). Quelques aspects de la conduite de ce chantier en France permettent de poursuivre les analyses proposées ci-dessus de la mise en place des ECTS. Ils mettent en lumière les caractéristiques du modèle contemporain de management des universités par leurs équipes de direction interne et par toutes sortes d’instances, tutelles et partenaires, ainsi que sur les influences exercées par divers éléments constitutifs de l’environnement des universités.

Le premier aspect est que « le chantier du LMD » (nouvelle appellation qui a succédé à celle « 3, 5, 8 », trop franco-française parce qu’ancrée à la référence au Baccalauréat) s’est manifesté, notamment dans les universités, comme un épisode du processus des « contrats d’établissement ».

En effet, le « pilotage » et la « gouvernance » contemporains des universités sont marqués par un phénomène de négociation continue des projets validés et des moyens alloués par « le Ministère ». En fait, il faudrait dire « les Ministères », dans la mesure où le ministère des Finances, pour ne parler que de lui, n’est pas étranger à ce processus.

Le support communicationnel de cette négociation continue est le « contrat quadriennal d’établissement » qui décide de quelque 50 % des moyens mis à disposition d’une université.

La négociation se déroule sous la forme d’un long processus d’écriture polyphonique et multipartite, où s’imbriquent la tâche du bilan du contrat précédent, celle de la préparation de l’actuel contrat et enfin celle de l’anticipation des futurs contrats.

Les avantages attendus de cette pratique d’écriture multipartite et polyphonique, support de la négociation des projets et de moyens sont que :

– les universitaires élaborent dans un processus constant « une politique d’université », parallèlement à l’expérimentation et au management de sa mise en œuvre ;

– universitaires et responsables ministériels sont posés en partenaires ;

– les grandes orientations ministérielles apparaissent comme constamment informées par le dialogue avec « le terrain » ;

– des ajustements continus sont susceptibles de prendre en compte des évolutions des contextes et des réalités ;

– il semble possible d’évaluer une relation entre des financements, des accréditations et une politique mise en œuvre ;

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– le partage d’une méthodologie commune facilite la négociation entre responsables ministériels, conseillers et experts d’une part, responsables universitaires d’autre part.

Les effets pervers de cette pratique sont :

– la mise en évidence du caractère fictif de ce grand jeu de rôles, dans lequel beaucoup voient un simple instrument du pouvoir politique, suspect d’en jouer pour faire mettre en conformité non seulement la réalité universitaire mais aussi les croyances affichées des universitaires ;

– la création d’une strate d’activité supplémentaire dans les tâches universitaires, se surajoutant aux activités d’enseignement, de recherche et d’administration. Ceux qui n’y croient pas manifestent souvent la conviction qu’il s’agit d’une activité plus tournée vers le décryptage du désir du Prince que vers la définition d’une politique universitaire réaliste et pertinente dans les formations. L’expérience de la semestrialisation, qui a réorganisé le temps enseignant et étudiant en faisant des coupes sombres dans les temps de formation pour les remplacer par des périodes d’examens bureaucratisés nourrit le sentiment d’être plus devant un nouvel épisode de la docilité aux caprices éphémères de la sphère politique que dans celui de l’élaboration concrète de stratégies différenciées et adaptées à la multitude des situations et contextes ;

– corrélativement, une tendance au réalisme cynique pouvant conduire à proposer au ministère ce qu’il a, croit-on, envie de lire, laquelle tendance menace les projets de relever du conformisme, donc d’induire de l’entropie.

C’est dans ce processus que, mois après mois, les autorités politiques peuvent

« faire passer » tout ou partie, apparemment ou vraiment, de leurs orientations sur le terrain. C’est donc là que les mots – « espace universitaire européen »,

« internationalisation des universités », « bascule de secteurs vers le système LMD », « semestrialisation », « généralisation du système ECTS » – sont traduits et interprétés depuis la sphère de l’autorité politique jusqu’à celle des pratiques universitaires.

Méditation hérétique en guise de conclusion

Les forces internes à l’université, influencées par des appartenances et des pouvoirs universitaires divers, qui ressortissent souvent d’autres cadres que celui de l’établissement, se confrontent entre elles et construisent leur projet dans l’exercice légitime et indispensable de la discussion universitaire : responsables syndicaux, personnalités investies de mandats et de charges nationales ou internationales, personnalités chargées d’expertise, autorités scientifiques et/ou charismatiques peuvent souvent user de ces qualités ou statuts qui leur sont momentanément attachés.

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Mais ils savent tous être, surtout et simplement : enseignants, chercheurs, techniciens et administratifs, et, pour beaucoup d’entre eux, élus responsables dans des instances universitaires délibératives.

Et pourtant chacun identifie habilement un sens de l’histoire et anticipe dans ses analyses et propositions d’aujourd’hui sur les résultats qu’il perçoit comme inéluctables demain.

Dans ce contexte, personne ne voudrait être exclu du processus de négociation, mais chacun éprouve un doute : et si la « négociation », les « partenariats », les

« contrats », les « nouvelles méthodologies » n’étaient que des instruments de persuasion ?

Et si la négociation, la contractualisation, n’étaient que « l’art de prendre des décisions en concertation avec ceux qui n’ont pas part à la décision » (Bratosin 2000) ? Et si l’homogénéisation du système universitaire mondial visait à limiter le rôle de contre-pouvoir inséparable de l’idée d’université ? Et si les universités étaient en train de perdre, complices, cette autonomie qu’on renie déjà parfois en qualité de « sacro-sainte » ? Et si le leurre des partenariats cachait le piège de la conformité ?

Bibliographie

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Carré D., Valenduc G., Choix technologiques et concertation sociale, Economica, Paris,1991.

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Neyrat F., « L’Europe des universités, un mauvais trip », Le Passant Ordinaire n° 43, Bordeaux, 2003.

Olivier Chantraine Gerico/Université Lille 3, UFR INFOCOM chantraine@univ-lille3.fr

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