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Article pp.225-242 du Vol.1 n°2 (2003)

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entre recherche et industrie

Éric Delamotte

Laboratoire UMR CERSATES 8529 CNRS Université Lille 3

UFR IDIST BP 149

F-59653 Villeneuve d’Ascq cedex delamotte@univ-lille3.fr

RÉSUMÉ. Le domaine de la recherche est celui de la circulation de connaissances au sein de communautés où les processus d’échange égalitaires entre les agents sont centraux. Cette réalité se complique dans le cas de partenariats recherche-industrie où l’on doit prendre en compte simultanément les processus d’échanges et de régulation de ces activités à l’œuvre dans des contextes divers qui sont par nature, asymétriques. Pour en rendre compte, notre contribution s’appuie sur trois processus : l’analyse des échanges de connaissance au sein de communautés de savoir (centrées sur les phénomènes de délibérations) ; l’analyse des modalités de rationalisation au sein des collectifs innovants (centrées sur les phénomènes de découplage) ; l’analyse des débats sur l’appropriation (centrés sur la qualification des savoirs). À partir d’une enquête de terrain portant sur les discours de la coopération, nous proposons, d’une part, d’isoler quelques cadres fondamentaux et « entours » qui, dans ce domaine, permettent de comprendre les partenariats et, d’autre part, d’analyser la coorientation.

ABSTRACT. The field of this research concerns the circulation of knowledge within communities, where the egalitarian processes of exchange between the agents are central.

This reality becomes complicated in the case of research-industry partnerships, where one must take into account simultaneously the processes of exchanges and regulation of these working activities in various contexts which are by nature, asymmetrical. From an investigation bearing into the speeches of the co-operation, we propose on the one hand, to isolate some fundamental and "surrounding" frameworks which, in this field, makes it possible to understand the partnerships and, on the other hand, to analyze the co-orientation.

MOTS-CLÉS : recherche et innovation, partenariats, communautés épistémiques, bien public, allocations de ressources, coorientation.

KEYWORDS: Research and Innovation, Partnerships, Epistemic communities, Public good Allocation of resources, Co-orientation.

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Introduction

Si un collègue ou un étudiant me demande de lui expliquer l’industrialisation de la formation, je réfléchis plus à la qualité de l’argumentation qu’au temps que cela nécessite ou aux risques que je peux prendre en divulguant un savoir1. En revanche, quand je suis amené à travailler sur ce même thème avec les responsables « édition » d’Hachette, j’ai affaire à un partenariat. Dans un cas, on peut partager sans souci.

L’acquisition de connaissances est alors un processus intrinsèquement coopératif.

Dans l’autre, on peut avoir le sentiment que lorsque l’on s’exprime, on peut être dépossédé de quelque chose et le format des connaissances en est modifié. La question des connaissances est liée à celle de l’action des partenaires, c’est-à-dire que, au fond, la question de la production commune de connaissances est passée au crible de ce qui est éventuellement réutilisable. L’acquisition de connaissances devient un processus qui est autre que coopératif, car créateur de savoirs protégés.

Certains déploreront l’allégeance de la recherche au monde économique.

D’autres encourageront les chercheurs à s’associer avec des acteurs profit-oriented.

L’objet de cet article n’est pas d’entrer dans ce débat, important par ailleurs, mais de considérer la relation recherche-industrie comme une situation riche d’enseignements pour mieux comprendre les modalités de la régulation des partenariats. Au fond, il s’agit de savoir si la formation et la qualité des connaissances varient véritablement selon les modes de coordination. On peut décliner cette première interrogation en une série de questions : l’aspect constructif du partenariat est-il réellement entravé par la nature dissymétrique des positions ? La dynamique créative, dans le cadre d’un partenariat, se construit-elle dans un régime de liberté surveillée ou dans la suspicion ? Est-ce que la production de connaissances implique que l’autorité hiérarchique ou les relations sociales ne jouent plus aucun rôle ?

Pour traiter le sujet du partenariat entre inventeur et entrepreneur, nous partirons du cas des laboratoires de recherche engagés dans un partenariat industriel, pour dégager plusieurs éléments d’un processus qui régule l’activité concrète des innovateurs et qui, selon nous, ont une portée générale, qui dépasse le cas de la recherche.

En conséquence, la réflexion présentée ici a pour sources un certain nombre de travaux éclairants pour le domaine (économie de la connaissance), les apports d’une enquête menée sur la coopération recherche-industrie et un ensemble d’arguments critiques. Nous commencerons par établir un état des lieux conceptuel clarifiant les liens entre invention et innovation et la place du partenariat dans le domaine de la recherche. Ensuite, nous analyserons les logiques par lesquelles les partenaires s’affranchissent de quelques difficultés avec l’analyse des phénomènes de

1. En référence à Conein B., 2003 : « Les communautés informatiques comme communauté épistémique », in Delamotte E. (Ed), Du partage au marché. Regards croisés pour une approche de la diffusion des savoirs, Lille, Septentrion, à paraître.

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délibération, l’analyse des phénomènes de découplage et l’analyse des débats sur la qualification des savoirs. Nous nous consacrerons pour finir à la vulnérabilité particulière de ces cadres de référence et « entours » qui permettent aux partenariats de fonctionner.

Similarités entre recherche et innovation

Pour pouvoir juger de la pertinence d’un partenariat, il n’est sans doute pas inutile de revenir à la définition du partenariat tel que les économistes le présentent.

A savoir, un dispositif de coopération/compétition entre plusieurs partenaires, disposant de capacités complémentaires et désireux de concrétiser des synergies potentielles2.

Il paraît aussi nécessaire de rappeler les similarités entre recherche et innovation3. En effet, le chercheur partage avec l’innovateur une démarche. Nous proposons de mettre l’accent sur trois de ses caractéristiques : l’incertitude, les discussions, l’irréversibilité.

Les ressorts de l’intrigue sont connus : d’un côté le savoir, de l’autre l’inconnu.

On n’agit, en déformant la formule de Gilles Deleuze, « qu’à la pointe de son savoir », à la pointe extrême qui sépare notre savoir de notre ignorance, et qui fait passer de l’un à l’autre, du problème à la solution. En conséquence, quand on conduit un projet innovant ou une recherche, on est amené à gérer l’incertitude, c’est-à-dire à pactiser avec le risque.

On parle aussi de discussions (débats, décision, adaptation), car la méthode scientifique tout comme la conduite d’une innovation, se distingue des autres méthodes de connaissance (expériences et croyances populaires ou religieuses) par le fait, pour reprendre les conceptions de Karl Popper, qu’elle est capable de s’auto- corriger, c’est-à-dire qu’elle est apte à remettre systématiquement en question tout ce qu’elle a proposé. Officiellement, en quelque sorte, le champ scientifique est un univers où n’existe qu’un seul droit d’entrée : la preuve qui est l’objet de débats.

Gaston Bachelard dit à ce propos : « Toute connaissance est fille de la discussion et non pas fille de la sympathie » 4.

Irréversibilité, enfin, dans la mesure où l’innovateur, comme le chercheur, suit une trajectoire cognitive. D’un côté, on apprend pour acquérir le savoir manquant, ensuite on s’appuie sur cette connaissance pour engager de nouvelles investigations et la boucle continue. De l’autre côté, gérer un projet innovant, c’est articuler de manière judicieuse le passage entre le moment du départ où l’on peut tout faire, en n’étant sûr de rien, et un point d’arrivée où l’on sait presque tout, mais où l’on n’a

2. Williamson O., 1994 : Les institutions de l’économie, Paris, Interéditions.

3. Blondel D., 2002 : « Le rôle des scientifiques dans le processus d’innovation », in Alter N., Les logiques de l’innovation, Paris, La Découverte, p. 131 - 154.

4. Bachelard G., 1965 : La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin.

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plus de degrés de liberté pour tirer parti de cette connaissance. Que ce soit une connaissance ou une innovation, une fois construite, il est difficile de revenir au statu quo ante.

Ces similitudes rendent les deux types d’acteurs aptes à devenir des partenaires pour ensemble coproduire intensivement des connaissances nouvelles. Cependant, ces rappels, tout prosaïques qu’ils soient, signalent immédiatement que si le partenariat est la forme canonique de la circulation des savoirs, il faut en distinguer deux plans : interne et externe.

Communauté de chercheurs, partenariats internes et externes

L’institution recherche et ses activités ne vont pas naturellement sans ce qu’on pourrait appeler un sens commun de l’échange et du partenariat. On considère aussi que l’intérêt d’un chercheur ne renvoie pas à la notion de profit matériel ou symbolique, ni même à l’idée générale de reconnaissance, mais pour l’essentiel à une orientation « cognitive collective »5. Et la fameuse phrase d’Archimède : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » marque la première constitution d’un champ scientifique autonome : celui des mathématiques où la science est une affaire collective.

Ce sens commun d’une communication horizontale entre pairs est alimenté, conforté et légitimé par nombre de recherches scientifiques. De l’histoire de la constitution des sociétés savantes aux universités modernes, en passant par les académies, le fonctionnement des communautés où l’on se retrouve entre soi a été observé6. Ainsi, Robert K. Merton proposait déjà en 1942 une définition des règles de fonctionnement de la science7. L’activité scientifique sous la forme d’un partenariat interne est réglée selon lui par quatre normes :

– l’universalisme. Les découvertes des chercheurs sont jugées en fonction de critères qui s’imposent à tous ;

– le désintéressement. Le seul objectif du chercheur est l’accroissement des connaissances et non une satisfaction personnelle ;

– la mise en commun. Les résultats de la recherche sont partagés et publics. On ne peut les garder pour soi ;

– le scepticisme. Les chercheurs sont toujours en droit de réfuter une affirmation.

Le travail scientifique est fait de controverses. Le terme de communauté scientifique exprime bien l’idée d’un travail de la preuve qui est débattu.

5. Pickering A., 1985 : « Rôle et intérêts sociaux en physique des hautes énergies », in Callon M., Latour B., Les scientifiques et leurs alliés, Paris, Pandore.

6. Licoppe C., 1996 : La formation de la pratique scientifique, Paris, La découverte ; Rossi P., 1999 : La naissance de la science moderne en Europe, Paris, Seuil.

7. Merton K. R., 1973 : The Sociology of Science, University of Chicago Press.

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Cette approche est aujourd’hui toujours globalement valide, même si de nombreuses critiques ont été faites concernant le critère de mise en commun (communalisme). En effet, la théorie mertonienne ne résiste pas aux découvertes simultanées et aux querelles de priorités (découverte du virus du sida, brevetage des gènes, etc.)8. On a aussi rapidement constaté la réalité des impostures et des fraudes9.

Si, comme on vient de le voir, le monde de la recherche est d’abord celui d’une communauté où la construction des connaissances s’opère par des échanges internes multiples, plus profondément, on voit que les chercheurs ont pour mission essentielle d’en faire profiter le reste de la société, ce qui implique qu’ils tissent des partenariats externes. Autrement dit, les producteurs de connaissances ne sont pas en dehors de la société. Dans son rapport à la société, de l’esprit universaliste du XVIIIe siècle au scientifique contemporain lancé dans la course des brevets, la science a subi une évolution mouvementée. Alors qu’au XVIIe siècle les faits scientifiques sont établis de manière spectaculaire pour et par un public de curieux et d’amateurs, au XIXe siècle, la science devient utile et elle est produite par des professionnels. De plus, à l’aune de l’idée de progrès, il y a plusieurs façons de dire la nature des recherches. Il est en effet utile de distinguer au moins deux modes de base de la recherche, selon l’intention initiale : recherche pure ou recherche appliquée. Et cette distinction n’est pas nouvelle. Louis Pasteur, par exemple, a utilisé le dépôt de brevet pour empêcher la confiscation de ses inventions. Il déposa ainsi un brevet de fabrication du vinaigre qu’il mit dans le domaine public. Avec la loi sur l’innovation, les laboratoires ont une obligation croissante de valoriser leurs recherches et de s’associer avec les entreprises. L’activité de recherche peut être très liée au marché : c’est par exemple le cas actuellement dans le domaine des bio- technologies. De plus, l’État favorise aussi l’éclosion de nouvelles entreprises par la mise en place d’incubateurs, lieu d’engendrement de partenariats recherche- industrie.

La qualité des partenariats et les discours de la coopération

Modulant l’évidence des avantages que procure la science, Simon Kuznets affirme que le facteur fondamental de la croissance, c’est le progrès de la technique,

8. Cela amena R. K. Merton à compléter sa théorie en introduisant deux nouvelles notions : l’originalité et l’humilité. Les résultats produits devront être inédits et chaque chercheur devra reconnaître ses limites par le biais des remerciements, dédicaces, citations et explication des emprunts à d’autres chercheurs. Avec l’originalité, Merton introduit la notion de compétition entre les chercheurs.

9. Jeanneret Y., 1998 : L’affaire Sokal ou la querelle des imposteurs, Paris, PUF.

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c’est-à-dire « l’accumulation de connaissances contrôlées »10. Mais il y a un écart entre le progrès technique potentiel et le progrès technique effectif.

En effet, la coopération recherche-industrie confronte les acteurs à des problèmes et contraintes spécifiques. La circulation des savoirs et des techniques se heurte à différentes sortes de frontières, visibles ou invisibles : entre types de discours, entre cultures professionnelles, entre organisations.

De plus, la passion actuelle pour la propriété privée dans le domaine de la connaissance a créé une situation paradoxale : alors que les conditions technologiques et sociales sont réunies pour favoriser la circulation des savoirs, de plus en plus de droits de propriété intellectuelle interdisent l’accès aux connaissances. Comme le souligne Dominique Foray, « on s’efforce de créer une rareté artificielle dans un domaine où l’abondance est la règle naturelle »11.

Dans le cadre d’une recherche ayant comme thématique Les métiers de l’interface recherche-industrie, nous avons récolté des corpora de discours de la coopération12. Les données collectées étaient de trois ordres : discours institutionnels : loi sur l’innovation, directives des firmes ; discours professionnels : conventions, rapports, notes, courriers intranet ; discours des acteurs : entretiens explicatifs. Nous avons cherché à reconstruire la dynamique de la collaboration qui déborde celle du contrat de partenariat. Nous souhaitions savoir comment s’opère la circulation des connaissances, des problématiques et des valeurs du monde de l’entreprise à celui de la recherche au sein des laboratoires, et réciproquement.

L’échange entre deux mondes induisait-il l’émergence de nouvelles interactions et la transformation des visions des partenaires ? Avant de présenter quelques résultats représentant la théorisation de cette série d’enquêtes, nous pointerons ici trois aperçus de la nature des problèmes que soulève le partenariat.

Au niveau des partenariats, les conventions ou les accords laissent souvent de côté la construction sociale du partenariat. Ils se réfèrent aux aspects économiques, aux contraintes institutionnelles, aux engagements des dirigeants et à l’appropriation future des résultats. Comme le dit un chercheur CNRS lors d’un entretien : « C’est

10. Kuznets S., 1966 : Modern Economic Growth : Rate, Structure and Spread, Londres, Yale University Press.

11. Foray D., 2000 : L’économie de la connaissance, Paris, La Découverte.

12. Programme de recherche financé avec l’aide de la région Haute-Normandie piloté par l’UMR CNRS 6065 Dyalang. Dans l’opération L’explication en situation de coopération, on s’intéressait à l’intégration de ces points de vue, c’est-à-dire aux processus de mise en mots qui se développent au cours d’un processus innovant. Il s’agit de préciser, de mieux cerner comment certains choix sont affichés : l’objectif était de montrer non seulement des processus institutionnels, comme la référence à la loi sur l’innovation, mais également des processus d’influence plus implicites (valeurs, traditions professionnelles, positionnement de leaders, rôle du statut et des alliances) par la mise en mots collective. L’équipe était composée de Nathalie Baudouin, Esther Boittout, Eric Delamotte, Maryvonne Holzen, avec la participation de Sylvie Normand et de Michael Lenfant.

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un échange négocié qui est structuré de telle sorte que tous les participants en retirent quelque chose, tout en permettant à quelqu’un d’en retirer davantage que les autres ». Les discours explicatifs des acteurs, quant à eux, mettent en avant le partenariat comme un construit humain : « Ce qui m’a tout de suite plu, c’est que nous avions une même approche […] On s’est aperçu que nous avions été dans la même fac, dans les mêmes amphis, sur les mêmes bancs. On avait le même cursus, mais pas le même parcours. » Cet attachement entre les individus est souvent gommé dans les rapports, notes et courriers.

Au niveau des procédures de coordination, les pratiques et les méthodologies restent floues. Armand Hatchuel a décrit à l’aide des notions de « prescription faible » et de « prescription réciproque » la manière dont s’organisaient les activités de conception où aucun expert n’est en mesure de prescrire totalement le travail de partenariat, mais où des rapports de prescription restent nécessaires à l’action13. Ainsi, dans le cadre d’un partenariat à l’initiative d’une grande entreprise de télécommunications, le chef de projet déclarait : « Je suis chargé de récupérer différents travaux de recherche universitaires en but de faire un démonstrateur et aussi une industrialisation future d’un produit […] Le projet va encore évoluer, on va se retrouver avec trois entités qui sont présentes : il y a les chercheurs, il y a les unités de production et il y a également les unités d’affaires qui normalement doivent savoir vendre le produit […] La difficulté dans ces opérations, c’est qu’il faut savoir où s’arrêter et passer le flambeau à une équipe de développement en aval, une équipe de production. »

Au niveau des modalités de l’échange, le contraste est frappant entre, d’un côté, une tradition académique et, de l’autre côté, l’existence d’une complémentarité entre la logique de création et la logique de rationalisation. Le point de vue qui se dégage est que le partenariat suppose une double activité : une activité créative

« collégiale » et une activité de rationalisation, la première fournissant la matière à la seconde. « Au départ, enfin dès la deuxième réunion, lorsqu’on s’est mis à table, on a déposé nos vestes, chacun s’exprimait sans trop tenir compte de son appartenance. » Plus tard, dans une phase de bilan, l’appréciation devient : « Il y a une première phase qui s’appelle la phase exploratoire d’un projet où on va faire mûrir des technologies pour dire "c’est faisable", "ça n’est pas faisable", et puis après vient la phase suivante pour arriver au niveau précompétitif […] Les transferts de technologie, c’est la mise à disposition et le travail sur des techniques qui sont mises en œuvre dans les labos et donc qui peuvent être, faire l’objet d’une industrialisation. » La raison de cette articulation incessante est que les acteurs sont confrontés à des flots d’événements dont ils ne peuvent prédire le cours en toute confiance et dont il ne contrôlent pas toujours les conséquences. Ces incertitudes peuvent être partiellement contrôlées par un travail délibératif, puis de rationalisation.

13. Hatchuel A., 1996 : « Coordination and control », in International Encyclopedia of Business and Management, p. 762-770.

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Reste que la production de connaissances et son contrôle sont les facteurs les plus déterminants pour l’association des deux partenaires que sont les laboratoires et les entreprises. Ils sont engagés selon différentes modalités exposées dans ce qui suit.

Communauté de pratiques, coorientation et « entours » du partenariat

Si le partenariat est le monde des ententes, une réflexion sur la coordination ne peut prendre le partenariat comme un troc qui résulterait uniquement de la bonne volonté. Nous proposons dans cette deuxième partie de soutenir que la régulation des partenariats s’organise sous une forme collégiale. Forme collégiale qui possède des modalités spécifiques. De quoi s’agit-il ?

Pour faire bref, on peut résumer le processus par un échange. Il ne faut pas cependant en déduire que la coopération entre scientifiques et industriels est une simple association pour un transfert « linéaire ». Un partenariat nécessite la mise en place de divers processus de structuration, éléments que nous avons nommés

« entours » qui entérinent la coorientation au sein de la communauté de pratiques que constitue chaque partenariat. Ces entours portent sur la délibération, la rationalisation et l’appropriation.

Travail communautaire et délibération

Le premier entour, compris comme élément de structuration, concerne la formation de la connaissance. Elle s’oppose à la tentation de se représenter la connaissance comme une substance dont on pourrait imaginer le trajet au sein d’un dispositif cognitif collectif. Pourquoi ?

L’invention et l’innovation ne résultent pas du travail d’une personne isolée, mais de la conjugaison de flux différents et complémentaires dans le domaine de la connaissance. Empiriquement, l’importance des réseaux individuels apparaît à travers de nombreuses études pour expliquer l’établissement des relations entre entreprises et laboratoires14. Cependant, si les réseaux sociaux sont la principale source d’acquisition et de circulation des connaissances, les analyses récentes montrent qu’il faut distinguer et articuler apprentissages collectifs et communauté.

On peut analyser un partenariat comme l’entrée dans une communauté de pratiques, c’est-à-dire comme une participation d’abord périphérique qui croît graduellement en engagement et en complexité, aussi bien du point de vue des connaissances que des relations sociales.

14. Grosseti M., Bès M-P., 2001 : « Science-industrie : encastrements et découplages », in Revue Française de Sociologie, n° 2, p. 327-355 ; Cassier M., 1997 : « Compromis institutionnels et hybridations entre recherche publique et recherche privée », in Revue d’Economie Industrielle, n° 79, p. 191-212 ; Saxenian A., 1990 : Regional advantage, Cambridge, Havard University Press, p. 96-97.

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Pour comprendre le passage d’un apprentissage collectif à une communauté, il faut aussi prendre en compte le processus délibératif. A minima, le problème pratique est de réduire l’incertitude engendrée par la coproduction de savoirs et de construire malgré tout des certitudes permettant d’innover. Emmanuel Lazega observe avec justesse dans différentes formes de brain storming que le débat est stimulant, mais qu’il peut avoir des effets négatifs15. Pour se prémunir des effets négatifs, un partenariat doit réussir à construire des propriétés relationnelles de solidarité et d’autorité qui assurent la confiance dans l’exactitude des connaissances16. Notre enquête, quel que soit le partenariat étudié, montre que le processus de cognition distribuée n’est pas dissociable de celui d’autorité.

Connaissance et apprentissage ne peuvent être produits de concert sans l’appui de personnes qui représentent l’autorité et légitiment les avancées, car la mise en délibération des connaissances doit trouver une résolution. En effet, les acteurs qui spéculent sur la production de savoirs ont besoin de connaissances fiables et l’on cherche des méthodes pour assurer l’exactitude et la précision des données transmises. Les membres ont recours alors au jugement d’une autorité

« épistémique » pour arbitrer.

L’autorité épistémique peut être membre du partenariat mais elle peut lui être extérieure. Quoi qu’il en soit, la délibération s’organise sous l’auspice de cette autorité (une ou plusieurs personnes selon le degré de centralité et de la taille du partenariat). Cependant cette délibération n’est ni une mise sous tutelle, ni une mise sous influence, c’est plutôt une recommandation. En tant que processus, cet appel à des tierces personnes est semblable au mécanisme connu des médecins qui se tournent vers un collègue de plus fort statut pour guider leur choix17. Pour arbitrer, on peut ne choisir qu’un seul conseiller ou choisir des conseillers différents, à condition qu’eux mêmes soient reliés par un lien d’amitié. Par ailleurs, cette modalité délibérative est aussi un mécanisme d’atténuation des rivalités de statut, car dans le débat créatif, l’autorité hiérarchique ou légale n’est pas appréciée. L’autorité classique est un obstacle et une remise en cause du phénomène collégial.

Ce qu’il est important de souligner dans ce mécanisme « orchestral », c’est que la qualité de la connaissance repose sur une dissémination relative de l’autorité et sur une distribution décentralisée du contrôle. La confiance est obtenue dans les relations des uns avec les autres sur la base d’une appréciation commune de ce qui

15. Lazega E., 2002 : « Réseaux et capacités collectives d’innovation », in Alter N., Les logiques de l’innovation, Paris, La Découverte, p. 183-210.

16. Conein B., 1994 : « Action située et cognition : le savoir en place », in Sociologie du Travail, n° 4, vol. 36, numéro spécial Travail et Cognition, p. 475-500 (en collaboration avec Eric Jacopin) ; Gallouj F., Gadrey J., 2001 : Performances and Innovation in services : Economic and socio-economic approaches, Aldershot, Edward Elgar.

17. Coleman J.S., Katz E., Mendel H., 1966 : Medical Innovation. A Diffusion Study, Cambridge, Harvard University Press.

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constitue un comportement et une personnalité dignes de confiance (ancienneté, engagements antérieurs, probité).

C’est la qualité de ces réseaux complexes et amicaux, souvent issus de contextes extérieurs (réseaux éventuellement disparus d’ailleurs) qui assure et garantit le mécanisme de délibération entre partenaires. On voit alors l’intérêt de nommer cet aspect « un entour du partenariat », car c’est un processus périphérique qui assure la production collective de la connaissance.

Rationalisation et processus de découplage

Les remarques précédentes montrent l’importance des réseaux sociaux dans les processus de partage des connaissances. A leur suite, on peut affirmer que ces activités sont encastrées dans des structures sociales. Ainsi chez Marc Granovetter, le concept d’ancrage (embeddedness) se réfère à l’influence des réseaux de relations sociales sur les comportements et les institutions. Au niveau cognitif, le concept d’ancrage souligne la dimension implicite de la connaissance humaine et la relation dynamique qui existe entre l’apprentissage individuel et l’apprentissage collectif18.

Mais, et c’est un deuxième entour, les études interdisciplinaires montrent que si les collaborations sont effectivement souvent initiées par des réseaux de relations individuelles, il existe d’autres mécanismes, appelés de découplage, permettant aux acteurs ou aux organisations de s’affranchir des encastrement initiaux, à tel point que les collaborations rationalisées ne gardent que peu de traces de leurs conditions de création dans leur contenu et déroulement19. Il est donc difficile de retrouver le cheminement d’un découplage. En revanche, dans le va et vient entre le niveau des communautés et celui des organisations, nous pouvons distinguer trois processus toujours plus ou moins imbriqués dans notre corpus, mettant en jeu le découplage : la personnification, la formalisation et la matérialisation.

La personnification. Le partenariat se fonde sur l’implication d’acteurs sociaux particuliers qui incarnent pour un temps le partenariat. Il y d’abord les leaders et ensuite les étudiants, doctorants, ingénieurs, techniciens, administratifs qui appartiennent momentanément aux deux collectifs, c’est-à-dire à la communauté.

Reste que le partenariat est un dispositif orienté par un acteur central qui assure la collecte et la redistribution des ressources au sein des collectifs. La figure du chef charismatique et estimé peut être évoquée dans la mesure où le découplage est le fait d’une ou de deux personnes dont la communauté accepte le pilotage (il s’agit souvent de la personne qui a l’autorité épistémique, mais ce peut être une autre : chercheur confirmé, acteur engagé et toujours présent, figure tutélaire). Quoi qu’il

18. Granovetter M., « Economic action and social structure : the problem of embeddedness », in American Journal of Sociology, vol. 91, n° 3, p. 481-510.

19. White Harrison C., 2001 : Market from networks : socioeconomics models of production, Princeton, Princeton University Press.

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en soit, face aux enjeux de captation affectant les rapports entre membres d’une communauté, émergent un ou des agents de contrôle qui mettent en œuvre et assument la rationalisation. Dans le domaine des partenariats recherche-industrie, Michel Grossetti et Marie-Pierre Bès considèrent que c’est un phénomène central20.

La formalisation. Notre corpus montre un autre cas de figure, celui où le passage d’une logique de création à celle d’une reproduction élargie est structuré par un cadre formel (formalisation d’une structure commune, rationalisation juridique et financière). On passe ainsi d’une communauté inventive à un projet qui vise à assurer une reproductivité de la création (même si c’est à des degrés divers).

Actuellement, les démarches d’assurance-qualité (norme ISO) assurent très souvent cette fonction de rationalisation par la codification des pratiques partenariales. La formalisation bien décrite par Michel Callon et Maurice Cassier met en avant, pour expliquer le processus de rationalisation, la question des droits de propriétés21. Généralement, ce cadrage est l’enjeu de renégociations mais il structure le découplage.

La matérialisation. Les communautés peuvent être des dispositifs où l’invention est constante, mais non capitalisée : au mieux les inventions sont portées par des équipes et subissent un phénomène d’essaimage au sein de réseaux. On connaît à ce titre le danger que le management prend en s’intéressant de trop près à la rationalisation d’une collaboration, alors qu’il faut au contraire laisser prospérer la logique du « laisser-faire »22. Face à cette situation, notre corpus montre que la rationalisation, en fait, s’opère par le produit du partenariat. Les objets permettent de dépasser les interactions en face à face et favorisent le partage des tâches23. On retrouve là une dimension bien éclaircie, depuis notamment les travaux de Laurent Thévenot ou de Bruno Latour, sur l’importance des objets dans la conduite de l’action24.

20. Grosseti M., Bès M-P., 2001 : op. cit.

21. Callon M., 1999 : « Une contribution de la sociologie à l’analyse des externalités », in Foray D., Mairesse J., Innovations et performances : approches interdisciplinaires, Paris, EHESS, p. 399-432. ; Cassier M., 2002 : « Bien privé, bien collectif et bien public à l’âge de la génomique », in Revue Internationale des Sciences Sociales, n° 171, Paris, Unesco, p. 95- 110.

22. Wenger E. C., Snyder W. N., 2000 : « Communauties of practice : the organizational frontier », in Harvard Business Review, janvier-février, p. 139-145.

23. En suivant la mise en récit de nos partenariats, nous avons observé que la réalisation de prototypes, la fabrication d’objets techniques à l’unité ou en présérie imposent notamment un rythme, des délais, aux différents acteurs. En réglant la temporalité, les objets acquièrent une autonomie, car ils déterminent l’ordre de l’action. Au final, les créateurs se retrouvent au service de leur innovation et des process de fabrication.

24. Latour B., 1994 : « Une sociologie sans objet », in Sociologie du Travail, n° 36, p. 587- 607. ; Conein B., Thévenot L., 1997 : Cognition, Information et Société, Raisons Pratiques, n° 8, Paris, Editions de l’École des Hautes Études ; Vinck D., 1999 : « Les objets intermédiaires dans les réseaux de coopération scientifique. Contribution à la prise en compte

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Ces divers processus de passage forment des repères pour décrire le lien, structurellement toujours présent, entre collégialité et modes de rationalisation. On voit, là aussi, l’importance de ces mécanismes complexes (matériels, techniques, charismatiques ou amicaux), ce que nous avons déjà nommé comme les entours du partenariat, pour assurer la dynamique de l’innovation.

Qualification du savoir et modalités d’appropriation

Nous voudrions relever une dernière dimension de ce que nous désignons par entours du partenariat, car il nous semble équitable de tempérer l’orientation selon laquelle le partenariat conduirait à un basculement du savoir, c’est-à-dire à un changement de sa qualification lors de son appropriation par les partenaires. Quel est cet entour ?

Notre enquête laisse voir que les communautés de pratiques jouent avec les distinctions bien privé/bien public. On peut dire que la tendance à la privatisation des connaissances coexiste avec la tendance à la liberté d’accès et à la libre diffusion des connaissances. Dans le partenariat, il y a une marge d’action entre ce qu’on appelle le « modèle du commun » et le « modèle de la privatisation » quand il s’agit de procéder à l’appropriation des résultats25. Pour expliquer les variations produites, nous voudrions avancer l’idée que le partenariat favorise l’expression de différents

« formats de connaissance », c’est-à-dire de strates ou de multi-niveaux du statut du savoir. A titre d’hypothèse et pour nous faire comprendre, nous voudrions transposer la perspective de Maurice Godelier à travers sa notion d’« aliénation » qui constate l’existence, en proportions diverses, selon les sociétés, de trois catégories d’objets :

– des objets marchandises. Ce sont des objets que l’on vend et qui se détachent complètement des personnes et des groupes qui les vendent. Selon cette acception, le savoir peut être breveté et la connaissance devient une marchandise comme une autre. Ainsi, par exemple, avec l’essor des médicaments génériques, on en vient à

« oublier » aussi bien l’inventeur que l’industriel qui sont à l’origine du médicament.

La marchandisation de la science est donc possible. Et de ce point de vue, aujourd’hui, les propriétaires de gènes, particulièrement les sociétés de génomiques, utilisent leurs positions pour construire des marchés réservés comme celui des tests.

Ainsi, les gènes du cancer du sein brevetés par Myriad Genetics font que toutes méthodes de tests génétiques qui sont développés par de nombreux laboratoires cliniques tombent sous le coup de ces brevets ;

– des objets aliénables et aliénés. On trouve ensuite, deuxième catégorie, des objets que l’on vend et qui sont donc aliénés parce que vendus, mais restent aliénables dans la mesure où quelque chose de leur donateur reste à l’intérieur de la des objets dans les dynamiques sociales », in Revue Française de Sociologie, n° 2, p. 385- 414.

25. Heller M., Eisenberg R., 1998 : « Can patents deter innovation ? The anticommons in biomedical research », in Science, vol. 280, 1.

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chose achetée. Alexander Fleming est, pour le monde entier, le découvreur du premier antibiotique : la pénicilline. Il travaillait pour le fabricant de vaccins Wright.

Aujourd’hui l’industriel a été oublié et on est loin, dans ce cas, du modèle marchand dans lequel le brevet efface le rôle de l’inventeur, transformé en mercenaire anonyme de l’innovation. L’envol de Linux, observé notamment par Pekka Himanen encourage la reconnaissance de cette catégorie de biens26. En effet, les hackers affirment la nécessité d’unir les forces dans le cadre du développement du logiciel libre tout en reconnaissant l’identité des inventeurs de chaque nouvelle version ;

– des objets inaliénables et inaliénés. Cette troisième catégorie, correspond aux objets qu’on ne peut ni donner ni vendre, mais que l’on doit conserver pour les transmettre, des objets inaliénables et inaliénés, qui sont aux yeux de Maurice Godelier les points fixes d’une identité ou d’un système social. A cette catégorie appartiennent les objets sacrés, mais aussi les constitutions des régimes démocratiques. Car, si l’on peut acheter des voix au moment des élections, on ne peut acheter une constitution. Dans le partenariat recherche-industrie, par exemple, la discipline scientifique en tant que « bien commun » est considérée comme un objet inaliénable et inaliéné. Le caractère absolu, voire sacré, des objets ou de certaines obligations comme la rigueur intellectuelle, constitue un défi pour les analyses. Dans les faits, l’obligation à laquelle on se soumet est relative (la décroissance de la force de l’interdiction est sensible au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la vie communautaire).

Incertitude, cadres de l’action et formes d’interdépendance

Au regard de ces trois entours (modalité de délibération, de découplage et d’appropriation), dans les cas rencontrés, la formalisation d’une règle légitime entre les partenaires institutionnels est en deçà ou en retard sur les pratiques réelles.

L’explication courante donnée est que, pour atteindre une mise en accord, les acteurs ne poussent pas au plus loin les limites du partenariat. En somme, ils soutiennent la construction de règles régressives.

Les règles de fonctionnement internes, quant à elles, mettent en évidence que l’incertitude est à la fois donnée par le partenariat, mais également par les acteurs de celui-ci.

Pour notre part, nous pensons que les éléments présentés conduisent à dire que le partenariat est un système qui se construit et se déconstruit, se stabilise et se déstabilise. C’est pourquoi nous reprendrons le terme de « configuration » pour définir un partenariat. En effet, Norbert Élias proposait de substituer la notion de configuration à celle de système : « Elle n’évoque pas l’idée d’une entité complètement fermée sur elle-même ou douée d’une harmonie immanente. »27

26. Himanen P., 2001 : L’éthique hackers et l’esprit de l’ère de l’information, Paris, Exits éditeurs.

27. Elias N., 1985 : La Société de cour, Paris, Flammarion, p. 149.

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Finalement, on doit convenir que la coorientation apparaît comme la pierre d’achoppement de toute configuration partenariale.

La configuration des cadres de l’action et leurs vulnérabilités

Qu’elle porte sur des comportements spontanés ou qu’elle intègre des comportements contraints ou volontaristes, la coorientation doit rendre compatibles les visions des différents acteurs. Pour expliquer la dynamique de la coorientation, nous proposons d’une part, de reprendre la notion de « cadre » inventée par Erving Goffman qui, dans le domaine recherche-industrie, permet de comprendre les partenariats et, d’autre part, d’analyser les vulnérabilités particulières de ces cadres.

L’idée de départ est la suivante : pour chaque partenariat, deux ou plusieurs cadres d’action coexistent. Ils peuvent fonctionner en étant soit superposés, soit parallèles, soit enfin, disjonctés. Mais qu’est-ce qu’un cadre ?

Dans son ouvrage Les cadres de l’expérience, Goffman traite, non pas de la structure de la vie sociale mais plutôt du sens que les individus donnent aux activités et de leur engagement dans cette vie sociale. « Toute définition de situation est construite selon des principes d’organisation qui structurent les événements – du moins ceux qui ont un caractère social – et notre propre engagement subjectif. Le terme de cadre désigne ces éléments de base. »28 Goffman estime que ces cadres sont « vulnérables » dans la mesure où ils relèvent de l’interprétation subjective des participants et que, par conséquent, ils peuvent être sujets à des transformations, à des glissements d’un cadre vers un autre, à des confusions, des erreurs de cadrages.

La superposition de cadres se produit lorsque deux ou plusieurs cadres fonctionnent ensemble sans qu’aucun d’eux ne domine. La superposition est

« parfaite » lorsque la situation est interprétable dans les différents cadres en présence. Par exemple, lors des premiers engagements fondateurs d’un partenariat.

Parfois, le glissement d’un cadre vers un autre cadre se produit lorsque les participants redéfinissent la situation par rapport à la situation initiale. Ainsi, un gestionnaire qui souhaite s’accaparer trop fortement les gains du partenariat, sera taxé d’« en faire trop ». Il s’opère là un glissement du cadre financier vers le cadre de la réalité. Cependant, il n’y a pas pour autant rupture totale de cadre et disparition du cadre des aspects financiers, car la rationalisation marchande n’est pas interrompue ; on reste encore dans le jeu, ce n’est pas encore totalement la réalité.

À l’extrême, le glissement peut se prolonger jusqu’à entraîner la disparition (ou l’effacement) d’un des cadres au profit d’un autre qui domine. C’est le cas des litiges sur les brevets qui se transforment en véritables bagarres et où la situation, collégiale au départ, cède le pas à une situation conflictuelle sérieuse. Ainsi, au début du processus de dégénérescence du partenariat, on parlera de « glissement »,

28. Goffman E., 1991 : Les cadres de l’expérience, Paris, Editions de minuit, p. 19.

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mais on parlera de « disparition » de cadre au moment où les indices de luttes (injonctions, conflits, contentieux...) manifestent clairement que l’interaction a totalement cessé d’être un échange amical et qu’elle prend un tour dangereux. Il y a alors disparition du cadre secondaire (le processus créatif) au profit du cadre primaire (le combat réel pour l’appropriation des résultats). La pluralité des cadres est une condition du découplage mais ne s’identifie au phénomène de découplage lui-même.

Souvent, il arrive que deux ou plusieurs cadres coexistent. Ainsi, pour un partenaire, un engagement est une promesse ; pour l’autre, il est évident que l’on joue. Le plus souvent les cadres ne sont pas superposés, mais fonctionnent en parallèle, de façon disjonctée : cela se produit lorsque chaque participant est engagé dans un cadre distinct de celui de l’autre et qu’aucun cadre ne domine. En effet, comme le souligne Goffman, on n’est jamais totalement engagé dans un seul cadre : on peut être à la fois engagé dans une activité principale (production de savoir) et porter en même temps son attention dans une activité latérale « hors-cadre » qui se produit au même moment (mise en place d’un processus délibératif). Il est ainsi possible d’être créatif, convivial et tolérant (activité principale) tout en sentant le besoin de décider (activité latérale). Le for intérieur de celui qui agit est en même temps « ailleurs ».

Au total, les dynamiques du partenariat sont toujours particulières et complexes dans la mesure où plusieurs niveaux coexistent. L’activité des partenaires d’une coopération recherche-industrie, leurs engagements et leurs relations conduisent à une alchimie où, pour réussir, chacun doit pouvoir faire coexister dans la durée plusieurs cadres. Et, tout au long d’un partenariat, on assiste à de multiples glissements et interprétations.

Flou de la coorientation et contrôle distribué

Dans ces situations, pour construire des relations raisonnables, fiables et durables, le flou ou le silence sont à la fois un espace de liberté, nécessaire pour l’ensemble des acteurs et un horizon où se créent (ou se préservent) des devenirs.

Pourquoi ?

Premièrement, on peut mettre en cause et critiquer le statut ambigu des règles.

Mais l’adaptabilité et l’imprécision des règles sont les conséquences de l’incertitude et des glissements de cadres. L’adaptabilité des règles est une des séquelles de l’incertitude, car, dans ce type de partenariat, on ne peut connaître ex ante les variables qui conduiront au résultat escompté.

En second lieu, dans le cadre d’un partenariat, chacun a un minimum de pouvoir pour influencer la conduite des autres. Fondamentalement, le partenariat active une relation de pouvoir. A notre sens, on ne peut comprendre les modalités officielles d’un partenariat sans les articuler au flou et aux écarts, c’est-à-dire à un art invisible de la coorientation. Précisément, nous avons constaté que les acteurs d’un partenariat se donnent des modalités opératoires qui prennent de biais toute action

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hégémonique de l’autre partie ou toute décision unilatérale irrévocable. Les configurations partenariales favorisent une régulation souple dans laquelle les limites du comportement sont présumées être connues pour chaque individu, et où chacun peut élaborer une position d’autorité satisfaisante, dont il est sûr, car il sait qu’il dispose de certaines méthodes pour contrôler collégialement ceux qui veulent ignorer son autorité.

Dans une vision positive de ce processus, les notions d’interdépendance et de marges d’actions apportent un éclairage non déterministe sur les processus de construction des configurations. Dans une vision négative, le processus est considéré comme une succession de tactiques qui rongent les règles du partenariat et les rôles qui y sont formellement affectés. Mais, réfutant une approche institutionnelle et même légaliste ou une autre conflictuelle, l’enquête met en évidence le caractère essentiel des relations interpersonnelles. En permanence, les membres d’un partenariat sont préoccupés de la solidarité des uns et des autres.

La qualité d’un partenariat s’évalue, pour ceux qui le vivent, de manière primordiale selon des critères d’une « qualité chaude », c’est-à-dire d’une qualité relative aux relations interpersonnelles, plutôt que d’une « qualité froide », technique. En conséquence, civilités, humour et convivialité sont des pratiques hautement valorisées, car les incertitudes sur la conduite de l’action peuvent être partiellement contrôlées par l’exercice de la tolérance. Et, ceux sont bien les entours qui, in fine, expliquent le mieux ce mécanisme de contrôle distribué.

Conclusions : linéarité et profondeur du partenariat

Le partenariat recherche-industrie est souvent décrit par la métaphore du transfert qui évoque un déplacement de la connaissance du lieu de sa construction au lieu de son usage. Le transfert de connaissances, ainsi entendu, serait assimilable à la circulation sociale et au partage des biens. Toutefois, la métaphore du transfert n’évoque aucune transformation, juste un mouvement linéaire, une sorte de voyage.

N’est-il pas temps de donner à ce type de partenariat un peu plus d’épaisseur ? Il est assurément discutable de vouloir présenter exactement le sens de ce que l’on peut faire et de ce que l’on peut dire avant de vivre un partenariat. Cela dit, l’espace d’indécision que constitue le partenariat est souvent présenté de manière négative : espace de conflits larvés ou espace de manipulation et d’imposition. Le processus partenarial repose en effet sur des incertitudes, sur des prises de risques et sur la mise en œuvre d’actions collégiales. C’est d’ailleurs grâce à celles-ci que le processus partenarial n’est jamais figé, toujours en devenir et susceptible d’évolutions. C’est pourquoi le jeu sur les cadres contribue positivement à la conduite d’un partenariat. Pour qu’un partenariat vive, c’est-à-dire pour permettre le débat, la rencontre et l’échange, il doit se fonder sur un registre « familier », où, à la fois, existent un souci de mise en commun et un souci commun (dans un sens de collégialité et pas seulement de bien commun). C’est ce qui donne une

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« consistance » au partenariat, autrement dit, c’est cette composition qui va donner un minimum requis de cohérence, et une certaine « épaisseur » sans laquelle il semble que le partenariat soit complètement creux, puisqu’il n’est que ce que la situation demande.

C’est bien parce qu’il est fragile que le partenariat nécessite et engendre la

« convivialité » et le « flou ». Il s’agit d’ailleurs plutôt d’une interaction constituée par un jeu sur les entours. Néanmoins, elle ne saurait être qu’un jeu puisque, s’inscrivant dans un contexte institutionnel déterminé, elle possède un but. En somme, un partenariat pour exister doit naviguer entre deux registres, celui du

« familier » et celui de « l’officiel ». Et bien malin celui qui serait capable de nous dire où passe exactement la coupure entre les institutions, les rôles et les qualités des objets, ce qui les unit, ce qui les sépare. Il est toutefois indispensable de constater ces moments flottants, avec leurs problèmes d’incongruité ou en tout cas de transitivité délicate, d’un registre à un autre, d’un engagement à un autre. Les tensions qui en découlent ne sont pas toutefois erratiques. Dans tous les cas que nous avons étudiés, les entours concernaient simultanément le rapport aux savoirs, à l’organisation et aux produits ou services réalisés.

Pour conclure, au terme de ce parcours, nous retiendrons de l’étude de la coorientation l’impossibilité de maintenir une dichotomie entre le « cognitif » et l’« affectif » dans la vie d’un partenariat. En fin de compte, nous avons découvert, de manière paradoxale, la nécessité pour l’apprentissage de construire un « espace protégé », ce que les sociologues nomment une « niche ». Avec la notion de cadres et d’entours, nous avons voulu insister sur l’idée que les partenariats ne peuvent exister qu’en étant partiellement opaques à eux-mêmes. C’est cette profondeur qui intéresse les sciences sociales.

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